Le bio ne peut pas nourrir la planète

L’agriculture biologique n’est pas en mesure de nourrir la planète entière, même au prix d’un changement profond de nos habitudes alimentaires.
L’agriculture biologique n’est pas en mesure de nourrir la planète entière, même au prix d’un changement profond de nos habitudes alimentaires.
Pierre Cormon
Publié vendredi 18 février 2022
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#Agriculture La généralisation du bio se heurterait à une barrière physique: la relative rareté d'azote assimilable par les plantes.

L’agriculture biologique présente des avantages indéniables. Elle préserve notamment davantage les sols et les eaux que l’agriculture conventionnelle1. Son usage très modéré d’antibiotiques minimise le risque d’apparition de résistances. A l’échelle locale, elle est sans doute plus en harmonie avec l’environnement que l’agriculture conventionnelle. Elle rassure également les consommateurs, qui préfèrent éviter les traces de pesticides dans leur alimentation – encore que dans les quantités où on les trouve en Suisse, on n’a pas pu prouver qu’ils soient nocifs. Elle présente tout de même également des inconvénients. Sa difficulté et ses coûts de production sont supérieurs à ceux de l’agriculture conventionnelle, et la variabilité des rendements peut poser des problèmes aux filières – il se peut qu’elles manquent de tel ou tel produit une mauvaise année. Deux autres inconvénients, dont on parle assez peu, ne posent pas de problème à petite échelle, mais empêcheraient de fait une généralisation du bio.

Rendements inférieurs

Le bio connaît en effet des rendements inférieurs – le pourcentage varie selon toute une série de facteurs, mais il est typiquement de quelques dizaines de pourcent. Cela est notamment dû à ce que, quand les plantes sont attaquées par des ravageurs, elle ne peut pas recourir à des produits aussi efficaces que l’agriculture conventionnelle. Une plus grande part des récoltes est perdue. Il faut donc cultiver une surface plus grande qu’en agriculture conventionnelle pour produire la même quantité de nourriture – de quelques dizaines de pourcents. Si la planète entière se convertissait du jour au lendemain au bio sans un changement profond de ses habitudes alimentaires, il faudrait donc trouver de 20% à 40% de terres arables en plus, au détriment des espaces naturels. L’accélération de la déforestation serait presque inévitable. On se heurterait cependant rapidement à un autre obstacle, physiquement totalement infranchissable.

Un trio de nutriments

Toutes les plantes ont besoin de puiser des nutriments dans le sol, au premier rang desquels le phosphore, le potassium et l’azote. Or, ceux qu’elles contiennent est retiré du champ au moment de la récolte – et, dans les sociétés modernes, finissent en partie dans nos toilettes, après avoir transité dans nos assiettes. Il faut donc continuellement en rapporter dans les champs. Le phosphore et le potassium peuvent venir de sources minérales, certes non inépuisables. Ce n’est pas le cas de l’azote. Si cet élément constitue la plus grande partie de l’air, les plantes ne peuvent pas l’assimiler sous cette forme. Pour qu’il rentre dans le cycle végétal, il doit d’abord être synthétisé par des bactéries vivant en symbiose avec certains hôtes, comme les légumineuses. De là, il se diffuse dans les règnes végétal et animal, qui ne peuvent s’en passer.

Deux sources

«Les agriculteurs traditionnels apportaient l’azote nécessaire (à leurs cultures) de deux manières», écrit le chercheur transdisciplinaire Vaclav Smil2. «En recyclant toutes les matières organiques disponibles et en faisant alterner les cultures de céréales ou d’oléagineux avec des légumineuses.»

Or, dès la fin du XIXème siècle, on s’est aperçu que la quantité d’azote qui pouvait être mobilisée de la sorte était limitée. On craignait qu’elle ne puisse suffire à nourrir une population en croissance et que l’humanité s’achemine inexorablement vers la famine.

Cela aurait effectivement pu être le cas, sans une invention méconnue dont la portée dépasse largement celle d’internet, de la télévision ou du téléphone portable. Il s’agit du procédé Haber-Bosch, mis au point par les chercheurs éponymes peu avant le début de la Première Guerre mondiale. Il permet de synthétiser l’azote de l’air sous une forme utilisable par les plantes, auxquelles on l’apporte sous forme d’engrais.

Trois milliards de personnes

Sans lui, on ne pourrait pas nourrir plus de trois milliards de personnes selon les diètes existantes, a calculé Vaclav Smil. Même en adaptant nos diètes et nos pratiques de manière à minimiser le gaspillage d’azote, il subsisterait un déficit substantiel. Bref, ce n’est que grâce au procédé Haber-Bosch que l’on peut nourrir neuf milliards d’humains. «Fritz Haber et Carl Bosch ont eu un plus grand effet sur le monde que pratiquement qui que ce soit dans l’Histoire», estime le biochimiste et cuisinier Anthony Warner3.

Or, l’agriculture biologique apporte de l’azote aux cultures sous la même forme que les agriculteurs d’antan: avec des matières organiques (comme le lisier) et la rotation des cultures. Les engrais issus du procédé Haber-Bosch ne sont pas autorisés. La généralisation de ce mode de culture se heurterait donc rapidement à des limites, celles de la quantité d’azote disponible à l’état naturel.

Pratique de niche

L’agriculture biologique n’est donc pas en mesure de nourrir la planète entière, même au prix d’un changement profond de nos habitudes alimentaires. Elle a de nombreuses vertus, mais elle est condamnée à rester une pratique de niche, de par les règles qu’elle s’impose.

 

1Mais pas forcément que l’agriculture de conservation, qui permet de régénérer les sols et d’y capturer du CO2, au prix d’un usage modéré de pesticides.

2Vaclav Smil, Numbers Don’t Lie, 71 Things You Need to Know About the World, Penguin Books, 2020.

3Anthony Warner, Ending Hunger, The Quest to Feed the World Without Destroying It, Oneworld, 2021.

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