La guerre en mode start-up

Pierre Cormon
Publié vendredi 19 septembre 2025
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#Ukraine Le pays cherche à compenser son infériorité en hommes et en matériel conventionnel par la vitalité de ses start-up.

Un pays en guerre, cela devrait faire fuir les investisseurs. Pas en Ukraine. Les investissements étrangers directs y ont connu une baisse dramatique la première année de guerre (ils ont été divisé par quatorze). Depuis, ils ont sensiblement repris. S’ils ne représentent encore que la moitié du niveau de 2021, ils sont égaux à ceux qu’attire la Russie, quatre fois et demie plus peuplée et au produit national brut trois fois et demie plus élevé. Le moteur de cette reprise est évidemment l’industrie de la défense. L’Ukraine est devenue l’un des pays les plus innovants en la matière, en cherchant à tirer parti de son haut niveau technologique pour compenser son infériorité en termes d’hommes et de matériel militaire conventionnel.

Conditions cadre

Le gouvernement ukrainien a sensiblement amélioré les conditions cadre de l’innovation. Depuis le début de la guerre, «l’Ukraine a adopté quelque vingt lois et résolutions de portée significative, visant à accélérer le développement du marché interne des technologies de la défense», affirmait Mykhailo Fedorov, vice-premier ministre, en octobre dernier.

Les droits de douane et les impôts ont été baissés, les conditions pour obtenir des permis et licences assouplies, les procédures bureaucratiques accélérées. Le gouvernement choie également les entreprises dont la contribution à l’effort de guerre est reconnue. Elles peuvent bénéficier de prêts à des taux préférentiels et leurs employés sont exemptés de service militaire.

Cluster

Un cluster, Brave1, vise à rapprocher les investisseurs, les entreprises privées, les organismes d'Etat et l'armée. Quelque cinq cents projets sont financés par Brave1, essentiellement avec des fonds étrangers. «Nous avons quatre cents investisseurs qui pour la plupart n’avaient jamais investi dans le secteur de la défense», a déclaré Andrii Hrytseniuk, directeur du programme, au magazine allemand Die Wirtschaftswoche.

Le but est de transformer les idées en prototypes, puis en armes déployées sur le terrain à une vitesse qui donne le tournis. Les drones en sont l’exemple emblématique. Alors que la livraison de ceux commandés par la Suisse à une entreprise israélienne a déjà six ans de retard, les compagnies ukrainiennes innovent en continu. On comptait sept fabricants avant la guerre, mille deux cents maintenant. La production se comptait en centaines par année, elle se chiffre maintenant en millions.

Itération

La diversité est au menu. «Les drones ukrainiens vont des petits bateaux autonomes patrouillant en mer Noire aux avions parcourant des centaines de kilomètres en Russie», remarque The Economist. «La plupart sont conçus pour être fabriqués à partir de pièces bon marché, faciles à trouver et à assembler.» Les entreprises travaillent de manière itérative, améliorant leurs produits en permanence au vu des retours du terrain.

D’autres axes d’innovation sont constitués par la guerre électronique, la santé, le renseignement et les armes. Les efforts font l’objet d’une coordination avec l’OTAN afin d’assurer que les équipements ukrainiens respectent les normes de l’alliance.

Coopération avec l’UE

Les Occidentaux veulent participer à ces efforts. L’Union européenne a annoncé le lancement de l’initiative BraveTech EU, qui mobilisera cent millions d’euros (partagés pour moitié entre l’UE et l’Ukraine). «Parmi les actions prévues figurent des hackathons de la défense axés sur l'Ukraine, la mise en relation d'entreprises et d'investisseurs ukrainiens et européens, le financement de la R&D pour des start-up européennes et ukrainiennes et des possibilités de tests technologiques pour les entreprises européennes du secteur de la défense en vue d'appuyer le développement technologique en Ukraine», communique la commission européenne. Bref, l’industrie de la défense ukrainienne ressemble plus à l’Innovation Center de l’EPFL qu’aux gigantesques usines secrètes du complexe-militaro- industriel soviétique. On en oublierait presque que le but de la plus grande partie de ses innovations est de détruire et tuer plus efficacement. 


Agilité ukrainienne, rigidité étasunienne

Si le secteur ukrainien de la défense se caractérise par son agilité et sa diversité, celui des Etats-Unis se distingue par sa rigidité. Le secteur de la défense étasunien a connu un fort mouvement de concentration, a constaté le Ministère de la défense (Pentagone) dans un rapport de 2022. Depuis les années 1990, le nombre des principaux fournisseurs est passé d’une cinquantaine à une dizaine. «Un tel manque de concurrence engendre la complaisance», commente le think thank Forbes Technology Council. «Pourquoi s'efforcer d'améliorer son offre quand on est le seul acteur sur le marché? L'écosystème qui en résulte permet à des systèmes hors de prix et peu performants de s'imposer dans toutes les forces armées.» Le Pentagone a désigné le manque de concurrence comme un risque stratégique. «Sans une action déterminée, nos combattants risquent la défaite sur le champ de bataille», a appuyé récemment le Defense Innovation Board, une commission consultative conseillant le ministre de la défense. Contrat Les Etats-Unis cherchent maintenant à apprendre de ce qui se fait ailleurs. Un contrat portant sur l’achat de drones ukrainiens et de licences pour les fabriquer sur sol étasunien serait en négociation, ont rapporté plusieurs organes de presse. Le montant se chiffrerait en dizaines de milliards de dollars. Le rôle proéminent pris par les drones dans la guerre en Europe donne des sueurs froides aux stratèges étasuniens. Tant les moteurs que les batteries utilisées par les drones russes et ukrainiens sont en effet fournis en grande partie par leur rival stratégique: la Chine.  

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