#Etats-Unis La construction des Etats-Unis est indissociable de l’expropriation brutale des populations autochtones et de la création des réserves indiennes, qui accueillent aujourd’hui un tiers de la population indigène américaine.
L’annonce est passée largement inaperçue le 4 décembre 2023 aux Etats-Unis. Ce jour-là, les Américains avaient les yeux rivés sur la Bande de Gaza, sur les troubles au Yémen et sur Renaissance, le film de Beyoncé, star du box-office. Dans les réserves indiennes, la conclusion d’un programme de 1,9 milliard de dollars alloué par le département de l’intérieur américain pour permettre aux tribus de racheter des terres qui leur avaient appartenu a clairement fait de ce 4 décembre 2023 une date importante. Le programme était la conséquence d’une plainte collective déposée en 1996 par Elouise Cobbell, une indienne Blackfeet du Montana, qui accusait le gouvernement américain de devoir des milliards de dollars aux tribus indiennes pour l’exploitation illégale de leurs terres depuis les années 1880. Au terme d’une longue bataille légale, l’administration de Barack Obama avait annoncé un accord avec les plaignants en 2009 et créé le fonds pour financer le rachat des terres par les tribus indiennes. Au total, ces dernières ont ainsi pu récupérer plus de douze mille kilomètres carrés.
Indian Removal Act
Pour pouvoir mesurer pleinement la signification de cette victoire pour les populations autochtones, il faut remonter à 1823. Cette année-là, John Marshall, le juge présidant la Cour suprême américaine, avait statué que les tribus indiennes avaient le droit d’occuper les terres sur lesquelles elles vivaient, mais n’en avaient pas la possession. L’année suivante, le gouvernement américain créait le département des affaires indiennes pour mettre en pratique une politique qui prendra, au cours du XIXème siècle, le nom de destinée manifeste et qui s’appuyait sur le verdict du juge Marshall.
A cette époque, les colons se considéraient investis d’une mission divine, dont le but était d’étendre la civilisation occidentale à l’Ouest américain. Selon cette logique, le Congrès adoptait en 1830 l’Indian Removal Act, une loi qui autorisait le gouvernement américain à expulser de leurs terres les Indiens vivant dans le sud des Etats-Unis. Conséquence: entre 1830 et 1850, quelque quatre-vingt mille personnes issues de cinq grandes tribus indiennes - Cherokee, Seminole, Chickasaw, Muscogee et Choctaw - ont été chassées vers ce qui est aujourd’hui l’Oklahoma. Cette politique d’épuration ethnique au cours de laquelle plus de treize mille personnes ont trouvé la mort a été baptisée Trail of Tears (Sentier des Larmes). Elle a conduit au passage de l’Indian Appropriation Act de 1851 au Congrès, loi fondatrice des réserves indiennes.
Indian Appropriation Act
A l’origine, les relations entre le gouvernement américain et les tribus indiennes étaient régies par des traités. Entre 1778 et 1871, les Etats-Unis ont ainsi signé plus de trois cent septante traités avec les tribus qui étaient implicitement considérées comme des nations souveraines sur le sol américain. Le problème, c’est qu’aucun de ces traités n’a été respecté et que les Etats-Unis n’ont cessé de réprimer les tribus pendant cette période. L’Indian Appropriation Act de 1871, vingt ans après celui de 1851, a marqué un nouveau tournant. A l’origine, ce texte de loi déterminait le budget alloué aux agences gouvernementales qui s’occupaient des affaires indiennes. Mais il contenait également une clause stipulant que les tribus indiennes n’étaient pas des nations indépendantes et qu’elles ne pouvaient donc pas conclure des traités avec le gouvernement américain comme le faisaient les pays étrangers.
