Les PME suisses apprennent à surfer sur la vague de l’intelligence artificielle
L’intelligence artificielle est de plus en plus présente dans nos vies et bouleverse notamment le monde du travail. Faut-il en avoir peur?
Flavia Giovannelli
Publié vendredi 17 octobre 2025
Lien copié
#Révolution
L’intelligence artificielle remplaçant un avocat, rédigeant des rapports médicaux, corrigeant des bilans comptables ou prédisant une panne mécanique: ces exemples se glissent désormais dans notre actualité quotidienne, bouleversant le monde du travail.
L’annonce de l’obsolescence imminente de professions variées due à la généralisation de l’usage de l’intelligence artificielle (IA) inquiète. Or, l’IA véhicule encore bien des mythes et des vagues de fabulation flirtant parfois avec la prophétie. Un tour d’horizon en Suisse romande permet de mesurer ce qui se joue, avec une importante question à la clé: assistons-nous à une révolution sans précédent?
La plupart des experts ou témoins que nous avons rencontrés reconnaissent que la situation suscite à la fois de l’enthousiasme face à un potentiel fascinant et de l’inquiétude face à un bouleversement difficile à appréhender. Commençons donc par quelques thématiques récentes qui circulent.
C’est une avancée technologique majeure
Oui et non. Les algorithmes utilisés par les chatbots des géants (ChatGPT, Gemini), aussi mystérieux soient-ils, ressemblent à ceux déjà connus depuis quelques années. L’innovation résiderait-elle alors dans la capacité à traiter un volume vertigineux de données de manière intelligente et instantanée? En réalité, il s’agit surtout du fruit d’une progression continue et prévisible.
Ce qui change vraiment, c’est la rupture d’usage. Jusqu’à récemment, les géants du numérique - Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft - gardaient leurs technologies pour eux, en limitant l’accès au grand public. Les nouveaux arrivants - OpenAI, Stability, Midjourney - ont pris le chemin inverse: ils laissent les utilisateurs expérimenter, adapter, s’approprier ces outils. On peut désormais calibrer son IA sur mesure, comme un instrument personnel.
Des modèles variés d’IA sortent du bois
La bataille est lancée pour mettre sur le marché, en version payante ou libre, des modèles d’IA préentraînés accessibles au grand public. Contrairement au mastodonte ChatGPT, ils ne dépendent pas d’une plateforme centralisée. Ils peuvent être intégrés dans un logiciel, reliés à d’autres services ou redistribués à des utilisateurs tiers. Chaque nouveau modèle devient ainsi une variation d’un modèle initial, un peu comme dans le domaine médical où chaque souche donne naissance à un variant.
Apertus, la tentative souveraine suisse
Avec Apertus, l’EPFL, l’ETH Zurich et le Centre suisse de calcul lancent une stratégie d’IA fondée sur la souveraineté, la transparence et la confiance locale. Ce modèle de langage est en open source: architecture, poids, données d’entraînement, recettes, tout est documenté et accessible. Les versions disponibles sont conçues pour couvrir plus de mille langues, avec près de 40% de données non anglophones, ce qui renforce son caractère multiculturel et inclusif. En résumé, la Suisse veut reprendre la main en investissant dans cette voie. Apertus pourrait devenir une brique technologique suisse, un socle de confiance sur lequel d’autres entreprises ou administrations bâtiront leurs services.
L’atout des hautes écoles: la proximité du terrain
Fondé fin 2023, le Swiss AI Center a pour mission d’accélérer l’adoption de l’intelligence artificielle (IA) dans la transition numérique des PME suisses. Entièrement financé jusqu’à fin 2026 par la HES-SO, le projet ambitionne de mobiliser les compétences issues des cinq écoles d’ingénierie, donnant ainsi accès à plus de cent chercheurs actifs dans le domaine de l’IA, une densité remarquable sur le territoire.
À l’époque, on en était encore aux prémices de l’intérêt suscité par le déploiement des solutions d’intelligence artificielle, dont on pressentait déjà qu’elles allaient transformer les perspectives entrepreneuriales. L’objectif: accroître la compétitivité des entreprises, limiter les délocalisations et créer de nouvelles compétences à l’interface entre la recherche académique et les applications concrètes de l’IA.
Sébastien Rumley, professeur associé à la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg, fait partie de l’équipe fondatrice. «Nous sommes satisfaits des premiers résultats. Nous organisons les AI Days, des événements annuels qui rencontrent un grand succès, ainsi que des ateliers pratiques. Nous intervenons également pour cartographier les besoins», précise-t-il.
Les demandes formulées par les entreprises sont souvent simples sur le papier. Un entrepreneur souhaite par exemple automatiser ses mailings ou ses retours de commandes, comme le font les géants du commerce. Mais la collecte de données pertinentes n’est pas toujours aussi systématisée que dans une grande structure. Il faut donc apprendre à les organiser, puis à choisir le bon outil. Sébastien Rumley emprunte une comparaison avec la mode: l’accompagnement s’apparente davantage à du sur-mesure qu’à du prêt-à-porter.
