Contre la traite humaine: un dispositif à la hauteur des risques à Genève?

L’esclavage moderne existe, invisible, parfois à côté de chez nous.
L’esclavage moderne existe, invisible, parfois à côté de chez nous.
Steven Kakon
Publié lundi 01 juillet 2024
Lien copié

#Traite des êtres humains Les cas de traite révélés sont plus nombreux à Genève qu’ailleurs en Suisse romande. L’accent mis sur les contrôles et la collaboration entre de nombreux acteurs contribue à cette tendance.

La Suisse n’est pas épargnée par le phénomène de la traite humaine, forme d’esclavage moderne. Ces derniers mois, Genève a servi de vitrine avec le procès d’une richissime famille indienne, accusée de traite et condamnée pour usure par métier pour avoir exploité son personnel de maison, ou la condamnation d’un chef de famille bulgare pour traite de plusieurs mendiants roms. Si le travail domestique et la mendicité sont particulièrement affectés par la traite d’êtres humains (TEH), celle-ci prospère également dans les secteurs de la prostitution, de la construction et de la restauration.

Trois éléments caractérisent l’infraction, rappelle l’Office fédéral de la police (Fedpol), autorité de coordination sur les questions de TEH: les actes incriminés, les moyens utilisés pour contraindre ou pour obtenir un pseudo-accord de la victime et le but d’exploitation poursuivi. Ces trois éléments doivent être présents pour qualifier une situation de TEH au sens des conventions internationales et du code pénal suisse. «Les moyens n’entrent pas en considération s’agissant de la traite de personnes mineures, seuls sont déterminants les actes incriminés et les objectifs d’exploitation», précise Fedpol. La TEH s’exprime à travers l’imbrication de plusieurs éléments, tels que l’utilisation de la force de travail de personnes en situation de vulnérabilité qui ne connaissent pas ou peu la langue du pays, le non-paiement (partiel) des salaires, le travail au noir avec l’absence de contrat de travail et le non-paiement des charges sociales. «La différence entre la TEH, le travail au noir et d’autres infractions, c’est que la victime est considérée comme une marchandise. Des éléments de contrainte plus visibles entrent également en jeu, comme par exemple la confiscation du passeport», explique Alexandra Sigrist, procureure genevoise spécialiste de la question.

Longues procédures

La TEH est réprimée à l’article 182 du code pénal et est poursuivie d’office, même sans plainte pénale. «La notion de traite n’est pas expressément définie par la loi et fait partie de ces notions juridiques indéterminées pour lesquelles la justice dispose d’une marge d’interprétation», complète la première procureure Anne-Laure Huber. Ses autres caractéristiques? «Les procédures sont très longues et chronophages», poursuit la magistrate, avant que sa collègue Alexandra Sigrist ne renchérisse: «L’instruction de ces procédures dure environ deux ans et demi, avec souvent des ramifications à l’étranger».

Immunité diplomatique

La magistrate pointe une spécificité genevoise, siège de nombreuses organisations internationales et représentations diplomatiques. Il s’agit de l’immunité diplomatique. Des membres de la communauté internationale emploient, à titre privé, des domestiques, mais jouissent d’un statut d’immunité pour toute affaire liée à leurs fonctions et à leurs activités privées. En cas de plainte pénale à leur encontre, «le Ministère public entend les personnes citées dans le dossier, mais ne peut pas entendre ni poursuivre les auteurs présumés, qui ne peuvent pas être condamnés par la justice suisse sans levée de leur immunité».

