La santé des entrepreneurs est bonne mais exposée

Les entrepreneurs sont souvent seuls au sommet.
Les entrepreneurs sont souvent seuls au sommet.
Pierre Cormon
Publié mardi 15 avril 2025
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#Santé Les entrepreneurs sont exposés à des facteurs de risques différents que les salariés. Ils disposent aussi d’autre ressources, qui les contrebalancent.

Les employeurs sont tenus, de par la loi, de veiller à la santé de leurs employés. Mais qui se soucie de la santé des dirigeants de PME? Jusqu’aux années 2000, la réponse était: pas grand monde. Les études à ce sujet étaient rares et le thème quasiment absent du débat public. «La médecine du travail s’est développée autour des employés», remarque Jacques Pralong, spécialiste en médecine du travail et médecin responsable de la société SwissMedPro Health Services SA, basée à Genève. «Ce sont eux qui sont le plus exposés aux risques physiques, chimiques, biologiques et d’accidents.»

Le tableau change lorsqu’on adopte une approche plus globale de la santé. Les facteurs de risques tels que le stress, la surcharge de travail ou une hygiène de vie inadéquate n’épargnent pas les entrepreneurs. Or, leur santé a une importance particulière pour l’entreprise. Ils y jouent souvent un rôle central et leur absence pour cause de santé peut avoir de lourdes conséquences. «Plus la taille de l’entreprise est petite, plus les liens entre la santé du dirigeant et la santé économique et financière de l’entreprise sont forts», écrit Olivier Torrès, professeur à l’Université de Montpellier, dans l’ouvrage collectif La santé du dirigeant, qu’il a dirigé. A l’extrême, «la mort du dirigeant peut signer l’arrêt définitif de l’entreprise et son dépôt de bilan».

«Il est difficile d’approcher les entrepreneurs à ce sujet. Ils ont une image à défendre et peuvent craindre de paraître faibles en parlant de leur santé», constate Mathias Rossi, professeur à la Haute école de gestion de Fribourg. Il a fallu attendre les années 2000 pour que le thème prenne son essor dans la recherche, même s’il reste nettement moins traité que celui de la santé des salariés. Olivier Torrès a joué un rôle clé dans ce mouvement. L’observatoire Amarok, qu’il a fondé en 2009, a réalisé de nombreuses études en France, mais aussi au Maroc, en Suisse (sous l’égide de Mathias Rossi), au Japon et au Québec, grâce à ses antennes sur place. Elles ont permis de dresser un portrait plus précis de la santé des entrepreneurs.

Facteurs de risque

Ces derniers sont exposés à plusieurs facteurs de risque avérés.

  • Le stress, qui les accompagne souvent en permanence, «à tel point qu’ils n’y font plus attention», note Olivier Torrès. Ce sont notamment les problèmes avec les salariés qui les affectent le plus, ont remarqué les chercheurs.
     
  • La surcharge de travail. Alors que les employés travaillent en moyenne 40,2 heures, les salariés propriétaires de leur entreprise travaillent en moyenne 44,6 heures et les indépendants 48 heures, selon l’Office fédéral de la statistique. Ces horaires sont souvent dépassés. Les indépendants sans employé sont trente fois plus nombreux que les salariés à déclarer travailler plus de 62 heures par semaine et les entrepreneurs avec salariés cinquante fois. Ils dorment également moins que les salariés – une demi-heure de moins par nuit, selon une enquête française.
     
  • L’incertitude liée au carnet de commandes, aux rentrées financières, à la concurrence, aux nouvelles exigences réglementaires, etc. «L’entrepreneur n’est jamais sûr de rien, contrairement au salarié, qui peut en principe s’attendre à recevoir son salaire à la fin du mois», remarque Olivier Torrès.
     
  • La solitude. L’entrepreneur se trouve souvent seul à prendre des décisions potentiellement lourdes de conséquences, et son rôle peut l’empêcher de partager ses préoccupations dans son entourage professionnel. Cela peut engendrer une lourde charge psychique.

Facteurs de santé

«Si l’on s’en tenait à ces constats, on pourrait penser que la situation est terrible», remarque Olivier Torrès. «Pourtant, les enquêtes montrent que les dirigeants d’entreprise sont en meilleure santé que la moyenne. Cela s’explique par l’existence de facteurs qui font contrepoids aux facteurs de risque.»
 
  • La capacité d’adaptation. «Etre entrepreneur, c’est apprendre à s’adapter en permanence», observe Olivier Torrès. «Les entrepreneurs ont un rapport accéléré au temps. Ils ne supportent pas de le perdre dans des réunions interminables et se concentrent sur l’essentiel.»
     
  • Le sentiment de maîtriser son destin. «Le chef d’entreprise a davantage de pouvoir que le salarié pour changer ce qui ne le satisfait pas», remarque Jacques Pralong. Quand les choses marchent bien, il sent que c’est grâce à lui; quand elles vont mal, il a la possibilité d’agir pour les améliorer. C’est une motivation souvent mise en avant par les entrepreneurs pour expliquer leur choix de carrière.
     
