Isolation: le mieux peut être l’ennemi du bien

Il arrive un moment où multiplier les couches d’isolant est contre-productif.
Il arrive un moment où multiplier les couches d’isolant est contre-productif.
Pierre Cormon
Publié vendredi 18 novembre 2022
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#Bâtiment A partir d’un certain point, les épaisseurs d’isolation supplémentaires ne suffisent plus à compenser les émissions de CO2 engendrées par leur fabrication.

Quel bâtiment est-il meilleur pour le climat? Celui qui est chauffé avec des pellets de bois et une pompe à chaleur et dispose d’une couche d’isolation de douze centimètres de polystyrène extrudé (XPS), ou son frère jumeau, dont la couche d’isolant, dans le même matériau, est deux fois plus épaisse? Le premier, répondent trois chercheurs de Fribourg et de Grenoble dans un article1. S’il émet davantage de CO2, étant moins bien isolé, ce surcroît est nettement moindre que celui qui a été nécessaire à fabriquer et éliminer l’isolant supplémentaire utilisé dans le second bâtiment. Il ne s’agit cependant pas du seul élément à prendre en considération; il doit être mis en relation avec d’autres indicateurs, estiment les experts. Pour comprendre le problème, il faut avoir une chose en tête.

Le premier centimètre d’isolant a plus d’effet que le deuxième, qui en a plus que le troisième, et ainsi de suite. «En revanche, la fabrication des deuxième, cinquième ou vingtième centimètres d’isolant dégage autant de CO2 que celle du premier», explique Thomas Jusselme, l’un des auteurs de l’article, professeur à la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg au sein de l’institut de recherche Energy. Arrive donc un moment où ajouter de l’isolant ne compense plus le CO2 dégagé lors de sa fabrication. En langage technique, ce point d’inflexion est appelé épaisseur optimale d’isolation.

Paramètres

Cette épaisseur varie en fonction de plusieurs paramètres, comme la distance sur laquelle le matériel a été transporté. Le type d’énergie utilisé pour chauffer le bâtiment joue notamment un rôle majeur: le point d’inflexion sera plus élevé si l’on se chauffe au mazout qu’aux pellets de bois.

«Le standard, pour les nouveaux bâtiments, est cependant une pompe à chaleur associée à des énergies renouvelables», constate Thomas Jusselme. «Cela peut rendre les épaisseurs supplémentaires d’isolation beaucoup plus vite contreproductives, puisque le chauffage émet des quantités plus limitées de CO2». Un vieux bâtiment chauffé au mazout peut en revanche accroître l’épaisseur d’isolation de manière beaucoup plus substantielle avant de dépasser le point d’inflexion. Dans la pratique, il sera même difficile de l’atteindre: des contraintes techniques limitent généralement l’épaisseur d’isolant que l’on peut poser lors de rénovations.

Dérivés du pétrole

Le matériau isolant joue aussi un grand rôle. Chacun d’eux connaît un point d’inflexion différent. Le problème soulevé par les chercheurs concerne ceux dérivés du pétrole, comme le polystyrène expansé non recyclé, le polyuréthane et le XPS. Or, il s’agit des plus utilisés. «Une nouvelle construction typique est faite en béton, avec du polystyrène expansé non recyclé et une couche d’enduit», remarque Thomas Jusselme. «Ce sont des matériaux relativement bon marché et faciles à mettre en œuvre.»

Le problème n’a en revanche pas été constaté pour des matériaux tels que la laine de verre, les panneaux de bois ou la fibre de cellulose. «Si l’on utilise ces derniers, construire selon les normes Minergie-P ou SIA/180 ne devrait pas conduire à dépasser l’épaisseur optimale d’isolation», explique Thomas Jusselme.

Valeurs élevées

Conclusion: «Les standards actuellement obligatoires dans les cantons, qui exigent des valeurs d’isolation élevées, devraient obligatoirement être associés à des valeurs maximales d’empreinte carbone des matériaux, afin de ne pas dépasser le point d’inflexion et dégager plus de CO2 que nécessaire», explique Thomas Jusselme.

