Les appels d'offres fédéraux désavantagent les entreprises romandes

Pour fournir des aimants de haute technicité à l’Institut Paul Scherer, l’allemand est accepté, mais pas le français ou italien.
Pour fournir des aimants de haute technicité à l’Institut Paul Scherer, l’allemand est accepté, mais pas le français ou italien.
Pierre Cormon
Publié mardi 02 mai 2023
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#Marchés publics fédéraux Certains appels d’offres fédéraux n’acceptent que des offres en allemand. Des adjudicateurs ne fournissent en outre des informations qu’en allemand.

Trente-quatre à deux: en football, le score paraîtrait irréel. C’est pourtant celui des entreprises ayant obtenu les plus importants marchés des grandes centrales d’achat fédérales, en 2020. Trente-quatre sont alémaniques, une romande, une étrangère, et aucune tessinoise.

Le score est un peu meilleur chez armasuisse: 6,4% des marchés ont été attribués en 2020 à des soumissionnaires latins. On est cependant loin d’une répartition équilibrée. Cette situation a plusieurs causes, a remarqué une étude commandée par la Confédération en 2014 (lire cidessous). L’une d’entre elles est liée aux langues. Pour décrocher des marchés fédéraux, mieux vaut être germanophone que francophone ou italophone. De gros progrès ont pourtant été faits en matière d’équité linguistique. Jusqu’aux années 2010, il n’était pas rare que des appels d’offres fédéraux n’acceptent que des offres en allemand. La pratique était considérée comme légale. La situation était très confortable pour l’administration, où l’allemand domine généralement.

ll y a une douzaine d’années, les Latins ont commencé à manifester leur mécontentement. Des entreprises se sont plaintes auprès de l’administration fédérale. Des journaux ont publié des articles à ce sujet. Plusieurs interventions ont été déposées par les parlementaires latins, de gauche comme de droite (les deux premières d’entre elles avaient été inspirées par un éditorial d’Entreprise romande).

Problème reconnu

La Confédération a admis qu’il existait un problème, «mais elle a dû un peu se faire tordre le bras», image Nicolas Rufener, secrétaire général de la Fédération genevoise des métiers du bâtiment.

Des mesures visant à promouvoir l’égalité linguistique ont été définies en 2014, puis de nouvelles dispositions légales sont entrées en vigueur en 2018. En règle générale, les appels d’offres doivent être lancés en deux langues officielles, dont celle du lieu du chantier, dans le cas des marchés de construction. Les offres doivent pouvoir être rendues en italien, en français et en allemand.

Règles respectées... ou non

Ces règles semblent bien mises en œuvre par l’administration fédérale au sens strict, ainsi que dans le domaine de la construction, selon les constatations d’Entreprise romande. La Confédération s’est dotée d’un Centre de compétence en termes de marchés publics, qui forme et assiste les offices fédéraux. Quant à la Conférence des achats de la Confédération, elle a émis des recommandations, disponibles en ligne.

Un passage en revue des offres fédérales publiées en mars 2023 fait cependant ressortir plusieurs anomalies. Des entités acceptent des offres dans trois langues officielles, mais ne publient l’appel d’offres qu’en allemand. La loi exige pourtant qu’il le soit dans deux langues officielles. De plus, Entreprise romande a trouvé cinq appels d’offres n’acceptant les offres que dans une seule langue officielle (quatre fois l’allemand, une fois le français) et, dans certains cas, en anglais. «Cela fait beaucoup, et semble indiquer que la législation n’est pas entrée dans tous les esprits», commente Patrick Vallat, expert en marchés publics. Or, aucune entité n’est en charge de surveiller que les adjudicateurs fédéraux respectent effectivement la loi. Dans quatre cas, l’organisateur, avec lequel Entreprise romande a pris contact, a reconnu son erreur et corrigé l’appel d’offres (il s’agit de CarPostal, d’armasuisse, de Swissgrid et du Ministère public de la Confédération).

