L’attractivité d’un lieu dépend de sa qualité et non de sa densité
Véronique Kämpfen
Publié mardi 09 juillet 2024
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#Aménager le territoire EspaceSuisse est l’association suisse pour l’aménagement du territoire. Elle informe, soutient et met en réseau des experts du développement territorial, de la planification des transports, de l’architecture et du droit. Interview avec son directeur.
A quoi ressemblera la Suisse dans vingt ou trente ans?
Elle sera plus peuplée qu’aujourd’hui. Les scénarios les plus plausibles tablent sur plus de onze millions d’habitants. La Suisse sera plus urbaine et plus dense. La population suisse vit déjà à 75% dans des agglomérations. Ce pourcentage devrait augmenter, tout comme la qualité de vie dans les villes. Elles seront plus vertes et plus bleues. Nous nous y déplacerons moins en voiture, les émissions de CO2 seront réduites, il y aura davantage d’espaces verts et les transports publics auront la part belle. Pour une qualité urbaine plus élevée, il faudra être attentif à la mixité des usages, c’est-à-dire à l’équilibre entre le logement, l’emploi, les loisirs et les commer- ces. Il en va de même de la mixité de la population, tant en termes d’âge que d’origine ou de milieu socio- économique. Ce sont des facteurs essentiels pour une densification urbaine réussie. On entend beaucoup parler de la ville du quart d’heure, un concept qui veut que toutes les commodités et infrastructures essentielles soient atteignables à pied ou en transports publics en quinze minutes. Sibylle Wälti, du Forum du logement de l’EPFZ, parle également dans ce contexte d’un voisinage à dix minutes, où l’on peut atteindre à pied, soit à maximum cinq cents mètres, tout ce qui est nécessaire à la vie quotidienne: habitat, travail, services, transports publics.
On a le sentiment que la densification n’est pas un concept très apprécié. Comment faire passer le message qu’elle est et sera nécessaire?
La pénurie de logements nous guette. Continuer de disperser les constructions sur la zone agricole n’est pas une option. La densité urbaine est donc nécessaire, mais elle ne sera acceptée que si elle est réalisée avec qualité. Pour cela, comme je l’ai déjà dit, il faut des quartiers mixtes qui comprennent non seulement des logements, mais aussi des restaurants, des commerces, de la culture, des emplois. Il faut également faire la part belle aux espaces verts et publics. Autre point essentiel: il faut inclure d’emblée la population dans la réflexion autour de l’aménagement de ces nouveaux quartiers. Ce n’est qu’ainsi qu’on pourra remporter l’adhésion du plus grand nombre. Il faut aussi tordre le cou aux préjugés. Une ville dense ne signifie pas qu’elle sera composée majoritairement de gratte-ciels. La meilleure manière de densifier passe par la construction de bâtiments de quatre ou cinq étages, mais cela dépend du lieu. Les gratte-ciels ne sont ni rentables d’un point de vue économique ni efficaces, parce qu’ils nécessitent de grands espaces autour. Cela dit, à certains endroits bien spécifiques, de hauts bâtiments isolés peuvent être intéressants. En Suisse, il existe de très bons exemples de quartiers ou de villes denses où il fait bon vivre. On peut par exemple penser à Carouge, qui est la quatrième ville la plus dense en Suisse. Les logements s’y arrachent. L’attractivité d’un lieu dépend de sa qualité et non de sa densité.
Les gens rêvent pourtant toujours d’une villa avec jardin, surtout depuis le covid.
Pas forcément. Deux tendances ont émergé pendant la pandémie. D’une part, effectivement, un certain mouvement en direction de la campagne. Mais il était surtout dû au fait qu’en raison du télétravail, les personnes ont eu besoin d’un espace supplémentaire. Financièrement parlant, des logements plus grands à des prix encore modérés sont plus facilement disponibles en dehors des villes. La deuxième tendance s’est vue dans l’engouement pour les espaces publics urbains de qualité: les parcs et promenades, les cours d’eau et les bords des lacs ont bénéficiés d’une forte attractivité, notamment en raison de leur accessibilité. S’y ajoute la tendance des jeunes urbains de ne plus tout miser sur la voiture.
Les Suisses vivent dans toujours plus de mètres carrés. Est-ce un problème?
En effet, la consommation de surfaces augmente. Les ménages sont de plus en plus petits et les logements accueillent ainsi de moins en moins de personnes. Les maisons individuelles, par exemple, ne sont souvent occupées que par deux personnes. Nous avons besoin d’autres solutions, comme par exemple des appartements adaptés aux personnes âgées à des prix raisonnables.
L’aménagement du territoire est prioritairement l’affaire des cantons et des communes. Quel est le rôle d’EspaceSuisse dans cette constellation?
