Hausse de l'imposition des personnes physiques: un vrai risque

Genève n’a pas besoin de revenus fiscaux additionnels pour remplir sa mission et ses objectifs.
Genève n’a pas besoin de revenus fiscaux additionnels pour remplir sa mission et ses objectifs. David Freeman/Genève Tourisme
Grégory Tesnier
Publié vendredi 26 mai 2023
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#IN185 L’initiative promeut une modification qui propose une augmentation de 50% de l’impôt sur la fortune.

«Il n’y a qu’une seule façon de tuer le capitalisme: des impôts, des impôts et toujours plus d’impôts», aurait dit Karl Marx (1818-1883). A l’aune de cette citation, il faut constater que l’IN 185 Pour une contribution temporaire de solidarité sur les grandes fortunes, objet soumis à votation le 18 juin prochain à Genève, souhaite commettre une forme d’assassinat. L’image est un peu forte, mais pas si éloignée de la réalité tant sourd une idéologie marxisante et dogmatique derrière le texte proposé au peuple.

Que dit-il? Il propose de modifier la loi sur l’imposition des personnes physiques. D’abord, la part de la fortune qui dépasse trois millions de francs serait désormais soumise, durant dix ans, à une contribution de solidarité de 2,5 pour mille, sur laquelle seront perçus les centimes additionnels cantonaux et communaux. Concrètement, cela revient à dire que le taux d’impôt sur la fortune passerait, peu ou prou, de 1% à 1,5% pour les fortunes considérées. Deuxième point: les déductions sociales sur la fortune seraient triplées. Enfin, le bouclier fiscal – qui a pour but de lutter contre l’effet confiscatoire potentiel d’un cumul de l’impôt sur la fortune et sur le revenu – serait adapté; pour son calcul, le rendement net de la fortune, fixé actuellement au moins à 1% de la fortune nette, passerait à 2%. Concernant ce dernier point, il s’agit «d’atténuer le bouclier fiscal qui surprotège les multimillionnaires», pour reprendre les mots des défenseurs de l’IN 185.

«En résumé, le point principal à retenir reste que le texte de l’IN 185 propose une augmentation de 50% de l’impôt sur la fortune, alors même que Genève détient déjà le record du taux d’imposition le plus élevé en la matière», note Stéphane Tanner, administrateur de Tanner Conseil SA, expert fiscal diplômé et membre du Comité directeur de la FER Genève. Ces propos sont confirmés par la Fondation pour l’attractivité du canton de Genève (FLAG) qui, dans sa brochure Imposition de l’outil de travail, souligne qu’à Genève, «le taux d’imposition maximal sur la fortune est le plus élevé de Suisse (et l’un des plus élevés du monde), à savoir 1%». Le bouclier fiscal mis en place dès 2011 ne change pas vraiment la donne et permet tout juste d’atténuer une situation qui fragilise l’économie cantonale.

Un équilibre fiscal fragile à Genève

Le bouclier fiscal prévoit, en théorie, qu’un contribuable paiera au maximum un montant d’impôt équivalent à 60% de son revenu net imposable. En réalité – c’est ce que montre la brochure de la FLAG –, «un contribuable genevois au bénéfice du bouclier fiscal pourrait payer un montant total d’impôts (fédéral, cantonal et communal) équivalent à 71,5% de son revenu net imposable. Dans ce cas, ce contribuable, pour payer sa facture d’impôts, devra travailler plus de huit mois et demi. De manière schématique, il ne travaillerait que trois mois et demi pour lui et le reste pour la collectivité».

Cette démonstration sert à illustrer le fait que l’équilibre fiscal demeure fragile à Genève et que l’efficacité du bouclier fiscal serait gravement remise en cause en cas d’acceptation de l’IN 185. Il y aurait un risque d’impôt confiscatoire (lire ci-dessous L’impôt sur la fortune, une quasi-exception suisse) et l’attractivité économique du territoire serait fortement touchée. En effet, il ne faut pas oublier que la fortune est aussi constituée, pour beaucoup de dirigeants de PME, de leur société et des investissements qu’ils consentent pour elle.

