Au chevet des glaciers, ce fragile patrimoine de la Suisse
Flavia Giovannelli
Publié vendredi 04 mars 2022
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#Alpes La Suisse abrite près de 1400 glaciers, qui renferment de précieuses réserves d’eau. Le changement climatique les menace.
Les Alpes, avec leurs glaciers et leurs lacs, alimentent non seulement les centrales hydrauliques suisses, mais aussi la plupart des fleuves européens, comme le Danube, le Rhin, le Pô et le Rhône. L’irrigation de la majeure partie de l’Europe et le transport de marchandises par voie fluviale en dépend. Les glaciers présentent l’avantage de pouvoir stocker de l’eau sous forme de glace, dont la quantité est prévisible. Selon un cycle naturel, cette eau fond pendant les mois d’été, ce qui permet de la canaliser et de la stocker dans des lacs de retenue, en vue de la consommation électrique hivernale. Cette énergie dépend aussi de l’eau de pluie, mais celle-ci n’est pas aussi prévisible, ce qui entraîne une moins grande fiabilité. Or, ces dernières années, toutes les études confirment que les glaciers sont en recul rapide. Les montagnards qui ont un certain âge gardent en tête des images précises des endroits où ils pouvaient jadis en profiter, alors qu’il leur faut désormais marcher bien plus loin.
Projets originaux
S’il paraît difficile de lutter contre l’ampleur de ce changement, certains scientifiques se sont lancés dans une course contre la montre pour viser des objectifs plus modestes, mais tout de même précieux. La Suisse se positionne très bien dans le domaine de la glaciologie et des sciences de l’environnement de montagne. Ce pôle de compétences se renforcera prochainement: un nouveau centre de recherche sur l’environnement alpin et polaire sera inauguré cet été à Sion. Enfin, les acteurs touristiques ne restent pas inactifs, puisqu’ils travaillent sur des offres pour continuer d’attirer un public curieux de randonner sur la glace, tout en la préservant. Il est utile d’en connaître plus long sur ces enjeux, puisque l’initiative Pour un climat sain, (dite Initiative des glaciers) est au programme de la session de printemps des Chambres fédérales, qui a débuté lundi. La Commission de l’environnement, de l’aménagement du territoire et de l’énergie du Conseil national poursuit ses travaux relatifs à un contre-projet.
L’EPFL étudie les secrets provenant de micro-organismes prélevés dans les ruisseaux des glaciers d’altitude
Depuis trois ans, des équipes de l’EPFL sillonnent les sommets de l’Himalaya, de la Cordillère des Andes et des Alpes pour échantillonner et analyser les micro-organismes présents dans les ruisseaux des glaciers de haute altitude. Une vie riche et abondante - au-delà des apparences - qui en dit long sur le passé, mais aussi sur l’avenir.
Des équipes de scientifiques suisses arpentent les montagnes des Alpes, de Russie, du Népal ou du Chili pour récolter des micro-organismes présents dans les glaciers perchés en haute montagne. La mission a pour nom Vanishing Glaciers, elle est soutenue par la fondation Nomis et dirigée par Tom Ian Battin, qui est aussi en charge du Laboratoire de recherche en écosystèmes fluviaux de l’EPFL.
«D’ici à quelques années, nous voulons être en mesure de déchiffrer le succès de la vie microbienne dans les cours d’eau des glaciers et de prédire comment ces ruisseaux et leur microbiome changent, alors que les glaciers qui les nourrissent disparaissent», résume-t-il. Son modeste bureau de l’EPFL, situé juste au-dessus d’un labyrinthe de sous-sols avec chambre froide et armoire dont la température est fixée à -80°C, est le centre névralgique de ce projet. Le but des scientifiques consiste à enrichir la recherche fondamentale. «Nous voulons comprendre le fonctionnement des organismes vivants tels que les bactéries et, dans ce domaine, notre laboratoire fait office de pionnier», poursuit Tom Ian Battin. Les micro-organismes sont en effet la forme de vie la plus ancienne, la plus abondante et la plus prospère sur Terre. Pendant plus de trois milliards d’années, le métabolisme microbien, couplé aux processus géophysiques, a orchestré les grands cycles biogéochimiques sur Terre.