  • La satisfaction professionnelle. Les chefs d’entreprise «rapportent de hauts niveaux de satisfaction professionnelle», remarquent Mathias Rossi et Yosr Ben Tahar, PhD en entrepreneuriat, professeure associée au département management de la Paris School of Business, dans l’ouvrage La santé des dirigeants. C’est la clientèle qui procure les émotions positives les plus intenses, selon une enquête réalisée auprès de trois cents entrepreneurs français. De manière générale, les facteurs relationnels (climat social, implication du personnel, relations entre associés) sont ceux qui contribuent le plus à la satisfaction du dirigeant, encore davantage que les résultats financiers.
     
  • L’endurance. Les entrepreneurs ont l’habitude d’affronter des difficultés et de les surmonter. La surcharge de travail est parfois vécue comme un événement positif: si l’on travaille beaucoup, c’est parce que le carnet de commandes est bien rempli, ce qui est source de satisfaction. 
     
  • L’optimisme. L’entrepreneur est tourné vers l’avenir et développe des projets, ce qui est bénéfique pour la santé.
     
Les études donnent à penser que malgré les facteurs de risque, les entrepreneurs sont en moyenne en meilleure santé que le reste de la population. C’est la conclusion à laquelle a conduit une analyse des résultats de l’Enquête suisse sur la santé en 2007, par Mathias Rossi et Redina Berkachy. «Les entrepreneurs de notre échantillon se disent légèrement en meilleure santé que les autres catégories professionnelles et souffrent effectivement plutôt moins de troubles physiques ou de détresse psychologique», écrivent les auteurs. Ils déclarent moins souvent souffrir de maux de dos ou de maux de tête que les salariés, selon une étude de l’Observatoire Amarok. Ils ont aussi une meilleure tension artérielle, a constaté une étude allemande. Le diabète fait exception. «C’est probablement lié au manque de sommeil», note Olivier Torrès. Les entrepreneurs sont aussi plus exposés au surpoids (mais moins à l’obésité), sans doute parce que leur mode de vie les empêche de s’alimenter de manière optimale.
 
«Il faut tenir compte d’un probable effet de sélection», note Mathias Rossi. «Les personnes qui ont une santé fragile se lancent plus rarement dans l’entrepreneuriat ou y restent moins longtemps, particulièrement en Suisse, où il est moins difficile de trouver un autre emploi.»
 
Les dirigeants de certains secteurs sont particulièrement exposés, selon les données récoltées en France grâce à l’application Amarok E-santé (lire ci-dessous). C’est le cas dans le bâtiment, un secteur particulièrement concurrentiel. Dans les transports routiers, où ils sont poussés à investir lourdement pour renouveler leur flotte dans l’optique du tournant énergétique, malgré leurs faibles marges. Dans l’agriculture également, où les longues heures de travail se conjuguent avec de faibles revenus et une pression réglementaire et sociétale énorme. Chez les experts-comptables, enfin, qui «ont été particulièrement sollicités pendant la pandémie et qui vivent souvent le syndrome du bon élève, contraint de fournir une bonne réponse à toutes les questions», remarque Olivier Torrès.


Comme un deuil

Certains événements sont aussi particulièrement difficiles. C’est le cas des licenciements et de la transmission de l’entreprise. «Les entrepreneurs ont souvent un rapport existentiel avec leur entreprise. Tout prend une dimension personnelle très forte», poursuit-il. L’événement le plus difficile est celui du dépôt de bilan. Celui qui y est confronté passe souvent par un processus similaire à celui du deuil d’un être cher, ont remarqué les chercheurs. Il se déclare nettement plus souvent en mauvaise santé psychique ou mentale que les autres entrepreneurs et se trouve plus facilement en burn-out. La faillite peut même mener au suicide. Bref, la situation des entrepreneurs est paradoxale. «Ils sont plutôt en bonne santé, mais vivent sur la corde raide, à la merci d’un accident ou d’un burn-out», résume Mathias Rossi. «Contrairement aux dirigeants de grandes entreprises, ils ont rarement les moyens d’engager un coach sportif ou un nutritionniste personnel qui s’adapte à leurs contraintes d’horaires.» Ils doivent donc être vigilants.

Un outil conçu pour les entrepreneurs

Plus de vingt-six mille entrepreneurs ont procédé à des évaluations anonymes de leur santé grâce à un outil numérique qui leur est spécifiquement destiné, Amarok E-santé, conçu par l’observatoire Amarok à partir des résultats de la recherche scientifique. Différents organismes liés à l’entrepreneuriat le proposent à leurs membres, comme la Fédération française du bâtiment, l’association faîtière des vétérinaires libéraux en France, Agriculture et territoires au Québec et autres organismes liés à la santé au travail. L’outil n’est pas encore disponible en Suisse. La recherche a permis de dégager une liste de trente facteurs engendrant du stress (les stresseurs) et de vingt-huit facteurs engendrant de la satisfaction (les satisfacteurs). L’outil permet d’évaluer le poids que prend chacun d’eux dans la vie d’un entrepreneur et d’en tirer un tableau détaillé, ainsi qu’un score global. «Dans 60% des cas, la balance est positive: les satisfacteurs pèsent plus lourd que les stresseurs», relève Olivier Torrès. 
Si ce n’est pas le cas, Amarok E-santé déclenche un test de détection du burn-out, basé sur dix questions. Si le seuil d’alerte est dépassé, l’outil propose à la personne de prendre contact avec un professionnel de la santé au travail. 

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