#Addiction
Les réseaux sociaux captent l’attention, surtout celle des jeunes. Certains cherchent le moyen de se déconnecter. Enquête.
«Je ressens le besoin de scroller, avec la fausse impression que je reste ainsi proche de mes amis.» Manon, 27 ans, a réussi à lâcher les réseaux sociaux X et Facebook, mais pas Instagram. En Suisse, 6,8% de la population de plus de 15 ans est concernée par un comportement de type addictif en ligne, selon les données l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) de 2022. En 2017, ce taux était de 3,8%.
De son côté, Addiction Suisse informe qu’en 2024, 91% des 12 à 19 ans allaient plusieurs fois par semaine ou chaque jour sur les réseaux sociaux et que 22,2% des jeunes de 15 à 24 ans avaient un «usage problématique» d’internet. Un taux qui décline à 11,7% chez les 25-34 ans et considérablement pour les autres catégories d’âge.
Addiction ou usage excessif?
Avant d’aller plus loin, clarifions les termes d’usage problématique ou excessif des écrans, que les spécialistes du Groupement romand d’études des addictions (GREA) disent préférer au terme d’addiction. «Passer beaucoup de temps sur internet ne signifie pas avoir une addiction. La durée d’utilisation n’est pas un critère», explique Monique Portner-Helfer, porte-parole d’Addiction Suisse. Surprenant. A partir de quel moment l’hyperconnectivité vire-t-elle à l’usage excessif? Elle prendrait un tour critique «lorsque la personne n’arrive plus à faire autre chose», répond Olivier Simon, médecin-cadre au service de médecine des addictions du Centre hospitalier universitaire vaudois, précisant que «l’hyperconnectivité n’est pas considérée comme un trouble maladif au sens de la classification établie par l’Organisation mondiale de la santé».
Dans notre monde ultra connecté, la déconnexion est-elle possible? La question se pose, puisque 40% des 11-15 ans ont essayé de passer moins de temps sur les réseaux sociaux, mais n'y sont pas parvenus, peut-on lire dans le dernier rapport GREA pour la période 2021-2024. L’émission Tataki de la Radio Télévision Suisse a lancé le défi à vingt-neuf jeunes «accros» aux réseaux sociaux de se déconnecter totalement pendant trente jours, avec interdiction d’ouvrir une application. Résultat: seuls dix d’entre eux ont réussi l’épreuve, dans la souffrance pour beaucoup d’entre eux.
La jeune génération est-elle capable de ne plus dépendre des réseaux sociaux? A quels obstacles est-elle confrontée? Quelles sont les conséquences d’une déconnexion sur la vie des personnes qui y parviennent? Ce sont les questions que nous avons soumises à quelques utilisateurs intensifs.
«Perte de temps»
Tim, 22 ans, apprenti en paysagisme, reconnaît avoir été addict, à l’école, à l’application Snapchat, puis à Instagram, avant de décider de tout débrancher du jour au lendemain, la veille de son apprentissage, «par crainte de ne pas avoir le sommeil nécessaire» pendant ses études. «J’ai très vite eu de la peine avec l’addiction incontrôlable et chronophage. Je me couchais à trois heures du matin.» Un sentiment de perte de temps dont fait également part Manon, qui exprime l’impression de vendre ses données. Elle réfléchit sérieusement à supprimer Instagram. Même son de cloche chez Bastien, 31 ans, entrepreneur vigneron à son compte: «Les réseaux sociaux ne m’apportent rien, si ce n’est une perte de temps».
Nicolas Donzé, toxicologue forensique à l’hôpital du Valais, abonde: «L’addiction fatigue. Les symptômes sont les mêmes que ceux de la dépression, auxquels s’ajoutent un sentiment de perte de temps et de culpabilité. On perd aussi le sommeil.»