Exception

L’Institut Paul Scherer invoque pour sa part une exception autorisée par la législation, dans le cas de prestations techniques hautement spécialisées. Dans le domaine concerné par la procédure, «la langue des affaires est l’anglais», explique Mirjam van Daalen, porte-parole de l’Institut. «Pour tous les autres appels d’offres, nous acceptons bien sûr volontiers le français et l’italien.» La préférence donnée à l’anglais n’explique cependant pas pourquoi l’allemand est également accepté, de préférence aux autres langues officielles.

«Des soumissionnaires potentiels estimant que les prescriptions sur les langues n’ont pas été respectées dans un cas d’espèce peuvent déposer un recours contre l’appel d’offres auprès du Tribunal administratif fédéral», remarque Jonas Spirig, porte-parole de l’Office fédéral de la logistique et des constructions.

Craintes

Le font-ils? «C’est rare que des entreprises s’y risquent», répond Patrick Vallat. «Elles s’imaginent qu’elles seront prétéritées lors de futurs appels d’offres et, pire, que cela aura une incidence sur l’adjudication du marché pour lequel elles ont finalement osé déposer une offre à la suite de leur recours.» Une entreprise fribourgeoise a pourtant osé aller jusqu’au Tribunal administratif fédéral, en 2017. Elle contestait une procédure des CFF, dans laquelle seules des offres en allemand étaient admises. Les juges lui ont donné raison, estimant que la langue choisie conférait un avantage indu aux entreprises alémaniques.

L’arrêt concernait l’ancienne législation, mais la réflexion des juges conserve toute sa pertinence.


Les Latins moins enclins à participer

La langue n’est pas le seul facteur qui explique le rôle prépondérant des entreprises alémaniques dans les marchés publics. Les facteurs culturels jouent également un rôle important. Bien des Suisses romands appréhendent la lourdeur supposée de l’administration fédérale.

«La manière de travailler diffère d’une région linguistique à l’autre», commente Nicolas Rufener. «Les procédures sont menées de manière plus formelle en Suisse alémanique, avec une charge administrative plus conséquente, ce qui peut rebuter des entreprises latines», poursuit Patrick Vallat.

Géographie

La géographie joue également un rôle. «Plus une entreprise est éloignée de l’entité qui lance l’appel d’offres ou du lieu d’exécution du marché, moins elle y participe», remarque Patrick Vallat. Les entreprises genevoises, notamment, sont réputées pour leur peu d’ardeur à chercher des marchés fédéraux. «Elles ont déjà fort à faire dans le canton, dont l’économie est très dynamique», relève Nicolas Rufener. Les Latins participent donc vraisemblablement moins aux appels d’offres, même si la Confédération ne dispose pas de statistiques à ce sujet.

Office fédéral des routes exemplaire

Il existe tout de même des domaines où la répartition linguistique fonctionne bien. L’Office fédéral des routes octroie 21% de ses adjudications à des entreprises latines. Les appels d’offres et les documents de l’Office sont souvent publiés dans la langue du lieu. De plus, contrairement aux contrats de fournitures et à certains contrats de services, les travaux doivent être effectués à un endroit précis. Les entreprises se trouvant à proximité ont donc un gros avantage.


Une législation qui avantage les alémaniques

Même lorsque les procédures respectent strictement la législation, les entreprises latines sont souvent désavantagées. Si les adjudicateurs doivent accepter les offres en allemand, français et italien, la procédure est le plus souvent menée en allemand.

«Il existe souvent une phase au cours de laquelle les candidats peuvent poser des questions», illustre Patrick Vallat. «Une entreprise romande peut le faire en français, mais la réponse lui sera souvent donnée en allemand.»

Auf Deutsch

Les documents techniques accompagnant l’appel d’offres sont souvent fournis uniquement en allemand – sauf dans les marchés de construction dont le chantier est situé en zone francophone ou italophone. «Cela se justifie en particulier par la hausse considérable des coûts et les retards que leur traduction entraînerait», a expliqué le Conseil fédéral dans sa réponse à une interpellation parlementaire d’Olivier Feller (PLR/VD). La législation l’autorise expressément, rendant la vie plus facile aux entreprises alémaniques.

 

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