La grande transformation des zones industrielles genevoises
Pierre Cormon
Publié vendredi 16 décembre 2022
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#Zones industrielles Les zones industrielles genevoises sont en train de vivre une grande mutation.
Genève transforme ses zones industrielles pour faire face au manque de terrains, à l’évolution de l’économie et à la prise de conscience croissante des enjeux environnementaux. Progressive, plus marquée à certains endroits, moins à d’autres, leur mutation se manifeste aussi bien dans des secteurs accueillant des activités traditionnelles, comme le Bois-de-Bay, que dans d’autres comprenant des hôtels à entreprises pouvant abriter des activités très diverses, comme l’Espace Tourbillon, à Plan-les-Ouates.
La transformation est née d’un triple constat. Premièrement, tant la législation que le résultat des dernières votations laissent peu de possibilités d’étendre les surfaces bâties dans le canton. Or, il connaît une pénurie de terrains industriels, depuis des années déjà, alors même que la mutation du secteur Praille- Acacias-Vernets conduira certaines entreprises de la zone à déménager. Il faut donc trouver d’autres solutions.
Laboratoires et ordinateurs
Deuxièmement, une partie des activités industrielles se transforment. Certaines continuent à avoir besoin de beaucoup d’espace au sol et à générer des nuisances (bruit, poussière ou trafic de poids lourds). D’autres, notamment dans les nouvelles technologies, ont un tout autre profil. Leurs employés travaillent dans des laboratoires ou devant des ordinateurs. Elles pourraient parfaitement cohabiter avec des activités tertiaires. Si elles ont toute leur place en zone industrielle, c’est que les loyers y sont moins chers et qu’elles y trouvent un écosystème dans lequel s’intégrer.
Enfin, la prise de conscience des enjeux environnementaux incite à intensifier les efforts en matière de développement durable. «Les entreprises n’ont pas attendu pour s’y lancer, ne serait-ce que pour des raisons financières», raconte Nicolas Aune, secrétaire de l’Union industrielle genevoise, l’association patronale du secteur. «Leur consommation d’énergie, par exemple, a beaucoup baissé.» En revanche, ces efforts sont souvent faits de manière individuelle. Or, la collaboration entre entreprises recèle de nombreuses autres possibilités, comme le montrent les zones industrielles du Bois-de-Bay ou de Plan-les-Ouates (lire ci-dessous).
Projet écoparc
Bref, il faut faire quelque chose, s’est dit il y a une dizaine d’années Yves Cretegny, alors directeur de la Fondation pour les terrains industriels (FTI, l’organisme en charge de la planification, de la gestion et de l’implantation des entreprises industrielles et artisanales dans le canton).
C’est ainsi qu’a été lancé le projet écoParc. «L’idée a été de transformer les zones industrielles de manière proactive, de l’intérieur, plutôt que de se le faire imposer par des lois», raconte Marc Sneiders, qui a mis en place la démarche à la FTI. Trois concepts se sont imposés: la densité du bâti, la mixité des activités et l’écologie industrielle.
Densification
La densification des zones industrielles, qui vise à rationnaliser l’usage du sol, implique de les gérer de manière toute différente.
«Historiquement, on attribuait une parcelle à une entreprise, qui développait son projet selon les critères de construction du moment», raconte Marc Sneiders. «La prochaine entreprise s’installait sur la parcelle d’à côté et, quand il n’y en avait plus de libre, il fallait prospecter dans d’autres zones.» L’entreprise était maîtresse chez elle. Elle s’agrandissait au fur et à mesure de ses besoins et de ses capacités financières, si elle avait la place.
La densification repose sur une toute autre logique. La FTI peut attribuer une parcelle à une entreprise et exiger qu’elle mutualise des espaces, l’attribuer à plusieurs entreprises pour qu’elles élaborent un projet commun ou confier un terrain à un développeur immobilier pour qu’il construise des bâtiments destinés à être partagés. Dans tous les cas, la FTI peut poser aux promoteurs des exigences environnementales dépassant le minimum légal. «On peut par exemple définir un certain nombre de critères en matière de gestion des eaux ou de bâti à faible impact», illustre Marc Sneiders. Cette approche, non encore systématique, devrait le devenir.