Nous sommes l’association faîtière pour l’aménagement du territoire et tous les cantons en sont membres. Parmi ceux-ci se trouvent aussi la moitié des communes et de nombreuses villes. Nous disposons d’une petite équipe de juristes et d’aménagistes du territoire qui offrent des conseils et accompagnent notamment les communes sur des projets concrets. Ce sont surtout les petites et moyennes structures qui ont besoin de notre soutien, les autres ayant internalisé ces services. Nous avons développé des services comme les «ateliers village», qui ouvrent la discussion sur un projet d’aménagement entre les autorités communales et la population. Ces ateliers permettent de recueillir les besoins et d’entendre les inquiétudes, ce qui est précieux. EspaceSuisse joue le rôle de modérateur. Nous sortons aussi de nombreu- ses publications sur des thèmes d’actualité et nous organisons de la formation continue, par exemple à destination de conseillers administratifs nouvellement élus. EspaceSuisse compte actuellement seize collaborateurs, dont un tiers dédié à la Suisse romande. L’association a été fondée en 1943, dans le but de s’engager pour un développement territorial coordonné. Elle a largement participé à l’élaboration de la législation dans ce domaine.
La Suisse dispose-t-elle encore de zones à bâtir en suffisance pour faire face à son développement?
Depuis la révision de la loi sur l’aménagement du territoire, la LAT, en 2013, nous avons connu un changement de paradigme. Son objectif a été d’introduire la notion de développement de l’urbanisation vers l’intérieur, ce qui entraîne dans les faits une densification du milieu bâti. A cela s’ajoute la protection de la nature, des surfaces agricoles et de la biodiversité. Wüest & Partner, entreprise experte dans l’immobilier, a sorti une analyse qui montre que les réserves de surfaces non construites en zones à bâtir pourraient encore accueillir un million de personnes supplémentaire en Suisse. A cela s’ajoutent les surfaces disponibles dans des zones déjà construites qui, elles, pourraient héberger jusqu’à 1,5 million de personnes. Cela laisse au pays un potentiel de 2,5 millions de résidents supplémentaires, soit environ la poussée démographique attendue d’ici à 2050, le tout dans des zones à bâtir existantes. A noter que beaucoup d’incertitudes subsistent quant à l’évolution de la population.
Vous parlez de la LAT. Quel est son bilan après dix ans d’application?
Il est très positif. Nous avons, à nouveau, appris à densifier, ce qui a mis un frein au mitage du territoire. Les réflexions stratégiques ont aussi gagné en importance. Tous les cantons ont dû présenter un concept d’aménagement du territoire, qui a à son tour obligé les communes à agir. Genève est exemplaire à cet égard, ayant été jusqu’à établir une vision territoriale transfrontalière 2050 pour le Grand Genève et porter une réflexion sur le socle du vivant comme base de toute planification.
Cette densification n’entrera-t-elle pas à terme en conflit avec l’agriculture?
L’objectif principal de la LAT est de renforcer le principe primordial de séparation entre les zones à bâtir et celles qui ne le sont pas et de protéger en conséquence les bonnes terres agricoles. L’agriculture ne peut que gagner si l’on densifie au lieu d’utiliser de nouvelles terres agricoles pour y mettre des constructions, des routes, des installations. Si l’on veut tendre vers l’autonomie en matière énergétique, on le veut aussi en matière d’agriculture. Or, pour cela, il faut du sol agricole. Il y aurait plutôt un conflit entre agriculture intensive et biodiversité. Aujourd’hui, les surfaces les plus fertiles sont destinées à l’agriculture intensive, ce qui entre souvent en conflit avec le maintien de la biodiversité. Davantage d’agriculture biologique et régénérative serait nécessaire, mais cette vision n’est pas partagée par tous les milieux paysans. Nous voterons par exemple en septembre sur l’initiative Pour l’avenir de notre nature et de notre paysage, aussi appelée initiative biodiversité. Elle est combattue par l’Union suisse des paysans. A titre personnel, je pense qu’il faut un changement de mentalités. Les consommateurs rechignent à acheter des produits bio en raison de leur prix plus élevé que ceux issus de l’agriculture conventionnelle. Il faudrait que les prix soient inversés et que le bio soit moins cher que le conventionnel pour changer complètement de paradigme.
Quelle influence aura le changement climatique sur l’aménagement du territoire?
Nous devons prendre la mesure d’une économie post énergies fossiles. Celle-ci freinera certes la croissance du système actuel, mais nous devons aller volontairement dans cette direction pour enrayer le réchauffement climatique. Si on ne le fait pas, on sera forcé de le faire. Personnellement je préfère le change by design au change by disaster.
La transition énergétique passe par la création de parcs solaires ou éoliens. Or, ils sont peu prisés par la population et rencontrent des oppositions de la part de défenseurs de la nature. On connaît des projets d’infrastructures qui n’ont pas vu le jour pour protéger une espèce de batraciens, par exemple. Comment faire la pesée des intérêts?