La Mission permanente de la Suisse auprès de l’ONU ne se prive pas de ses quelques leviers d’action. «Le Ministère public nous informe du dépôt de plainte pénale, nous demande le statut dont jouit le diplomate ou le fonctionnaire international qui emploie la victime, en faisant une demande de levée d’immunité. Nous intervenons alors auprès de la mission permanente du pays concerné ou de l’organisation internationale qui emploie la personne pour demander une levée d’immunité afin que la justice puisse faire son travail», explique Danielle Werthmüller, cheffe de la Section des privilèges & immunités. Deux cas se présentent. «Au niveau des organisations internationales, une disposition figurant dans les accords de siège les oblige à lever l’immunité pour des affaires liées à des activités privées. Concernant les missions permanentes, la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques prévoit que seul l’Etat d’envoi peut lever l’immunité de son agent diplomatique. Nous lui adressons une demande en ce sens, mais n’avons pas les moyens de le contraindre», poursuit-elle, précisant que le diplomate concerné peut par exemple être rappelé dans son pays sur décision de ses autorités. Dans ce cas, seule l’immunité pour les actes accomplis dans l’exercice des fonctions subsiste. Une ordonnance du Conseil fédéral règle les conditions de travail et de rémunération des domestiques privés (ODPr) et la Mission suisse effectue des contrôles précis et réguliers. Pour l’heure, il n’y a pas de quoi s’alarmer: «Une poignée de cas pénaux sont arrivés sur mon bureau depuis l’entrée en vigueur de l’ODPr en 2011».

Dispositif pour les victimes

Comment les victimes sont-elles incitées à témoigner dans un contexte délicat où elles sont liées aux auteurs présumés et vulnérables? «Les victimes ne se sentent pas toujours libres de parler, de peur des conséquences. Or, il est compliqué de faire avancer la procédure si nous ne disposons pas d’éléments précis sur les faits», admet Anne-Laure Huber, qui développe: «Nous pouvons seulement améliorer les conditions dans lesquelles elles sont entendues, en évitant par exemple les audiences avec confrontations directes ou en préservant leur anonymat, bien que le prévenu ait toujours un moyen d’obtenir l’information, dans la mesure où il connaît le contexte ayant conduit à la dénonciation». Un solide dispositif est en place pour identifier et accompagner les victimes de TEH. Selon le rapport d’activité du mécanisme de coopération administrative de lutte contre la traite des êtres humains dans le canton de Genève (2019-2021), «de manière générale et selon la procédure mise en place, les victimes peuvent entrer dans le mécanisme par le biais de trois canaux». Il s’agit de la fondation Au Cœur des Grottes, qui s’occupe de l’hébergement d’urgence et de l’accompagnement psychosocial des victimes (lire ci-contre), du Centre genevois de consultation pour victimes d’infractions (LAVI, lire ci-contre), compétent pour accorder les prestations d’aide et de conseil prévues par la loi fédérale sur l’aide aux victimes d’infractions) et du Centre social protestant (CSP, lire ci-contre), chargé du suivi juridique et social, mais également de la gestion de la helpline cantonale (0800 20 80 20).

Ces institutions sont compétentes, dans le cadre de ce mécanisme, pour identifier les victimes de TEH sur la base, notamment, du questionnaire établi par Fedpol «Indicateurs pour l’identification de potentielles victimes de la traite des êtres humains», disponible sur son site internet. Les victimes sont orientées vers ces associations à travers le réseau socio-sanitaire, la helpline susmentionnée ou encore par les services de police, notamment la Brigade de lutte contre la traite des êtres humains et la prostitution illicite (BTPI). Elles étudient les cas qui leur parviennent, apportent un soutien aux victimes et transmettent leur dossier à la police. Passer par ce réseau facilite la suite de la procédure.

Permis de séjour

Sans surprise, la grande majorité des victimes est étrangère et issue de la migration. Elles sont parfois dépourvues d’autorisation de séjour, facteur jouant un rôle de frein pour appeler à l’aide. L’Office cantonal de la population et des migrations (OCPM) accorde des autorisations de séjour provisoires de courte durée aux victimes le temps de la procédure pénale et, de façon très restrictive, des autorisations de séjour à titre humanitaire. «Encore faut-il que le Ministère public sache que ce sont des victimes», relève Anne-Laure Huber. Le Ministère public tient-il compte du fait que la victime se trouve en situation irrégulière? «Nous avons des marges de manœuvre», répond la magistrate. «En premier lieu, ne pas condamner pour infraction à la loi sur les étrangers et, deuxièmement, informer l’OCPM du fait qu’une procédure pénale est en cours et qu’elle nécessite que la victime reste en Suisse pour la procédure». Dans son action, la BTPI priorise la lutte contre la traite des sans-papiers. 


