Impact des plateformes numériques sur la location de services
Location de services ou non? Le Tribunal fédéral a jugé une affaire complexe.
Photo Mart Productions
David Ternande
Publié jeudi 10 avril 2025
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#Droit du travail
Questions cruciales pour les entreprises qui utilisent des plateformes numériques pour leurs activités de livraison.
Le Tribunal fédéral a récemment rendu un arrêt important concernant l'assujettissement d'une société de livraison de repas à la loi fédérale sur le service de l'emploi et la location de services (LSE)1. Cet arrêt, rendu le 5 février 2025, soulève des questions cruciales pour les entreprises qui utilisent des plateformes numériques pour leurs activités de livraison.
Faits de la cause
A SA est une société anonyme inscrite au registre du commerce du canton de Genève depuis le 25 août 2020. Elle offre des prestations de conseils et de services logistiques, ainsi que la location de services à des personnes physiques ou morales. La société compte sept employés administratifs et environ quatre cents coursiers à vélo, tous sous contrat de travail. Son activité principale est la livraison de repas à domicile dans le canton de Genève.
B est une plateforme numérique proposant un service de livraison de plats cuisinés à domicile, détenue par C, une société basée à U.
Le 24 septembre 2020, l'Office cantonal de l'emploi du canton de Genève a demandé à A SA de décrire ses activités pour déterminer si elles relevaient de la location de services, soumise à autorisation. A SA a répondu qu'elle avait conclu un contrat de services technologiques avec C le 31 août 2020 pour utiliser l'application B et qu'elle avait recruté des coursiers pour répondre aux demandes de cette plateforme. Elle considérait ne pas exercer d'activité de location de services. Après plusieurs échanges, A SA a fourni divers documents à l'Office cantonal, dont un contrat de licence d'exploitation de la plateforme B et de prestations de services technologiques conclu le 27 juillet 2022 avec C, remplaçant le précédent contrat de services technologiques. A SA a également produit son organigramme, le modèle de contrat de travail utilisé pour engager ses livreurs et un exemple de fiche de salaire. Elle a indiqué avoir créé sa propre application pour gérer ses livreurs, à laquelle C n'avait pas accès.
Par décision du 4 novembre 2022, l'Office cantonal a assujetti A SA à la LSE, retenant que la société mettait à la disposition de C son personnel pour réaliser des livraisons de repas commandés sur l'application B, en contrepartie du paiement par C d'un montant par livraison effectuée. L'Office cantonal a interdit à A SA de pratiquer toute activité jusqu'à l'obtention de l'autorisation de pratiquer la location de services.
A SA a formé un recours contre cette décision auprès de la Cour de justice du canton de Genève. Par arrêt du 5 décembre 2023, la Cour de justice a rejeté le recours de A SA.
Éléments conduisant à l’application des règles sur la location de services
Le litige porte sur la question de savoir si l'activité de mise à disposition des livreurs de A SA pour C relève du régime de la location de services, soumis à autorisation.
L'art. 12 al. 1 LSE prévoit que les employeurs qui font commerce de céder à des tiers les services de travailleurs doivent avoir obtenu une autorisation de l'Office cantonal du travail. Selon l'art. 26 al. 1 OSE2, est réputé bailleur de services celui qui loue les services d'un travailleur à une entreprise locataire en abandonnant à celle-ci l'essentiel de ses pouvoirs de direction à l'égard du travailleur. Le Tribunal fédéral a examiné si A SA devait être considérée comme une bailleresse de services et C comme une entreprise locataire de services selon l'art. 12 al. 1 LSE.
Le Tribunal fédéral évoque plusieurs arguments pour considérer qu'il s'agit de location de services:
Pouvoir de direction: l'application B permet à C de donner des instructions aux livreurs concernant la mission de livraison et la manière d'exécuter celle-ci. Les livreurs doivent obligatoirement télécharger l'application pour exercer leur activité et l'application attribue les demandes de livraison, communique les noms du restaurant et du client, estime le temps de trajet et peut restreindre le périmètre de livraison en temps réel. L'application possède également un chat permettant au client de donner des instructions aux livreurs.
Intégration dans l'organisation de travail: les livreurs doivent fournir leurs données personnelles à C pour accéder à la plateforme et exercer leur travail. Leur activité s'effectue sur la base des instructions données par la plateforme, qui choisit à quels livreurs attribuer les commandes, délimite les zones de distribution et le nombre de livreurs en fonction de ses besoins. Les livreurs dédient tout leur temps de travail au service de C.
Utilisation des outils de l'entreprise locataire: les téléphones et vélos utilisés pour les livraisons doivent être fournis par les livreurs eux-mêmes. Bien que A SA mette à leur disposition des vélos de remplacement, cette solution est temporaire et ne constitue pas un outil essentiel de travail. A SA fournit aux livreurs des sacs portant son logo. Cependant, il ressort de l'arrêt que les restaurateurs prêtent rarement attention aux sacs et partent de l'idée que le livreur travaille pour la plateforme utilisée pour la commande. Ainsi, dans l'exécution concrète de leur travail, les livreurs de A SA ne se distinguent généralement pas de ceux de B, pour le compte duquel ils effectuent les livraisons.
Risque commercial: en cas de mauvaise exécution de la livraison par un livreur, C s'expose à ce que le client ou le restaurateur n'utilise plus la plateforme B. Tant A SA que C supportent un risque commercial. La facturation de A SA ne repose pas sur un prix fixe convenu d'avance, mais sur un tarif de livraison évoluant selon le type de livraison et les conditions du marché.
Circonstances contractuelles: A SA a été créée moins de trois mois après que la Cour de justice avait jugé que les coursiers actifs pour la plateforme B étaient des salariés de C. A SA a conclu un contrat de services technologiques avec C moins d'une semaine après sa fondation, avant de recruter du personnel pour répondre aux demandes de la plateforme B. A SA avait fait inscrire au registre du commerce la location de services comme l'un de ses buts sociaux. Sur la base de ces éléments, le Tribunal fédéral a donc rejeté le recours de A SA, considérant que son activité était soumise à l’obtention d’une autorisation de pratiquer la location de service.
Conclusion
Selon le Tribunal fédéral, les caractéristiques de la plateforme B relèvent de la compétence de donner des instructions au sens de l'art. 321d CO par la société exploitant une telle application. Par conséquent, l’utilisation d’une application visant à fournir et à organiser le travail des employés d’une société peut relever de la location de services selon que le pouvoir de direction incombant à un employeur soit transféré à la société exploitant une telle application.
1Arrêt du Tribunal fédéral 2C-46/2024 du 5 février 2025 2Ordonnance sur le service de l’emploi et la location de services (RS 823.111)
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