Ces bactéries ont même survécu aux périodes de glaciations globales qu’a connu la Terre, il y a six cents à sept cents millions d’années. Par la suite, selon un cycle naturel, les températures sont remontées et des cours d’eau alimentés par la fonte des glaciers ont fait leur apparition dans les paysages continentaux. «Cette évolution est normale, mais son accélération l’est moins, car elle est aujourd’hui due à l’activité humaine», explique le scientifique. «Il est donc important de pouvoir collecter des biofilms qui se trouvent sur les pierres des ruisseaux et qui contiennent des milliards de bactéries. Ainsi, nous pourrons les étudier avant qu’elles disparaissent.» Non seulement l’analyse de ces micro-organismes apporte des réponses précieuses concernant le passé, mais aussi l’évolution future du climat. Il s’agit d’élaborer des scénarios sur ce thème et plus spécifiquement sur la fonte des glaciers en cours.
Plusieurs objectifs
Il existe d’autres objectifs de s’intéresser à cet écosystème unique: de par leur spécificité, les bactéries et les virus préservés et récoltés pourraient nous mettre sur la piste de futurs antibiotiques. «A cet égard, nous avons un grand espoir que ces biofilms provenant d’un environnement aussi isolé que celui des glaciers de haute montagne puissent permettre la fabrication d’antibiotiques capables d’éliminer des bactéries nuisibles. En d’autres termes, d’offrir une alternative aux résistances émergentes aux antibiotiques, qui est une grande menace sanitaire mondiale», note Tom Ian Battin.
Le sujet est aussi intéressant qu’inquiétant, car certains scientifiques ont évoqué l’éventualité d’émergence de nouveaux virus pathogènes avec la fonte des glaces. Pour Tom Ian Battin, toutefois, cette menace concerne davantage d’autres sols de la planète, qui ont été plus explorés jadis, avant les ères glaciaires. En revanche, il estime que la probabilité de voir émerger d’éventuels virus dangereux provenant des ruisseaux de montagne est très faible, car l’environnement y est trop instable pour avoir préservé des agents pathogènes susceptibles de passer la barrière des espèces et d’atteindre l’homme.
Les chercheurs de l’expédition Vanishing Glaciers nourrissent au contraire l’espoir de trouver des micro-organismes présentant un potentiel exploitable dans le domaine médical et biotechnologique. «On pourrait utiliser les propriétés de certaines enzymes actives à basse température. Les bactéries des ruisseaux des glaciers peuvent également fournir des indications sur les antibiotiques», conclut Tom Ian Battin, qui, avec son équipe, a prévu un article dans une revue scientifique dans les semaines à venir sur ces questions. Quel que soit le cas, mieux vaut l’étudier avant d’être pris par surprise.
Attrait touristique en danger
Les glaciers constituent une attraction très populaire auprès des touristes, qu’ils soient étrangers ou indigènes. Dans certains cas, c’est même la motivation qui justifie le voyage. Selon le Monitoring du Tourisme Suisse, 60,5% des hôtes qui viennent découvrir la Suisse placent les montagnes en tête de leurs attentes, suivies de près par la nature (51,7%)1.
Depuis les débuts du tourisme, les glaciers ont largement participé à la réputation des montagnes helvétiques. Aujourd’hui, de nombreux étrangers, tout comme les autochtones, veulent faire l’expérience de les voir de très près.
Afin de préserver le plus longtemps possible ce fragile patrimoine, les acteurs touristiques ont entrepris différentes démarches pour améliorer les connaissances du grand public.
«Les nombreux glaciers répartis sur l’ensemble du territoire valaisan font partie intégrante du patrimoine du canton et contribuent largement à l’offre touristique», rappelle Laude- Camille Chanton, responsable de la communication auprès de Valais Wallis Promotion. «Certains d’entre eux sont inscrits au patrimoine naturel mondial de l’UNESCO. Le plus connu est celui d’Aletsch, qui est aussi le plus grand glacier des Alpes, avec ses dix milliards de tonnes de glace.»
Musées thématiques
Des itinéraires variés ont été conçus pour permettre de les explorer en toute sécurité. On compte près de trois cents kilomètres de sentiers de randonnée aménagés dans l’Aletsch Arena. Des panneaux y décrivent l’évolution depuis la dernière période glaciaire (glaciation de Würm) et montrent comment l’histoire du géant de glace peut être reconstituée. L’offre prend des formes variées: des guides se sont spécialisés dans l’accompagnement de touristes désireux d’explorer les glaciers à skis, en marchant ou de visiter les grottes glaciaires (selon la saison).