Or, à Genève, «aucun rabais ou abattement en relation avec l’outil de travail n’est prévu». Ce raisonnement aboutit à la conclusion, formulée par la majorité du Grand Conseil, qui a rejeté l’IN 185, que «cette initiative attaque frontalement les entrepreneurs qui investissent leur fortune dans leur entreprise, créant ainsi de l’emploi. En effet, sur les 200 millions de francs supplémentaires escomptés au niveau cantonal (augmentation des recettes fiscales), les deux tiers seraient payés par des entrepreneurs». La FER Genève, fortement opposée l’IN 185, a elle-même récemment rappelé dans un communiqué que «la fortune de l’entrepreneur ne constitue pas une fortune liquide, immédiatement disponible, mais bien un outil de travail générateur d’emplois».

Toujours pour la FER Genève, l’IN 185 sur les revenus du canton ne prend pas en compte le risque de départ des personnes concernées dans un autre canton, voire à l’étranger. «L’exemple récent de la Norvège est une illustration de ce risque. La Norvège connaît une imposition sur la fortune similaire à celle du canton de Genève (1%). Une faible augmentation de ce taux (seulement 10% de plus en Norvège contre 50% proposé par l’IN 185) a conduit à une fuite des contribuables concernés vers les cantons de Zoug, Schwyz ou du Tessin, où l’impôt sur la fortune est bas.»

Pour Pierre-Alain L’Hôte, administrateur délégué de Prelco SA et président de l'Union des associations patronales genevoise, «la conséquence de l’acceptation de l’IN 185, c’est qu’avec une imposition excessive, de nombreux entrepreneurs risquent simplement de quitter le territoire pour s’établir dans un autre canton». Il ajoute: «En tant qu’entrepreneur, notre objectif est de développer l’entreprise, d’investir dans cet outil de production et d’augmenter le nombre de collaborateurs». Cette ambition serait considérablement mise à mal si le texte de l’IN 185 était accepté.


L’impôt sur la fortune, une quasi-exception suisse

La Suisse est l’un des seuls pays au monde qui prélève un impôt sur la fortune (ISF). Ce dernier est mis en place avec pour objectif de rétablir une certaine «justice fiscale» et une volonté de redistribution des richesses, mais son efficacité économique est particulièrement controversée. Par exemple, dans un article sur le sujet, Philippe Baillot, professeur associé à l’Université Paris-II, mentionne que l’impôt sur la fortune «s'avère un impôt essentiellement symbolique, au rendement limité, voire négatif en intégrant les comportements induits. L'ISF constitue, en effet, une des principales motivations des expatriations fiscales, génératrices de massives pertes de TVA, d'impôt sur le revenu, de droits de succession... et d'imposition sur le capital». A ces considérations générales sur l’ISF, il faut ajouter un cadre d’analyse particulier: l’ISF est, en Suisse, l’affaire des cantons et des communes. La Confédération ne le prélève pas. Il est prélevé en même temps que l'impôt sur le revenu, sur la base de la déclaration fiscale annuelle. L'impôt sur la fortune touche en principe l'ensemble de la fortune nette du contribuable, c'est-à-dire la totalité des biens une fois soustrait le montant des dettes. Il existe des exceptions. Ainsi, dans le canton de Genève, les collections artistiques et scientifiques ne sont pas soumises à l’ISF.

Que faut-il comprendre quand on parle de la «fortune» des individus? Il s’agit de la valeur vénale (valeur du marché) de tous les biens possédés, mobiliers et immobiliers. Oliver Landolt, dans son article concernant l’impôt sur la fortune dans le Dictionnaire historique de la Suisse, définit la fortune comme «la propriété mobilière (espèces et titres) et immobilière (biens-fonds, immeubles) d'un agent économique». Les biens dont le contribuable est usufruitier (donc pour lesquels il a un droit réel de jouissance sans en être propriétaire) sont aussi pris en compte dans le calcul de la fortune. A Genève, pour le calcul de la fortune nette, il existe des niveaux de franchises (la définition de la fortune imposable ne commence ainsi qu'à partir d'un certain montant). Au-delà de ces franchises, l’impôt sur la fortune genevois est l’un des plus élevés de Suisse, voisinant plus ou moins 1% selon les communes. Ici réside un risque majeur: que l’impôt devienne confiscatoire, soit qu’il oblige les contribuables concernés à s’appauvrir pour le payer.

