Recours à la démocratie directe: d’où vient l’écart entre Vaud et Genève?

Les dynamiques politiques des deux cantons voisins sont différentes.
Les dynamiques politiques des deux cantons voisins sont différentes.
Steven Kakon
Publié jeudi 22 mai 2025
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#Votations Genève connaît une agitation démocratique que les Vaudois, très peu appelés à se prononcer sur des objets cantonaux, ignorent. A l’origine, des dynamiques politiques bien différentes. Enquête.

Vaud: pas de forte animosité

Les Vaudois n’ont eu à se prononcer sur aucun objet cantonal en 2024, la dernière votation remontant à 2023 avec l’initiative Pour la protection du climat et, avant celle-ci, à 2018 avec l’initiative Pour le remboursement des soins dentaires. Le dernier référendum facultatif - indicateur du degré de conflictualité politique - date de 2016. Pourquoi? La réponse est à trouver du côté du parlement. «Il n’y a pas de forte animosité», glisse l’ancien président du Grand Conseil Laurent Miéville (Vert’libéraux). «Les députés vaudois sont plus enclins à trouver des compromis et évitent dans la mesure du possible la confrontation directe», concède-il, avant de confier: «vu l’approche plus combative du Grand Conseil genevois je n’aurais probablement pas été tenté de faire de la politique à Genève».

Sur le même ton, l’actuel président du parlement vaudois Jean-François Thuillard (UDC) résume la situation. «A la fin des débats, tout le monde est à la fois content et déçu.» D’ailleurs, «nous avons eu très peu d’amendements au budget ces dernières années», illustre Alexandre Démétriadès (PS), député et membre de l’exécutif à Nyon, confirmant l’existence d’un «compromis dynamique». L’élu indique tout de même ressentir une «plus grande confrontation entre les partis, qui s’exacerbe depuis la majorité de droite au Conseil d’Etat en 2022». A ce titre, pour celui qui préside la commission des institutions et des droits politiques, «l’initiative pour la baisse d’impôts de 12% lancée par les milieux économiques, qui devra être soumise à votation, révèle une perte de leadership du Conseil d’État».

Initiative parlementaire exigeante

Bien que dotés du même droit d’initiative parlementaire1 que leurs homologues genevois, les députés vaudois en font un usage bien plus limité. Le secrétariat général du Grand Conseil vaudois indique que «les députés présentent rarement des nouveaux projets de lois, préférant modifier les textes existants». En 2024, les élus vaudois ont déposé cinquante motions (trente en 2023) et dix initiatives (sept en 2023), ces dernières comprenant les initiatives du canton auprès de l’Assemblée fédérale.

Comment l’expliquer? «L’initiative parlementaire est difficile à faire passer, alors que nous avons un équilibre gauche-droite avec deux blocs de forces égales qui ne peuvent imposer leurs lois», considère Laurent Miéville. Ce sont d’ailleurs les Vert’libéraux qui font souvent pencher la balance. De plus, «l’initiative est exigeante, car elle demande des connaissances juridiques, sachant que nous n’avons pas de service sur lequel nous appuyer». Selon lui, «même la motion est compliquée, un postulat passe plus facilement». «On favorise la motion qui permet d’exposer une problématique qui vient se greffer à une loi existante», glisse de son côté Nicolas Suter, chef de file PLR. Cette culture du compromis favorisée par l’équilibre en place au parlement vaudois contribue à expliquer le très faible recours au référendum facultatif dans le canton, dans la mesure où les lois votées sont plus consensuelles. La démocratie directe n’est pas affaiblie pour autant, puisque sept initiatives populaires sont en attente d’être soumises au vote.

Au niveau communal, treize votations ont été tenues en 2024, sept en 2023 et onze en 2022. Certaines initiatives cantonales ont largement dépassé le nombre de signatures requis, fixé à douze mille, à l’instar des deux initiatives vaudoises Pour un salaire minimum cantonal qui ont réuni plus de seize mille signatures chacune et celle Pour une baisse d’impôts pour tous, qui en a reçu plus de vingt-huit mille. D’autres, au contraire, ont été abandonnées faute d’avoir atteint le nombre requis.

Récolte de signatures difficile

A cet égard, Steven Tamburini, porte-parole du mouvement Ag!ssons, à l’origine d’initiatives populaires, pointe un «problème de conditions d’accès à la démocratie» lié aux règles en vigueur. Pour lancer un référendum, «il est très difficile de récolter autant de signatures en nonante jours», juge-t-il, cela indépendamment du fait que le nombre de signatures minimum soit proportionnel à la population du canton. «De plus, un tiers des personnes n’a pas les droits politiques», avance-t-il. Quant au faible recours au référendum par rapport à l’initiative, «on met l’accent sur les réformes nationales, car nous préférons nous focaliser sur des niveaux où ça compte», explique-t-il.