Cette concentration d’entreprises favorise le développement de transports publics, souvent embryonnaires en zone industrielle. «L’idée est de densifier les activités autour des pôles de transports publics et de placer les entreprises ayant une densité d’emplois moins élevée dans les zones moins bien desservies», note Delphine Louillet, référente écoParc à la FTI.
Mixité
La densification permet aussi d’introduire la mixité d’activités. Une société de services peut difficilement s’installer dans une fonderie ou chez un carrossier. Quand un investisseur construit un immeuble industriel, en revanche, il peut réserver une partie des locaux à des entreprises de services. Selon les cas, elles paient des loyers plus élevés que les autres, qui permettent de rentabiliser plus facilement l’opération. «Certaines zones peuvent ainsi accueillir jusqu’à 40% d’activités tertiaires», précise Pierre-Alain Prévost, secrétaire patronal de l’Union industrielle genevoise.
Écologie industrielle
L’écologie industrielle, enfin, est une approche visant notamment à mutualiser les ressources. Les rejets d’une entreprise peuvent ainsi devenir la matière première d’une autre. Les flux de matières étant limités dans le canton, on a adapté l’approche aux spécificités locales. L’idée est toujours de mutualiser les ressources, mais on a étendu cette approche aux places de parc, aux espaces de production, aux installations énergétiques, voire aux patrouilles de surveillance (lire ci-dessous).
Une philosophie qui va de pair avec la densification: plus on mutualise d’infrastructures, plus on économise l’espace. Elle implique également un changement de pratique à la FTI. «Nous devons réfléchir à placer la bonne entreprise au bon endroit, afin qu’elle puisse développer des collaborations avec ses voisines», souligne Delphine Louillet.
Commissions écoparc
Transformer les zones industrielles nécessite d’impliquer les entreprises dans leur gouvernance. C’est pour cela que des commissions écoParc ont été créées à la ZIPLO et à la ZIBAY (quatre autres devraient l’être à la ZIMEYSAVER: zone industrielle de Meyrin, Satigny et Vernier). Elles groupent des représentants des autorités cantonales, communales, de la FTI et des entreprises de la zone.
«Nous nous réunissons trois fois par année», raconte Edward Kernen, qui représente les entreprises dans celles de la ZIPLO. «Nous examinons différents objets et propositions, qui peuvent venir aussi bien des autorités que de la FTI ou des entreprises. Nous discutons en particulier des questions de mobilité, qui reviennent constamment dans la zone.»
Reste que des entreprises auront toujours besoin de vastes espaces au sol. C’est notamment le cas des activités de production et des recycleurs. «Il n’existe plus de parcelles libres et adaptées à notre activité», regrette Robert Angelozzi, secrétaire patronal de l’Association des recycleurs de Genève.
Des entreprises mettent leurs ressources en commun
L’union fait la force. C’est ce que se sont dit cent trente-quatre entreprises, employant plus de huit mille personnes, qui se sont réunies au sein de l’Association des entreprises de la zone industrielle de Plan-les-Ouates (AZIPLO). Cet organisme leur permet d’échanger, de se coordonner et de participer à la gouvernance de la zone.
Trente-deux entreprises ont également adopté un plan de mobilité commun, qui offre à leurs sept mille collaborateurs des solutions pour se passer de la voiture individuelle. Une centrale de mobilité a été créée pour le mettre en œuvre, à l’initiative et avec le soutien financier de la commune. Elle offre notamment des solutions de covoiturage, prête des vélos électriques, fournit des informations sur les itinéraires devant être privilégiés, etc. «Il s’agit d’un vrai succès», estime Edward Kernen, président de l’AZIPLO.
Collaborations
Des collaborations se développent entre les entreprises de la zone, facilitées par leurs échanges dans le cadre de l’association. «Une société collecte et valorise l’huile alimentaire usagée; elle propose ses services aux restaurants et aux réfectoires de la zone», raconte Edward Kernen. D’autres entreprises collaborent en matière de bureautique, d’informatique ou d’énergie.
La zone industrielle de Bois-de-Bay (ZIBAY) est également riche en coopérations. Les entreprises Friderici (transports) et Mathez (gros œuvre) y installeront un centre opérationnel commun pour leurs véhicules, sur une parcelle de 8475 m2. Il permettra de libérer deux parcelles d’une taille équivalente ailleurs dans le canton. Les entreprises Prelco et Serbeco travaillent aussi volontiers ensemble (lire ci-dessous).