TEH?

La traite d’êtres humains (TEH) consiste à recruter des personnes (par exemple via des offres d’emploi ou des agences, notamment pour mannequins et cabarets), à les héberger, à offrir leurs services, à les transférer ou à les entremettre par le biais d’intermédiaires en vue de leur exploitation. Les victimes peuvent faire l'objet d'exploitation sexuelle, de leur travail ou de prélèvement d'organe(s). 


Comité de lutte genevois

Selon l’Office fédéral de la police, dix-huit cantons - dont Genève - disposent d’une table ronde contre la traite des êtres humains afin d’assurer la collaboration des acteurs concernés (police, justice, autorités migratoires, services de protection des victimes). Ce vaste comité groupe vingt-deux institutions et se réunit, «en principe, une fois par année pour faire le point, échanger des informations et affiner la coordination stratégique», note le rapport d’activité du mécanisme genevois (2019-2021). Outre les acteurs déjà mentionnés, il inclut notamment le département des institutions et du numérique, l’Office cantonal de l’inspection et des relations du travail, les Hôpitaux universitaires et 
l’Hospice général. L’Union des 
associations patronales genevoises siège également dans un sous-groupe de travail. 


Centre LAVI

Entre 2019 et 2023, le Centre LAVI a traité 97 situations de traite humaine qui, selon sa directrice Muriel Golay, sont réparties de la manière suivante: 23 en 2019, 16 en 2020, 15 en 2021, 15 en 2022 et 28 en 2023. 
Qu’en est-il de l’hébergement des victimes en danger qui font appel au service du centre? «Le centre LAVI n’a pas de foyer d’hébergement. Les victimes féminines peuvent être hébergées en urgence dans le foyer Au Cœur des Grottes, pour autant qu’il y ait assez de places. Si ce n’est pas le cas, ou que la personne est un homme, il sera hébergé dans un hôtel social en attendant qu’une place se libère en foyer ou qu’une autre solution puisse être mise en place - le plus souvent assurée par l’Hospice général dans la suite de l’intervention du Centre LAVI», détaille Muriel Golay, spécifiant que «l’absence de foyer pour les hommes est une préoccupation des organisations de terrain, qui mènent un travail de plaidoyer à ce sujet depuis plusieurs années».


Centre social protestant

Le 31 décembre 2023, le service d’assistance aux victimes de la traite des êtres humains du Centre social protestant (CSP) suivait «99 dossiers actifs, dont 37 hommes - 36 victimes d’exploitation de la force de travail et une d’exploitation sexuelle - et 62 femmes - 33 victimes d’exploitation de la force de travail, 28 d’exploitation sexuelle et 1 autre. Quatre victimes étaient mineures au moment des faits», indique Carine Fluckiger, responsable de la communication du CSP.  
Les services juridiques fournis par le CSP sont-ils pris en charge financièrement? «L’accompagnement est entièrement gratuit. Une juriste et deux avocates conseillent et représentent les victimes dans les procédures administratives, prud’hommales, voire pénales. Ce volet est généralement assuré par un avocat de confiance. Le service évalue l’ensemble des besoins en hébergement, financiers, sociaux et médicaux, puis coordonne la mise en place d’un réseau social, médical et pénal», éclaire Carine Fluckiger. 


Au Cœur des Grottes

En 2023, la fondation Au Cœur des Grottes a hébergé et accompagné quatorze femmes, dont deux mamans avec trois enfants, victimes d’exploitation de la force de travail pour neuf d’entre elles et de prostitution forcée pour cinq, et vingt et une femmes en 2022, informe sa directrice Daria Clay.  

insérer code pub ici