Opinions

Bienvenue en permacrise!

Eric Decosterd Publié le lundi 18 mars 2024

Lien copié

On connaissait le mot polycrise, décrivant une série de crises qui se produisent quasiment en même temps et qui interagissent. Ce concept a été utilisé dans le cadre de récentes crises: pandémie, guerre en Ukraine, inflation, urgence climatique, crise énergétique, guerre de Gaza, révolte paysanne, etc.

En février 2022, John Glancy, journaliste, écrit dans les colonnes du Sunday Times que nous sommes entrés dans l’ère de la permacrise. Une période de grandes difficultés et de confusion qui apparaît sans fin: une sorte de crise permanente. Depuis quelques années, des vagues de crises bouleversent notre vie quotidienne. «Comme si l’Histoire nous avait arraché nos bouées et brassards pour nous engouffrer dans un tourbillon d’événements qui s’enchaînent tellement vite que nul ne peut en prédire les conséquences», écrit le journaliste. Ce flux ininterrompu de nouvelles menaces signifie que nous devons être prêts à nous adapter rapidement à un scénario d’instabilité permanente.

La permacrise signifie que toute forme de planification, toute vision de l’avenir - que ce soit au niveau individuel ou collectif - est difficile, sinon vaine. Cette période d’instabilité est-elle anormale? Non, ce sont les cinq dernières décennies qui étaient anormales, marquées par la forte croissance des pays émergents et par une relative stabilité internationale où les Etats-Unis représentaient la seule puissance dominante. Aujourd’hui, le fameux piège de Thucydide - situation historique qui voit une puissance dominante entrer en guerre avec une puissance émergente - nous guette et nous allons devoir nous adapter à un monde multipolaire.

Quelles conséquences tout cela a-t-il pour les entreprises? Le défi consiste à transformer les risques en opportunités, en essayant de couvrir tous les aspects de la gestion des risques pour renforcer la résilience de l’entreprise. Nous avons aujourd’hui accepté l’incertitude chronique comme notre nouvel environnement de travail et de décision.

Les acronymes qualifiant le monde ont évolué. Issu des années 1980, le monde dit «VUCA» (volatil, uncertain, complexe et ambigu) ne rend plus vraiment compte de l’environnement actuel. C’est l’acronyme BANI (brittle, anxious, non-linear, incomprehensible) qui s’est imposé dans les formations de pointe en management. Il rend compte de façon plus fine du climat général et des difficultés auxquelles sont confrontés les décideurs d’aujourd’hui. Le monde est devenu friable (brittle) tel une coquille d’œuf, puisque de nombreuses certitudes sont totalement bousculées (paix en Europe, sécurité des approvisionnements en énergie, pérennité de l’environnement). La fragilité interroge l’injonction du zéro-stock dont la pandémie a clairement montré les limites. Ces changements, par leur brutalité, autant que par l’absence de solutions, génèrent un climat anxiogène (anxious): les menaces se multiplient et touchent le collectif, mais aussi chacun personnellement. Désinformation, fake news et théories du complot ne faisant qu’aggraver ce sentiment. La non-linéarité (non-linear) s’exprime par des événements qui se déroulent selon une trajectoire inconnue ou incontrôlable, à l’image des courbes épidémiques, des prix de l’énergie ou de l’inflation. L’environnement non-linéaire brouille les pistes et affecte le raisonnement. On ne sait si l’on doit agir ou rester passif. Il suffit de penser au dérèglement climatique où causes et effets sont souvent distants de plusieurs décennies.

Enfin, le monde devient incompréhensible, puisqu’il porte en son sein de nombreux paradoxes économiques, sociaux et politiques difficiles à expliquer. En résumé, le monde BANI met l’accent sur les futurs possibles, alors que le VUCA met l’accent sur le monde actuel. La définition des futurs possibles est l’un des principaux défis pour les entreprises. Le regretté professeur Portnoff, qui enseigna longuement dans le EMBA de la HEG Fribourg, avait coutume de dire que «nous ne pouvons comprendre notre situation et agir de façon pertinente que si nous raisonnons de façon systémique et identifions les interactions qui nous concernent le plus pour agir sur les facteurs sur lesquels nous avons prise». Penser complexe n’est plus une fantaisie d’intellectuels, mais une nécessité pour gérer la réalité de nos problèmes. La pensée complexe ne méprise pas ce qui est simple; elle nous évite en revanche de prendre une décision qui se retourne contre nous!