Centrale solaire
Une centrale photovoltaïque de sept mille mètres carrés a été installée dans la zone l’an dernier, sur le toit d’un bâtiment accueillant des activés industrielles et logistiques. L’électricité qu’elle produit est actuellement utilisée à 10% par le bâtiment lui-même, le reste étant injecté dans le réseau.
A terme, l’idée est de créer un réseau local couvrant la moitié des besoins des entreprises qui s’installeront sur six parcelles adjacentes. L’électricité sera fournie à prix coûtant et devrait couvrir 50% de leurs besoins. Huit entreprises accueillent également des visiteurs dans le cadre d’un parcours permettant au public de découvrir l’écologie industrielle. Un projet de patrouilles de sécurité communes à plusieurs entreprises a en revanche été abandonné.
Un parking partagé a été développé dans la zone industrielle de Meyrin-Satigny (ZIMEYSA), le ZIMEYSAPARK, qui compte six cent dix places. Il a été porté par un privé et son usage est supervisé par la FTI. «L’idée est de supprimer des places de parc individuelles pour libérer des surfaces, rendues soit aux espaces publics (lieux de rencontre, de service, etc.), soit à la production», commente Delphine Louillet.
Réseau thermique
Quant aux entreprises de la zone industrielle de Riantbosson (ZIRIAN), elles partagent un réseau thermique (lire ci-dessous). Le canton vient de voter une loi permettant de subventionner la récupération de la chaleur dégagée par des activités informatiques, artisanales et industrielles. Il concernera des projets comme celui de l’entreprise Infomaniak, qui veut chauffer une vingtaine d’immeubles résidentiels à La Chapelle-Les-Sciers grâce à la chaleur engendrée par ses serveurs.
La FTI veut catalyser ce type de collaborations. Elle a pour cela organisé des ateliers dans plusieurs zones industrielles. Ils sont ouverts à toutes les entreprises du périmètre concerné. «Il s’agit d’examiner leurs besoins communs», explique Delphine Louillet. Les entreprises peuvent exprimer leurs préoccupations, comme l’impact de chantiers sur les déplacements dans la zone, l’approvisionnement en énergie ou la sécurité. Des projets communs peuvent être développés sur cette base.
Collaborations tous azimuts à la ZIBAY
Pourquoi aller chercher au loin ce qu’on a sous la main? C’est ainsi que l’on pourrait résumer la philosophie de l’entreprise Prelco, qui préfabrique des éléments en béton dans la zone industrielle du Bois-de-Bay (ZIBAY).
Elle a développé des liens étroits avec l’entreprise voisine, Serbeco (recyclage). «Notre collaboration a débuté avec le bois usagé», raconte Jérémy Bras, ingénieur recherche et développement chez Prelco.
«Comme nous sommes voisins de parcelle, nous le déposons sur la limite de la nôtre et ils le récupèrent directement chez nous quand ils en ont le temps, ce qui limite les déplacements.» Cette manière de faire a été adoptée parce qu’elle était à la fois pratique et économique – avant même que le développement durable ne prenne place au centre des réflexions.
Des déchets au ciment
«Selon la qualité du bois, nous le recyclons pour en faire de nouveaux panneaux ou du combustible de substitution pour les cimenteries, qui remplace des énergies fossiles», ajoute Bertrand Girod, directeur général de Serbeco. «Prelco utilise donc du ciment fabriqué en partie avec ses propres déchets.»
Prelco confie aussi ses restes de matériel d’isolation à Serbeco, qui, pour sa part, fournit sa voisine en verre pilé. «Il nous arrive de l’intégrer au béton, pour des raisons esthétiques», précise Jérémy Bras. «C’est cependant l’architecte qui décide; notre pouvoir se limite à lui proposer différentes solutions.»
Centrale solaire
Les deux entreprises et leur voisin Maulini (construction) ont travaillé à un projet de centrale photovoltaïque commune. Des obstacles juridiques ont empêché l’intégration de Prelco dans ce mini-réseau, mais des gaines ont été posées sous une route séparant la parcelle de Serbeco de celle de Prelco, au cas où une solution se dessinerait. Serbeco et Maulini sont allées de l’avant et la production devrait débuter d’ici à la fin de l’année. «Nous prévoyons de produire environ 30% de notre consommation par ce biais», relève Bertrand Girod.