Au Morteratsch, dans les Grisons, des bornes matérialisent le long du chemin les replis successifs du glacier avec des repères datés. En gros, les glaciers suisses ont été amputés de 60% de leur volume depuis 1850. Cela donne ainsi un contexte à ce qui est observé aujourd’hui. En outre, pour compléter les connaissances, il est également possible de visiter des musées thématiques, comme le World Nature Forum, à Naters, qui est considéré comme l’un des plus modernes des Alpes. Le site propose des films et des expériences interactives, tout en donnant des informations historiques très complètes sur ce patrimoine exceptionnel.
«La branche touristique suit de près les multiples conséquences du réchauffement climatique, même si beaucoup d’incertitudes sur cet impact demeurent», résume Aude Cometta, de Suisse Tourisme. D’autres destinations de montagne, comme Saas Fee ou Nendaz, n’ont pas attendu pour se montrer très actives pour diversifier leur offre en vue du «monde d’après».
1Monitoring du Tourisme Suisse, 2017: une enquête réalisée par Suisse Tourisme auprès de plus de 21 5000 touristes venus de 130 pays et hébergés dans 180 destinations suisses.
Menace sur la production hydroélectrique
Les glaciers sont une valeur économique considérable pour la production électrique et par le biais des redevances hydrauliques. En raison de la sortie du nucléaire, la force hydraulique prendra plus d’importance. Le développement des énergies renouvelables nécessitera une compensation accrue de la production intermittente d’électricité. Le réchauffement climatique entraînera plus vite que prévu la disparition des petits glaciers, tandis que les grands sont en phase de retrait à des altitudes plus élevées.
L’hydroélectricité tient une place de choix en Suisse, avec une part de près de 62,4% de la production d’électricité totale du pays. Le Valais est de loin le plus grand producteur d’hydroélectricité, avec cent soixante centrales hydroélectriques qui produisent environ dix térawattheure, soit près de 30% de la production helvétique.
Les rivières de toutes tailles voient leur volume liquide influencé par l’eau de fonte des spéléologies saisonnières et des glaciers. Datant de 2018, une étude des Forces Motrices du Valais1 a tiré pour la première fois un modèle détaillé des flux d’eau alimentant les centrales hydroélectriques suisses, qui quantifie l’apport dû au recul des glaciers. Il en ressort que depuis 1980, cette ressource d’appoint se situe à 4% de la production hydroélectrique totale du pays.
Les changements climatiques sont en train de modifier le bilan hydrique des bassins versants. A long terme, les débits vont diminuer et se répartir différemment au long de l’année. De nouveaux lacs se forment dans certaines régions, entraînant certes des dangers naturels, mais aussi des opportunités, puisqu’ils forment de nouveaux réservoirs d’eau. Cette évolution incite la Confédération à définir l’utilisation multifonctionnelle de ces sites de stockage d’eau comme champ d’action de sa stratégie d’adaptation aux changements climatiques. Il faudra également en tenir compte lors de la planification de l’octroi de nouvelles concessions hydrauliques relatives aux ouvrages d’accumulation actuels ou de leur planification.
Tous ces phénomènes auront une influence directe sur la disponibilité de l’eau en Valais. Le canton intègre dans sa réflexion le fait que cette ressource naturelle sera davantage sous pression dans les décennies à venir. Outre la production d’énergie, cet apport indigène et renouvelable intéresse la population, l’industrie, le tourisme et l’agriculture. Il sera également important de renforcer la prévention contre les risques naturels, notamment les crues. Selon les scientifiques ayant participé à l’étude, la part d’eau provenant des glaciers diminuera rapidement pour toutes les régions suisses, entraînant une réduction des niveaux de production actuels d’ici au milieu du siècle. Seul le bassin versant du Rhône fait figure d’exception, car la masse encore relativement importante de glaciers lui permettra de fournir des volumes accrus d’eau de fonte au moins jusqu’à la fin des années 2040. Ces estimations sont présentées comme robustes.
1Cette étude a été publiée dans la revue Renewable Energy, résultat d’une collaboration entre les universités de Lausanne, Fribourg, Zurich, l’EPFL, l’EPFZ et le l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage.
