Une ressortissante «État tiers» peut-elle bénéficier d’un permis frontalier à l’instar de son époux?
David Ternande
Publié jeudi 28 novembre 2024
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#Droit du travail Une ressortissante d’un pays hors Union européenne (État tiers), résidente en France, ne peut bénéficier d'un permis frontalier en Suisse, basé sur le permis de son mari, ressortissant français.
Le Tribunal fédéral a récemment statué1 sur la possibilité ou non pour une ressortissante d’un pays hors Union européenne (État tiers), résidente en France, d'obtenir un permis frontalier en Suisse, basé sur le permis de son mari, ressortissant français. Cet arrêt soulève des questions importantes sur les droits dérivés des membres de la famille dans le cadre de l'Accord sur la libre circulation des personnes (ALCP).
Les faits de la cause
T., de nationalité thaïlandaise, et F., de nationalité française, sont mariés depuis 2005 et vivent en France depuis 2011. F. a obtenu un permis frontalier pour travailler en Suisse. En 2021, X SA, une entreprise basée à Genève, a demandé un permis frontalier pour T., afin qu'elle puisse travailler comme masseuse thaïlandaise. Cependant, cette demande a été refusée par l'Office cantonal de la population et des migrations de Genève (OCPM). Suite au recours de T. contre cette décision, le Tribunal de première instance de Genève a initialement donné raison à T., estimant qu'elle avait droit à un permis frontalier en tant qu'épouse de F. Selon le Tribunal de première instance, en tant qu'épouse d'un ressortissant français utilisant son droit à la libre circulation, T. bénéficiait des mêmes droits dérivés, y compris le droit de travailler en Suisse. Cependant, la Cour de justice de Genève a annulé cette décision, affirmant que T. n'avait pas le droit de travailler en Suisse, car elle ne résidait pas en Suisse. Selon la Cour, l'ALCP stipule que les droits dérivés, comme le droit de travailler, ne s'appliquent que si le conjoint réside dans le pays où il travaille.
T. et X SA ont recouru devant le Tribunal fédéral contre l’arrêt de la Cour.
L’interprétation de l’ALCP
Dans son arrêt, le Tribunal fédéral interprète l'ALCP en se basant sur le texte de l'accord, son contexte et son but. Le texte de l'article 3, paragraphe 1 de l'Annexe I de l'ALCP précise que les membres de la famille ont le droit de «s'installer» avec la personne qui bénéficie d'un droit de séjour. Cela implique que le conjoint doit résider dans le pays où il travaille pour que les droits dérivés s'appliquent. Le Tribunal fédéral souligne que le texte de l'accord est clair: le droit de séjour vise le cas où le ressortissant d'un État contractant vit sur le territoire de l'État d'accueil. En effet, cette disposition précise que les membres de la famille ont le droit de s'installer avec la personne qui bénéficie d'un droit de séjour. Le fait qu'il faille résider dans l'État d'emploi pour posséder un droit au séjour est également attesté par la référence au logement faite à l'article 3, paragraphe 1, deuxième phrase de l'Annexe I de l'ALCP. Le travailleur frontalier ne résidant pas dans l'État où il travaille, il ne tombe pas dans la catégorie des détenteurs d'un droit au séjour et les membres de sa famille ne possèdent pas les droits dérivés du droit au séjour.
En ce qui concerne la systématique de l'ALCP, le Tribunal fédéral relève que tous les paragraphes de l'article 3 de l'Annexe I de l'ALCP, sous réserve du paragraphe 2 (qui définit la notion de membres de la famille), règlent les conséquences du paragraphe 1, qui octroie le droit aux membres de la famille de s'installer avec le travailleur dans l'État d'accueil. En effet, le paragraphe 3 traite de la délivrance d'un titre de séjour aux membres de la famille dans cet État, le paragraphe 4 de la durée de validité de ce titre et le paragraphe 6 du droit à l'enseignement des enfants dans l'État d'accueil. Ainsi, de l’avis de notre Haute Cour, la logique veut que le paragraphe 5, qui donne le droit d'accéder à une activité économique, implique également le fait de s'être installé dans cet État pour pouvoir y travailler. Par conséquent, la systématique de l'ALCP atteste également que le frontalier ne possède pas de droit de séjour en Suisse et que son conjoint ne détient pas un droit dérivé d'y exercer une activité lucrative.
Concernant le but de l'Accord, il consiste à accorder aux ressortissants des États parties un droit d'entrée, de séjour, d'accès à une activité économique salariée, d'établissement en tant qu'indépendant et le droit de demeurer sur le territoire des parties contractantes (article 1, lettre a de l'ALCP). Les droits dérivés octroyés aux membres de la famille ont pour objectif de permettre la libre circulation de l'ayant droit originaire, en rendant possible le regroupement familial et en permettant de bénéficier d'une vie de famille effective, conformément à la jurisprudence du Tribunal fédéral2. Le texte de l'article 3 de l'Annexe I de l'ALCP va dans ce sens. Il commence par donner le droit aux membres de la famille de s'installer avec le détenteur du droit de séjour originaire (paragraphe 1), le droit de travailler dans le pays en est une conséquence (paragraphe 5). En ce qui concerne le frontalier, il découle de la définition de cette notion (article 7, paragraphe 1 de l'Annexe I de l'ALCP) que celui-ci retourne dans l'État de résidence, en principe quotidiennement, mais au minimum une fois par semaine. En l’occurrence, selon le Tribunal fédéral, le fait que T. se voie refuser le droit d'accéder à une activité en Suisse comme frontalière ne touche en rien la situation du couple en lien avec son séjour en France. Si F., époux de T., faisait le choix de venir s'installer en Suisse et de changer de statut en exerçant son droit de séjour dans le pays où il travaille, T. bénéficierait des droits dérivés, sans quoi la famille serait séparée. Le Tribunal fédéral conclut qu’il n’existe aucune entrave à l'exercice du droit à la libre circulation de F., époux de T., pas plus qu’une inégalité de traitement indirecte fondée sur le domicile, allégués par T.
Conclusion
Il découle de cet arrêt que T., ressortissante d'un État tiers et conjointe d'un frontalier français exerçant son droit originaire à la libre circulation, ne bénéficie pas d'un droit (dérivé) d'exercer une activité économique en Suisse. Pour que T. puisse travailler en Suisse, son époux devrait obtenir un permis de séjour en Suisse. Cela permettrait à T. de bénéficier du regroupement familial et d'obtenir un permis de travail.
1 Arrêt du Tribunal fédéral 2C-158/2023 du 12 juillet 2024.
2 Arrêt du Tribunal fédéral 2C-184/2021 du 26 août 2021, consid. 3.6.
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