Le Tribunal fédéral parle ainsi de ce cas: «Ce n'est que lorsque l'imposition, y compris l'impôt sur la fortune, dépasse durablement les revenus, y compris les rendements provenant de la fortune, qu'il y a lieu de constater que la fortune est à ce point entamée que l'imposition doit être qualifiée de confiscatoire». La garantie constitutionnelle de la propriété est alors violée. A Genève, comme dans d’autres cantons, un système de «bouclier fiscal» existe pour éviter le risque de confiscation. Ce système prévoit une limite à la charge fiscale totale. Et c’est bien là un des dangers de l’IN 185 et de sa volonté d’augmenter fortement l’impôt sur la fortune: remettre en cause le fragile équilibre qui demeure à Genève pour éviter que l’impôt ne devienne confiscatoire!


Une histoire de l’impôt sur la fortune dans la Confédération

Oliver Landolt, dans son article concernant l’impôt sur la fortune publié dans le Dictionnaire historique de la Suisse, rappelle les racines de cette taxation, quasi-exceptionnelle dans le monde, où très peu d’équivalents existent. «Le développement de l'économie monétaire dans la Confédération du bas Moyen Age permit de prélever occasionnellement des impôts sur la fortune, surtout dans les villes, mais aussi dans les campagnes, pour financer des dépenses extraordinaires. Dans certaines villes, dont Schaffhouse et Saint-Gall, ces impôts extraordinaires finirent par être perçus régulièrement chaque année et constituèrent une part plus ou moins importante des recettes publiques.»

Plus loin, Oliver Landolt décrit «les troubles et les soulèvements populaires» que le prélèvement de l’impôt sur la fortune a souvent provoqués dès son origine. «C'est sous la République helvétique unitaire que les impôts directs (frappant alors essentiellement la fortune) constituèrent pour la première fois la base des finances publiques. Bien que la législation fiscale helvétique eût disparu avec la Médiation de 1803, l'impôt sur la fortune demeura une importante source financière pour quelques cantons. Après la création de l'Etat fédéral en 1848 et le transfert des douanes à la Confédération, la part des impôts sur la fortune dans les budgets cantonaux augmenta progressivement, évolution qui ne manqua pas de susciter des oppositions.» Ces dernières ne mirent pas fin au système. L'impôt sur la fortune demeura en effet la source principale de financement de la majorité des cantons jusqu'à la Première Guerre mondiale, époque où il fut supplanté par l'impôt sur le revenu.

Un fort impact sur la vie économique

Et aujourd’hui? Comme le rappelle l’Administration fédérale des contributions (AFC), «tous les cantons et communes prélèvent un impôt sur la fortune des personnes physiques, lequel est taxé chaque année, simultanément à l’impôt sur le revenu (une seule déclaration d’impôt)». L’AFC poursuit: «Font notamment partie de la fortune imposable tous les biens mobiliers (par exemple, les titres, les avoirs en banque, une voiture) et immobiliers (par exemple, les immeubles), les assurances sur la vie et de rente susceptibles de rachat, de même que la fortune investie dans une exploitation commerciale ou agricole».

Concernant ce dernier point, on voit que le taux d’impôt sur la fortune a un fort impact sur la vie économique, sur la vie des entreprises, et sur celle des PME en particulier. En effet, bien souvent, le propriétaire d’une société investit dans celle-ci, tout en se trouvant plus ou moins fortement taxé sur cet investissement créateur d’emplois. Cette situation fiscale apparaît très inconfortable, et même dangereuse pour le développement économique du territoire. Avec une initiative comme l’IN 185 qui souhaite fortement augmenter le taux d’impôt sur la fortune à Genève, la tentation peut être grande pour certains chefs d’entreprise de partir s’installer dans un autre canton, voire à l’étranger.

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