Tribunal de commerce: Genève suivra-t-il l’exemple d’autres cantons?
SK/Entreprise romande
Steven Kakon
Publié vendredi 19 septembre 2025
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#Litiges
Les avocats plaident pour la création d’une juridiction spécialisée dans les différends commerciaux. Objectif: renforcer l’efficacité judiciaire et l’attractivité économique du canton. L’idée séduit des députés.
Zurich, Berne, Argovie et Saint-Gall ont un point commun: ces quatre cantons industriels disposent depuis de nombreuses années d’un Tribunal de commerce, dans un contexte d’intensification des échanges commerciaux.
A Genève, l’Ordre des Avocats (ODAGE) et la Geneva International Legal Association (GILA) ont conclu qu’il est temps de suivre l’exemple. «C’est notre priorité», fait savoir Sandrine Giroud, Bâtonnière de l’ODAGE et présidente de la GILA. Pour l’heure, le Tribunal de première instance (TPI), organe du Tribunal civil, est compétent en matière de litiges commerciaux.
La GILA et l’ODAGE travaillent sur ce projet depuis plusieurs années, ce dernier menant actuellement des discussions constructives avec le Pouvoir judiciaire. Le débat n’est pas nouveau, puisqu’il s’agit de réinstaurer une institution qui a déjà existé entre 1815 à 1892, avant que n’émerge une volonté de le faire renaître à la fin des années 1980 avec un projet de loi (lire l’encadré).
L’article six du code de procédure civile suisse entré en vigueur en 2011 permet aux cantons de créer un Tribunal de commerce statuant comme instance cantonale unique sur les litiges commerciaux. Plusieurs conditions doivent être remplies: l’activité commerciale d’une partie au moins est concernée; la valeur litigieuse dépasse trente mille francs ou le litige est de nature non patrimoniale et les parties sont inscrites comme entités juridiques au registre du commerce suisse ou dans un registre étranger équivalent.
Efficacité
Quels seraient ses avantages? D’abord, un gain d’efficacité, puisqu’il permettrait d’éviter la procédure d’appel devant la Cour de justice, avec une voie de recours directe devant le Tribunal fédéral (TF). «Avoir un seul degré d’instance, c’est un avantage, car les décisions pourraient être rendues plus rapidement», affirme Sandrine Giroud, rappelant que «les entreprises veulent une justice de qualité, mais surtout qu’elle soit prévisible et efficace». Une procédure longue et coûteuse nuit à leur activité. Or, «si les tribunaux ordinaires genevois effectuent un travail remarquable, la durée des procédures commerciales s’étend sur plusieurs années et prolonge l’incertitude», abonde Jean-René Oettli, avocat spécialiste en droit des affaires chez Borel & Barbey.
Le profil des magistrats destinés à siéger au sein du Tribunal de commerce est un paramètre déterminant pour son efficacité. Dans l’idée, il serait composé de juges spécialisés issus du secteur concerné ou d’experts techniques, aux côtés de juges professionnels. «Aujourd’hui, les juges ordinaires traitent de toutes les affaires civiles, des divorces ou de litiges bancaires complexes, sans spécialisation. Or, les parties accepteraient d’autant plus le jugement de quelqu’un qui connaît leur industrie», observe la Bâtonnière.
Attractivité économique
Le droit et les services juridiques représentent un secteur économique important et font partie des conditions cadre de l’économie. «Si les tribunaux ne sont pas à la hauteur des attentes des entreprises, Genève risque de perdre en attractivité économique», avertit Sandrine Giroud. Certes, le droit suisse reste prisé pour les rapports commerciaux en raison de ses principes reconnus: liberté contractuelle, neutralité, prévisibilité et règles d’interprétation flexibles. Mais son attractivité pourrait décliner face à des pays comme Singapour, la France ou le Royaume-Uni, où l’économie du droit est en plein essor. Au Royaume-Uni, le secteur juridique a généré quarante-trois milliards de livres de chiffre d’affaires en 2022, en grande partie grâce à des litiges internationaux sans lien territorial direct. Des entreprises genevoises pourraient être tentées de porter leurs différends à l’étranger ou dans d’autres cantons, notamment ceux dotés d’un Tribunal de commerce, voire d’y transférer une partie de leurs activités.
Sécurité juridique
Un Tribunal de commerce contribuerait à renforcer la sécurité juridique, un pilier essentiel de l’attractivité économique du canton. En matière commerciale, «de nombreux contrats comportent des clauses compromissoires», explique Jean-René Oettli. Ces clauses soumettent les litiges à un ou plusieurs arbitres, écartant les tribunaux. Ce choix, motivé par la recherche de célérité, perd en pertinence: «la durée des procédures arbitrales tend aussi à s’allonger», constate l’avocat. De plus, «certaines sentences arbitrales, bien que non parfaitement conformes au droit suisse, entrent en force car le TF n’a qu’un pouvoir de contrôle restreint sur ces décisions, ce qui engendre une insécurité juridique», poursuit-il. En effet, notre Cour suprême ne peut qu’exceptionnellement annuler une sentence arbitrale internationale et ne dispose d’aucun pouvoir d’examen sur l’application du droit suisse. D’où l’importance, selon lui, de pouvoir compter sur des juges maîtrisant parfaitement ce droit, désintéressés par la durée de la procédure, et dont les jugements peuvent faire l’objet d’un recours avec un pouvoir de cognition complet par le TF.