Ce sont des questions délicates qui sont régulièrement tranchées par les tribunaux. Il y a un exemple célèbre à Granges, dans le canton de Soleure, où il y avait un projet de construction de six éoliennes. Il est apparu que plusieurs espèces d’oiseaux et de chauves-souris, placées sur la liste rouge des espèces menacées en Suisse, vivaient là. Le Tribunal fédéral a estimé que les énergies renouvelables représentent un intérêt national, mais que c’est aussi le cas de la protection de la nature. Il a donc trouvé un compromis et autorisé la construction de quatre des six éoliennes. L’ensemble de la procédure ayant duré longtemps, la technologie des éoliennes avait progressé entretemps. Résultat: les quatre éoliennes de dernière génération finalement construites produisent plus d’énergie que les six prévues à l’origine! Une autre histoire qui a fait couler beaucoup d’encre est celle du plécoptère, ou mouche de pierre, et d’une petite centrale hydroélectrique dont la construction était prévue en Valais. Dans ce cas, la mouche, respectivement la biodiversité, l’a emporté sur l’installation, considération faite de sa taille et de son importance mineure pour la sécurité de l’approvisionnement. D’où l’importance de recenser en amont tous les intérêts en présence. Concernant le solaire, la bonne nouvelle est que 80% des panneaux nécessaires pourront être posés sur des installations existantes. Ceux devant être construits dans la nature devront l’être dans des régions déjà touchées par l’humain, comme par exemple des domaines skiables ou des lacs de retenue existants.
Parlons des infrastructures. Quels sont les principaux défis en termes d’aménagement ces prochaines années?
Si on pense à la mobilité, il est important que ces infrastructures soient réellement utiles. Les autoroutes ont par exemple été l’une des causes du mitage du territoire. Leur objectif était de relier rapidement les régions du pays. Le fait qu’elles facilitent surtout un trafic pendulaire en constante augmentation n’avait pas été suffisamment anticipé. Il faut être attentif à ces effets de rebond. Le transfert modal est ainsi relativement aisé dans les centres urbains, mais plus difficile dans les régions éloignées. Pour ces dernières, je crois beaucoup dans le potentiel du covoiturage, qui sera facilité à l’avenir grâce à la digitalisation et à des applications dédiées pour les usagers. Bien entendu, il faudra étendre les transports publics, d’où l’importance de coordonner zones à bâtir et transports. A cela s’ajoutent les besoins de l’économie, qui ne cessent d’évoluer. Historiquement, l’industrie se trouvait là où l’énergie était bon marché. Puis là où la main-d’œuvre était bon marché. Aujourd’hui, nous observons un phénomène de relocalisation, notamment lié à l’essor de l’industrie 4.0. Il faudra penser de manière qualitative des zones d’activités mixtes, par exemple sur plusieurs étages. On peut imaginer une entreprise industrielle au rez-de-chaussée, une entreprise de services à l’étage et, si l’environnement s’y prête, des logements tout en haut. La densification implique des utilisations diversifiées et des constructions flexibles.
En tant qu’association faîtière, EspaceSuisse s’engage-t-elle pour promouvoir la relève dans les métiers de l’aménagement du territoire?
Oui, ce d’autant plus que nos métiers connaissent aussi une pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Nous nous engageons pour montrer qu’il ne s’agit pas au premier chef de métiers techniques, mais que l’aménagement du territoire comporte aussi des aspects sociaux et créatifs importants. En 2016, nous avons édicté une charte pour la promotion de la relève, qui commence à porter ses fruits. L’offre de formation et de formation continue s’est améliorée au cours des dernières années, mais nous manquons toujours de spécialistes de l’aménagement. En Suisse romande, beaucoup de main-d’œuvre est importée de France. Le manque est plus criant en Suisse alémanique. Avec la baisse de natalité que connaît la Suisse, les choses ne vont pas aller en s’améliorant.
Pour conclure, pouvez-vous nous dire quelques mots sur le projet-de-territoire-suisse.ch?
Il s’agit d’un concept de territoire qui est le fruit d’un travail des trois niveaux de l’Etat. Les communes, les cantons et la Confédération le portent ensemble. C’est une source d’inspiration pour les acteurs de l’aménagement. Il y est question de l’évolution climatique et de la manière de s’adapter à ce changement, de sécurité de l’approvisionnement énergétique et de durabilité. Ce projet encourage la pensée en territoires fonctionnels, comme par exemple l’arc lémanique ou la métropole zurichoise. Comme il n’est pas liant, il est plus audacieux et plus disruptif que les plans traditionnels d’aménagement du territoire. En ce sens, ce projet est une source d’inspiration. D’ici à la fin de l’année, une consultation publique aura lieu qui permettra de continuer à avancer sur ce concept.
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