Et la suite? Pérenniser le projet afin de mieux fédérer les forces et de tirer parti des ressources des hautes écoles, par nature proches du terrain. Car face à l’effervescence du secteur, les PME savent qu’elles ne peuvent plus se permettre de rester en marge.
«L’humanité doit rester le chef d’orchestre»
Patrick Bellair porte deux casquettes: celle de formateur, qui le conduit à dispenser des cours, notamment à la FER Genève, et celle de consultant en implémentation de solutions d’intelligence artificielle (IA) au service des entreprises. Ces deux rôles l’amènent à côtoyer des publics très variés. Passionné d’IA depuis plusieurs années, il a vite compris qu’il serait risqué de rester au bord de la route. Depuis, il ne cesse d’adapter ses formations. D’une part pour intégrer les nouvelles pratiques, d’autre part pour mieux affiner la réponse à la demande réelle des professionnels.
Pour lui, la crainte que suscite l’IA n’a rien de nouveau. L’histoire regorge d’exemples où chaque progrès technologique a d’abord effrayé avant d’être adopté. Patrick Bellair cite volontiers un passage du Phèdre de Platon, où Socrate rapporte un mythe égyptien: le dieu Thot, inventeur de l’écriture, présente son œuvre au roi Thamous. Celui-ci lui répond que cette invention sera à la fois un remède et un poison, selon l’usage qu’on en fera. «C’est pareil pour l’IA», explique-t-il. «Aujourd’hui, il est fondamental de se familiariser avec ces outils, capables de décupler la créativité à la condition de savoir les manier. Le vrai danger, c’est l’immobilisme: la course est lancée et, demain, il sera trop tard pour rattraper ceux qui auront pris de l’avance.»
Patrick Bellair recommande aussi de ne pas se laisser intimider par les discours alarmistes autour de la sécurité ou de la perte de contrôle. Lors de ses cours d’initiation, il constate que la majorité des participants possède un niveau assez similaire. «Presque tout le monde a déjà testé une IA conversationnelle, mais souvent avec des requêtes que pourrait faire ma grand-mère!» s’amuse-t-il. «Si on reste à ce stade basique, l’IA redescend à ce niveau. Son plein potentiel reste inutilisé, alors qu’il est à portée de main, ergonomique et accessible sans compétences techniques, contrairement à la programmation.» Quant à la peur d’une domination de la machine, il relativise. «L’humain doit se doter des moyens de rester le chef d’orchestre.»
Pour les futurs apprenants, le conseil est clair: oser se former, expérimenter, pratiquer. L’enjeu n’est pas seulement de suivre la tendance, mais de développer une vraie agilité face à un outil qui évolue sans cesse. «Il ne suffit pas d’assister à un cours: il faut nourrir sa curiosité, tester, échanger, et rester en mouvement. C’est la seule manière de ne pas régresser», conclut Patrick Bellair.
L’Internet des objets qui répond à la voix
OrbiWise est l’une des rares entreprises en Suisse à développer avec succès des technologies pour l’Internet des objets (IoT). L’entreprise s’est notamment fait connaître pour ses logiciels capables de collecter et d’exploiter les données issues de divers capteurs - qu’il s’agisse de mesurer le taux de pollution, le bruit ou autres risques - dans le cadre de projets de smart cities ou d’applications industrielles.
Domenico Arpaia, directeur général, s’apprête à annoncer dans les prochaines semaines une innovation dont il attend beaucoup: un logiciel permettant d’effectuer toutes ces tâches... à la voix. «Je crois que nous sommes les premiers à en être capables», relève-t-il. Il suffira, par exemple, de lancer une requête du type: «je veux que tu m’identifies un certain type de bruit dans le quartier de Cornavin» pour que la machine rende son diagnostic presque en temps réel.
Récemment, OrbiWise a également mis au point un dispositif très innovant permettant de surveiller de manière autonome, du début à la fin, la mesure de la pollution sonore. Cette solution comprend des fonctionnalités d'IA sophistiquées et à faible consommation d'énergie qui permettent d’identifier de manière très précise les différents types de sons (ambulance, cris, aboiement de chien, etc.). «De tels développements, qu’il s’agisse de software ou de logiciel, représentent la face émergée de l’iceberg d’un énorme travail de recherche et développement réalisé en collaboration avec la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève. Les phases de test et d’amélioration ont été longues; il a donc été essentiel d’être accompagnés par les ingénieurs de cette haute école pour concevoir et programmer des objets connectés capables de communiquer entre eux et avec des systèmes plus larges.»
En autorisant les services tiers, vous acceptez le dépôt et la lecture
de cookies et l'utilisation de technologies de suivi nécessaires à leur
bon fonctionnement. Voir notre politique de confidentialité.