«Si l’on se concentre sur les émissions de CO2, nos résultats concordent avec ceux de l’article dans certains cas», réagit Stéphane Citherlet, responsable du groupe thématique de compétence Energétique du bâtiment et solaire thermique de la Haute école d’Ingénierie et de gestion du canton de Vaud. Son équipe et lui-même se sont penchés sur cette question sur mandat de l’Office fédéral de l’énergie, en 20152.

Dans la majorité des autres cas examinés par l’étude, l’épaisseur requise par les normes Minergie-P ou SIA/180 sont inférieures à l’épaisseur optimale d’isolation, du point de vue des émissions de CO2. Autrement dit, dans ces cas, le respect des normes ne peut pas être néfaste pour le climat.

Énergie primaire

«Il ne s’agit pas d’un critère suffisant pour déterminer quel est le couple système de chauffage/isolant le plus intéressant», précise Stéphane Citherlet. «Un autre indicateur doit être pris en considération dans les écobilans de la construction: la consommation d’énergie primaire non-renouvelable (c’est-à-dire celle qui est directement issue des ressources d’énergie non-renouvelables comme les énergies fossile, nucléaire et les forêts primaires - ndlr). C’est ce que préconisent différents organismes nationaux et internationaux, comme la Société suisse des ingénieurs et architectes (SIA). Il ne s’agit en effet pas seulement de préserver le climat, mais également les ressources énergétiques.»

Lorsqu’on prend en compte ce facteur, les épaisseurs d’isolations requises par les normes et labels sont inférieures à l’épaisseur optimale d’isolation, selon les recherches de Stéphane Citherlet et de son équipe. Autrement dit, le respect des labels de construction durables comme Minergie-ECO ou SNBS (le standard SNBS - Standard Nachhaltiges Bauen Schweiz - est une initiative de l’Office fédéral de l’énergie qui s’inscrit dans le cadre de la stratégie de développement durable de la Suisse 2012-2015 et 2016-2019 du Conseil fédéral - ndlr) n’entraîne généralement pas d’épaisseurs d’isolation supérieures à l’optimum, si l’on considère ces deux indicateurs. «Nous encourageons toujours d’examiner ces deux indicateurs pour effectuer le choix le plus judicieux», conclut-il.

«Je suis d’accord», réagit Thomas Jusselme. «Lorsqu’on réalise un bilan environnemental, on peut analyser une quinzaine de critères différents, comme la préservation des ressources en eau, de la biodiversité, etc. Un produit optimal selon un indicateur ne le sera pas forcément selon un autre. Nous voulons cependant apporter un éclairage sur le carbone, car c’est un sujet dont on débat beaucoup aujourd’hui.»

1L. H. Neves Mosquini, V. Tappy, T. Jusselme, A carbon-focus parametric study on building insulation materials and thicknesses for different heating systems: a Swiss case study, une publication IOP Conference series: Earth and Environmental Sciences 1078 (2922)012102, disponible en ligne.

2Office fédéral de l’énergie, Projet ECO-Reno Rénovation à faibles impacts environnementaux dans le domaine de l’habitation, rapport final, septembre 2015, disponible en ligne.

Le coût, un facteur extrêmement instable

Et le coût, dans tout cela? S’il s’agit d’un critère très important pour les maîtres d’ouvrage, il est extrêmement instable quand on prend en compte l’ensemble du cycle de vie d’un bâtiment. «Nous réalisons régulièrement des classements des solutions les plus avantageuses du point de vue économique», raconte Stéphane Citherlet. «Six mois plus tard, les résultats ne sont plus les mêmes.»

Le coût des énergies varie en effet constamment, sous l’influence de différents facteurs. «Lorsque l’Italie du Nord a décidé de subventionner les chauffages à pellets de bois, la demande a augmenté et les exportations de ce matériau vers l’Italie aussi», illustre Stéphane Citherlet. «Les prix ont donc monté en Suisse.» Quant aux prix des énergies fossiles et de l’électricité, l’actualité récente s’est chargée de montrer à quel point ils peuvent varier brusquement.

Conclusion: une décision prise uniquement selon le critère coûts risque de s’avérer contre-productive. «C’est le message que nous faisons toujours passer: ne prenez pas qu’un critère de choix en compte, d’autant plus que les critères environnementaux sont beaucoup moins volatils que les indicateurs financiers», répète Stéphane Citherlet. «Examinez plusieurs indicateurs.»

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