Au total, le gouvernement américain s’est approprié plus de six millions de kilomètres carrés de terres indiennes, selon Claudio Saunt, un professeur de l’Université de Géorgie. Ce dernier souligne une réalité historique importante: le Congrès et le président ont non seulement eu le pouvoir de créer les réserves, mais aussi d’en réduire la taille à leur guise. En 1864, soit l’année suivant l’abolition de l’esclavage aux Etats-Unis, le président Abraham Lincoln crée une réserve pour les indiens Chehalis en morcelant leur territoire dans ce qui est aujourd’hui l’Etat du Washington (ouest des Etats-Unis). Vingt-deux ans plus tard, le périmètre de cette réserve était encore revu à la baisse par le président Grover Cleveland.
Nations
Le fonctionnement des réserves indiennes a été guidé par une idée phare: en échange de leurs terres, les tribus indiennes recevaient l’assurance de pouvoir jouir de droits inaliénables comme l’accès à la santé, à l’éducation et à un filet social. Corollaire: les Etats-Unis ont gardé la possession légales des terres, mais les tribus ont obtenu le droit de les utiliser et jouissent d’une autonomie qui se traduit par la volonté de certaines tribus de se faire appeler nations.
L’exemple le plus connu est celui de la nation Navajo dans l’Arizona (ouest des Etats-Unis). La réserve de septante et un mille kilomètres carrés est voisine du Grand Canyon et comprend certains des plus beaux paysages américains, dont la célèbre Monument Valley. Trois cent mille Navajos vivent dans ce territoire géré par un gouvernement tribal. Les Navajos paient l’impôt fédéral comme tous les autres Américains, mais pas l’impôt étatique de l’Arizona. L’accès à la santé et aux services sociaux est théoriquement assuré par le gouvernement américain, mais reste problématique à l’intérieur de la réserve, rongée par la pauvreté.
Energies renouvelables
La nation Navajo perçoit sa propre TVA dans la réserve et gère les revenus provenant de l’extraction des ressources naturelles. Pendant des années, la réserve était une source d’uranium et de charbon pour le réseau électrique de l’Ouest américain. A la fermeture des mines qui appartenaient à des entreprises privées américaines, la nation Navajo a parié sur les énergies renouvelables.
«Cette région est vraiment unique, car elle a beaucoup souffert de l’abandon des mines d’uranium dans les années 1950-1960», explique Brett Isaac, un jeune entrepreneur navajo spécialisé dans les énergies renouvelables rencontré à Cameron, une ville navajo qui doit accueillir un parc solaire. «Nous avons d’abord dû récupérer ces terres. C’est pourquoi ce genre d’initiative énergétique a une signification particulière pour les Navajos.»
Le dépôt de la plainte collective d’Elouise Cobbell en 1996 a contribué à améliorer les relations entre le gouvernement américain et les populations des réserves. Les progrès se sont accélérés pendant la présidence de Barack Obama, entre 2008 et 2016, notamment grâce au passage d’une résolution en 2010, dans laquelle le gouvernement demandait pardon aux tribus indiennes.
Force politique
Aujourd’hui, un tiers de la population indigène américaine - soit sept cent mille personnes - vit dans les réserves. Les tribus sont devenues une force politique qui a le pouvoir d’influencer l’élection présidentielle en faisant basculer des Etats clé pour la Maison Blanche, comme l’Arizona et le Nevada. Consciente de cette réalité politique, l’administration du président démocrate Joe Biden a poursuivi la politique de Barack Obama pour améliorer les relations avec les tribus indiennes. A son arrivée à la Maison Blanche en 2021, il a notamment nommé Deb Haaland, issue de la population autochtone, première Secrétaire du département de l’intérieur. Lors de son audience pour sa confirmation au Congrès, Deb Haaland a rappelé aux élus que le site où avait été construit le Capitole faisait partie des terres ancestrales des tribus Nacotchtank, Anacostan et Piscataway, une manière subtile de remémorer aux sénateurs que les Etats-Unis ont été créés sur des terres ne leur appartenant pas à l’origine.
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