Des pistes du côté des capacités de stockage des bassins de rétention
Daniel Farinotti, professeur de glaciologie à l’Institut de recherche en génie hydraulique, hydrologie et glaciologie à l’EPF de Zurich et à l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage, a publié avec son équipe une recherche très originale sur le potentiel mondial de stockage des bassins glaciaires, parue dans la revue Nature en 2019. En se basant sur l’observation de cent quatre-vingt-cinq mille glaciers, les scientifiques ont évalué le stockage global maximal théorique à huit cent septante-cinq kilomètres cubes, ce qui correspond environ à un tiers de la production hydroélectrique actuelle de la planète. Un espoir en partie théorique, même si les chercheurs ont vérifié l’adéquation de chaque site pour obtenir une évaluation réaliste.
Environ 40% du potentiel global théorique s’est révélé envisageable. «Ce volume de stockage potentiel suffirait pour retenir environ la moitié des écoulements annuels dans les bassins glaciaires étudiés», commente Daniel Farinotti. En tenant compte d’un scénario climatique moyen, environ trois quarts de ce volume de stockage potentiel pourraient être libres de glace dès 2050. Près de trois ans après cette publication, Daniel Farinotti estime que ces résultats sont toujours d’actualité. «Je ne suis au courant d’aucun travail similaire qui ait émergé depuis lors, certainement pas à l’échelle mondiale et non axé sur les zones de déglaçage», conclut-il.
Un centre de recherche sur l’environnement alpin et polaire ouvrira à Sion l’été prochain
ALPOLE, le pôle de recherches pour l’environnement alpin et polaire, rattaché à l’EPFL Valais Wallis, permettra de rassembler à Sion dès l’été 2022 de cent cinquante à deux cents scientifiques hautement qualifiés sur un même site. Ils s’installeront dans le bâtiment qui abritait le centre d’impression du Nouvelliste, rénové grâce à un investissement de près de cinquante millions de francs du canton. «Je me réjouis d’avance des synergies que nous allons pouvoir trouver grâce à l’accueil de sept laboratoires actuellement disséminés principalement entre Lausanne et Sion. Le centre pourrait compter jusqu’à dix unités à terme. Nous avons d’ailleurs l’ambition de nous positionner comme une plaque tournante pour des projets de recherches interdisciplinaires sur le plan international», résume Vincent Hiroz, le directeur opérationnel du campus EPFL, entré en fonction le 1er mars.
Voilà deux ans qu’il se consacre spécifiquement à la mise en place du programme d’ALPOLE. «Le Valais est un terrain d’exploration idéal pour nos collaborateurs, qui bénéficieront d’un excellent environnement pour mener leurs travaux, sachant qu’une grande partie se déroule en extérieur. La proximité de quelques-uns des plus grands glaciers d’Europe est donc un atout essentiel, tout comme la présence en plaine de pôles de compétences en matière de technologies de pointe. Les collaborations seront renforcées avec les partenaires du Campus Energypolis, en particulier avec la HES-SO Valais-Wallis et la Fondation The Ark pour l’innovation. Un autre objectif sera de faire du campus un lieu de travail et de vie stimulant pour les membres de notre communauté, ainsi qu’un vecteur de promotion de la marque et des activités de l’EPFL au niveau local, en particulier auprès de la future génération d’étudiants.
Synergie
avec les PME locales
ALPOLE s’appuiera sur les compétences des ateliers de microtechnique ou de mécanique locaux: il est en effet fréquent de devoir fabriquer des instruments sur mesure, capables de résister à un environnement hostile ou extrême, notamment des capteurs, qui seront installés sur ou en bordure des glaciers pour prendre diverses mesures. Sachant que la recherche sur les environnements de hautes altitude et latitude devient une priorité mondiale, ALPOLE entend récolter un maximum de données dans les meilleures conditions afin d’affiner le pouvoir de prédictibilité des impacts du changement global sur les environnements alpins et polaires.
Le futur bâtiment comptera dix mille mètres carrés et abritera quelque cinq nouvelles chaires de recherche et trois chaires existantes, qui y déménageront. À terme, près de quatre cents personnes (personnel scientifique, technique et administratif) seront actives sur le site de l’EPFL à Sion.
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