Comme Steven Tamburini, Alexandre Démétriadès est d’avis que le territoire vaudois, dont la population est distribuée inégalement, est moins favorable à la récolte de signatures en comparaison au territoire genevois, beaucoup plus concentré. Relevons enfin qu’à Genève, plusieurs objets fiscaux ont été soumis au vote, sachant qu’il existe un référendum facilité à cinq cents signatures pour ces enjeux.

1 Comme à Genève, le dépôt individuel d’un projet de loi par les députés est permis sans seuil minimal de signatures. Le processus inclut une phase de contrôle de recevabilité par le Bureau du Grand Conseil et une collaboration avec le Conseil d’État pour l’élaboration du préavis. À Genève, le projet est directement renvoyé en commission après dépôt, sans étape de filtrage.


Genève: forte polarisation

A Genève, la démocratie est en ébullition: en 2024, les citoyens ont été invités à se prononcer sur dix-sept objets cantonaux. Auxquels s’ajoutent quatorze objets communaux et douze fédéraux. Record battu!

En scrutant de plus près les archives genevoises, on observe que de nombreux textes soumis au peuple en 2024 et 2023 sont des projets de lois (modifiant ou non la Constitution) rédigés par des députés et non des initiatives populaires ou des projets de loi émanant du Conseil d’Etat. Ces projets font l’objet de référendums obligatoires lorsqu’ils touchent la Constitution, ou de référendums facultatifs lorsqu’ils concernent des lois attaquées. A Genève, en 2023, sur les cent soixante-quatre projets de lois déposés, septante-sept proviennent des élus du Grand Conseil (47%) et quatre-vingt-sept du Conseil d’Etat, peut-on lire dans le rapport de gestion du Grand Conseil. Nonante-deux motions ont été déposées par les députés. Selon les données obtenues auprès de la chancellerie d’Etat, le nombre de référendums facultatifs lancés (non votés) a connu un pic en 2024: huit contre quatre en 2023, trois en 2022 et un en 2017. Le recours fréquent à cet instrument est un indicateur de la forte conflictualité politique qui marque la vie politique genevoise. Dans son ouvrage Politique suisse – Institutions, acteurs, processus, mis à jour en 2024, Pascal Sciarini, professeur de science politique à l’Université de Genève, relate que «dans la période récente, Genève est le canton avec le plus grand nombre de votations au titre du référendum facultatif».

Emiettement

Sollicité, Pascal Sciarini explique cette dynamique. «À Genève, il existe une polarisation marquée entre la droite et la gauche sur des questions économiques, fiscales et sociales, mais aussi sur l’intervention de l'État.» Il note également un deux-ième axe de tensions: celui de la modernisation sociétale et culturelle, avec notamment des débats autour de l’intégration des étrangers. Ces divergences sont exacerbées par «l’émiettement des forces politiques» dans le canton de Genève, contrairement au canton de Vaud, où le paysage politique reste plus homogène, dominé par deux ou trois formations: le PLR, le PS et Les Verts.

Le politologue prend également l'exemple du canton de Berne où, bien qu’onze partis soient représentés au parlement, le système est moins fragmenté en raison du poids prépondérant de quelques partis politiques.

«Les projets de loi déposés par les députés sont moins consensuels, puisqu’ils reflètent la position d’un parti, ce qui peut expliquer le plus grand recours au référendum facultatif», analyse Pierre Nicollier, président du PLR au Grand Conseil genevois, rappelant que, contrairement à ces textes, ceux proposés par le Conseil d’État bénéficient de facto de compromis qui permettent de dégager une majorité. L’élu évoque un autre facteur. «Les syndicats sont plus offensifs à Genève et, étant donné que l’extrême gauche n’est plus représentée au parlement, ses seuls leviers restent les initiatives et référendums.» Le quorum (seuil électoral) fixé à 7% contre 5% dans le canton de Vaud contribue à l’exclusion de certains partis.

«Brutalisation»

Pour une socialiste, qui préfère conserver l’anonymat, «la capacité à jouer un rôle de contre-pouvoir est un des fondements de notre démocratie». Ce qui l’amène à affirmer qu’«on ne doit pas réduire Genève à la polarisation». Elle souligne l’importance de la transparence, en particulier grâce à la Cour des comptes, qui joue un rôle clé dans ce processus. Cependant, elle déplore une «brutalisation» du discours au sein du parlement. «Certains élus se lâchent davantage», appuie-t-elle, déplorant un «retour en arrière». Les différences organisationnelles entre les deux parlements accentuent probablement les antagonismes. «Dans l’hémicycle genevois, nous sommes les uns face aux autres, ce qui n’est pas le cas dans le canton de Vaud», illustre-t-elle.  

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