Prelco a développé un autre partenariat avec un concasseur de béton de la zone.
«Nous avons dimensionné des moules sur mesure en partenariat avec un transporteur et une entreprise de concassage de la zone industrielle, de sorte que nos déchets de béton puissent être transformés facilement et rapidement en granulats recyclés, puis réintroduits dans notre cycle de production pour réaliser des bétons recyclés, préservant ainsi au maximum les ressources naturelles», explique Jérémy Bras. Les déchets d’armatures métalliques sont confiés à une entreprise voisine, qui les achemine dans une fonderie, par le rail.
Pneus usagés
Quant à Serbeco, elle collabore avec d’autres entreprises de la ZIBAY, comme Pneus Claude, à qui elle confie les pneumatiques usagés qu’elle collecte et réceptionne en vue d’un réemploi ou d’une valorisation énergétique, selon leur état.
Réseau thermique partagé à la ZIRIAN
Mettre à profit les ressources locales: cette philosophie est également mise en oeuvre dans la zone industrielle de Riantbosson (ZIRIAN), à Meyrin, qui abrite des entreprises telles que Media Markt, Pfister ou Decathlon. Plusieurs bâtiments sont chauffés et rafraîchis grâce à une nappe phréatique locale, qui n’était pas exploitée jusque-là.
C’est la construction du Riantbosson Centre par le promoteur Swiss Prime Site qui a donné l’impulsion. Ce bâtiment labellisé Minergie contient des surfaces commerciales et administratives. Un appel d’offres pour la réalisation d’un petit réseau thermique a été lancé en 2016 et remporté par l’entreprise EKZ.
Six puits
Le réseau est constitué par six puits: trois pour puiser l’eau dans la nappe de Montfleury, à cinquante mètres de profondeur, et trois pour la restituer. Des pompes à chaleur permettent de puiser les calories de cette eau pour chauffer les bâtiments. Quant au rafraîchissement, il est fait de manière passive: la température de l’eau suffit à baisser celle des locaux. Il s’agit d’une technologie comparable à celle du réseau GeniLac, appelé à couvrir une grande partie du canton.
«Le réseau capte l’énergie de la nappe en hiver, pour le chauffage», explique Marc Hoess, chef de projet chez EKZ. «Si l’on s’en tenait à cela, elle risquerait de refroidir. On lui restitue donc de la chaleur en été, qu’on a retiré des bâtiments en les rafraîchissant.»
Le réseau, initialement limité à Riantbosson Centre, a été étendu à trois bâtiments: ceux qui abritent Fust et Qualipet, l’hôtel NH et Media Markt. «Il existe du potentiel pour l’étendre encore; des discussions sont en cours», précise Marc Hoess.
L’Espace Tourbillon, modèle de mixité
«La mixité apporte de la vie et permet de rationnaliser la mobilité», estime Nicolas Aune. Si les travailleurs de la zone peuvent trouver un fitness, un supermarché ou un restaurant à proximité, ils ont moins de raisons de se déplacer. Elle permet aussi d’encourager les contacts entre les entreprises: on lance plus facilement des projets en commun si l’on se rencontre régulièrement au fitness du coin.
L’Espace Tourbillon, dans la zone industrielle de Plan-les-Ouates, permet d’avoir une idée de ce que cela peut donner. On n’y trouve pas de bâtiments industriels traditionnels, mais de hauts immeubles et quelques activités atypiques dans une zone industrielle, visant à améliorer la qualité de vie des usagers du secteur: un supermarché, un fitness, une brocante… Un espace logistique partagé et accessible aux camions a été placé au sous-sol, ce qui a permis d’aménager des espaces plus conviviaux en surface. Les parkings, la déchetterie et la fourniture de chaleur sont aussi mutualisés.
«Nous voyons cette évolution de manière positive», remarque Edward Kernen. «Il faut cependant rester prudent: des activités industrielles impliquent encore de faire circuler des poids lourds, qui cohabitent difficilement avec des trottinettes.»
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