Affaires complexes
Depuis le 1er novembre 2024, Genève a renforcé son Tribunal civil avec la création de trois chambres dites «complexes», chargées de traiter des litiges présentant des difficultés particulières: nombre de parties, valeur litigieuse, caractère technique ou spécialisé. Ces affaires touchent surtout aux domaines financiers, économiques, commerciaux ou industriels.
«La quasi-totalité de mes dossiers passent dans ces chambres et j’en tire à ce jour une expérience très positive», confie Jean-René Oettli. Sont-elles pour autant une alternative à la création d’un Tribunal de commerce? «Non, car ces chambres complexes sont exclusivement composées de juges professionnels, sans l’apport de spécialistes issus d’autres domaines que le droit», réplique-t-il. En outre, «leur saisine n’est pas automatique, la loi ne définissant pas exactement quelles causes leur sont attribuées». Et, surtout, «la procédure est identique à celle de la justice civile ordinaire, avec une procédure de conciliation préalable et un recours cantonal possible, ce qui en limite la célérité».
Sandrine Giroud plaide aussi pour un tribunal distinct. «D’une part, car le nombre des affaires et leur importance l’exigent.» D’autre part, créer un tribunal de commerce au sein d’une juridiction existante risquerait de créer des cloisonnements internes limitant l’autonomie organisationnelle du Pouvoir judiciaire. Enfin, il permettrait de distinguer les affaires en fonction de leur nature commerciale, comme cela se fait dans les autres tribunaux de commerce en Suisse, et non pas en fonction du caractère «complexe» de l’affaire, qui reste une notion vague et qui ne se limite pas forcément aux affaires commerciales.
Au Grand Conseil?
Comment l’idée est-elle perçue au sein de la Commission judiciaire du Grand Conseil? «Le sujet n’a pas encore été traité au niveau politique, faute de projet de loi. Toutefois, à titre personnel, je soutiens la création d’un Tribunal de commerce», déclare Dilara Bayrak, députée verte. Selon elle, cette initiative présente deux avantages: une spécialisation accrue des juges, qui permettrait un traitement plus rapide des affaires, et une opportunité pour Genève de renforcer sa position dans le règlement des litiges commerciaux internationaux. Murat-Julian Alder (PLR) s’aligne sur cette analyse, soulignant que ces réflexions suscitent de l’intérêt tant à droite qu’à gauche de l’échiquier politique.
Procédures commerciales en anglais?
La création d’un Tribunal de commerce est étroitement liée à l’usage de l’anglais. Depuis 2025, les cantons peuvent l’autoriser, en plus des autres langues officielles, pour les affaires commerciales internationales et le Tribunal fédéral permet déjà de mener certaines procédures en anglais. A Genève, siège de nombreuses entreprises multinationales, l’Ordre des avocats milite pour une modification du droit cantonal en ce sens, à l’instar de Zurich qui permettra l’anglais pour ses procédures commerciales internationales dès 2026. «La possibilité d’utiliser l’anglais comme langue procédurale est en effet limitée aux procédures commerciales et internationales; la mise en place d’un tribunal de commerce permettrait d’aligner le critère de «procédures commerciales» avec celle retenue par les tribunaux de commerce et de faciliter la mise en œuvre de l’anglais dans les procédures», analyse Sandrine Giroud.
«En pratique, des pièces sont déjà fréquemment produites en anglais, sans que le Tribunal de première instance n’impose un formalisme excessif», confie Jean-René Oettli.
Auditions, pièces écrites et décisions en anglais? «Les auditions gagneraient en fluidité si elles pouvaient être menées en anglais, ce qui permettrait de retranscrire plus fidèlement les propos tenus et d’éviter les débats liés aux nuances de l’interprétation vers le français.» En revanche, «je suis plus réservé quant aux écritures, car l’anglais n’est pas une langue fédérale officielle et le langage juridique doit conserver toute sa précision», conclut-il.
Sollicité, le Pouvoir judiciaire reste discret sur sa position, se contentant d’une déclaration prudente par la voix de son porte-parole, Olivier Francey. «Les juridictions civiles en particulier ont entamé des réflexions sur les diverses variantes de mise en œuvre des nouvelles dispositions du code de procédure civile, notamment l’usage de l’anglais. La question de la création d’un tribunal de commerce est aussi examinée à cette occasion.»
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