Les premières tentatives de Tim de désinstaller l’application n’ont pas fonctionné. «Je n’étais pas aidé par mon entourage. Les gens m’incitaient à rester», souffle-t-il. Pour Manon aussi, la dimension sociale pèse lourd dans sa décision de garder Instagram, puisque l’application est pour elle un moyen d’éviter le sentiment de s’éloigner de ses amis.
Dans un article paru dans la revue Réseaux en 2014, le sociologue français Francis Jauréguiberry, professeur à l’Université de Pau, apporte un éclairage sur cette question du lien social qui «colle» certaines personnes aux écrans. «Le besoin de ne pas rester en dehors, de ne pas être exclu, mais au contraire d’être reconnu est à la base des motivations individuelles et non professionnelles à la connexion.»
Cela dit, «la pression sociale, on peut la rompre, surtout pour les réseaux sociaux, qui ont une existence récente en comparaison à l’alcool, par exemple, qui a une tradition millénaire», affirme Nicolas Donzé. Et de poursuivre: «En se déconnectant des réseaux sociaux, on pense qu’on va être coupé du reste du monde. Or, on continue d’interagir avec nos proches, mais cela restreint l’espace de partage». Pour lui, arrêter les réseaux sociaux, c’est se réapproprier le choix de l’information. C’est d’ailleurs ce que confie Tim: «Depuis que j’ai supprimé Instagram, j’ai un meilleur lien social avec mes proches et j’apprécie plus d’aller voir les gens. Je suis conscient d’avoir probablement perdu le contact avec celles et ceux qui m’écrivaient sur Instagram mais cela ne me dérange pas».
Totalement absente
Les conseils de Nicolas Donzé? «Oser supprimer l’application», sourit-il, avant d’ajouter: «Il faut y aller petit à petit, se donner des objectifs atteignables, comme par exemple ne pas se connecter avant 18 heures, puis tenter de repousser l’échéance.»
Comme Tim, Miléna, 23 ans, étudiante à l’EPFL - qui se définit comme timide -, fait partie des rares personnes totalement absentes des réseaux sociaux que nous avons rencontrées. A la différence de celles et ceux qui témoignent dans cette enquête, elle n’a jamais utilisé le moindre réseau social. «Avec mes études, je n’ai pas le temps pour ça. Et ça ne m’intéresse pas trop de regarder les photos et vidéos des autres.» Ressent-elle une perte de lien social avec son entourage? «Non, j’arrive très bien à communiquer avec mes amis et ma famille avec Whats-App», rétorque-t-elle.
Dépendant pour ses affaires
Dans ses écrits, le sociologue Francis Jauréguiberry souligne que «nous sommes passés d’un plaisir récent de connexion à un désir latent de déconnexion». Bastien, l’entrepreneur, aimerait bien se passer des réseaux, mais il est pieds et poings liés à Facebook et Instagram pour son activité professionnelle. Les réseaux sociaux lui permettent de se faire repérer et d’être atteignable par des clients. «Il existe d’autres moyens qui permettent de se faire connaître. C’est possible, mais compliqué», estime-t-il. Problème: Bastien a du mal à décrocher. «Je suis victime de l'application, car je poste pour le travail et je finis par y passer plus de temps que prévu, car je n'ai pas beaucoup de discipline.»
Est-il aujourd’hui possible pour un entrepreneur de se passer des réseaux sociaux? Nous avons posé la question à Robin von Känel, directeur de l’agence de communication Ricochets à Genève. «Oui, mais cela demande des efforts notables pour compenser», assure-t-il. Les conséquences d’une absence des réseaux sont nombreuses. «Outre une perte de visibilité, elle laisse le champ libre aux concurrents pour capter l’attention et fédérer une communauté.» Se passer des réseaux sociaux est un choix stratégique risqué, notamment dans la mesure où cela peut nuire à la compétitivité. «L’enjeu n’est pas d’être partout, mais d’y être avec clarté et stratégie, pour maximiser le potentiel des réseaux sociaux sans tomber dans les excès», conclut Robin von Känel.
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