Le sort de l’agriculture sera réglé dans les urnes

La législation suisse est l’une des plus strictes et des plus détaillées au monde au sujet de la protection des animaux.
La législation suisse est l’une des plus strictes et des plus détaillées au monde au sujet de la protection des animaux.
Flavia Giovannelli
Publié vendredi 09 septembre 2022
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#Agriculture Les agriculteurs affrontent un vote délicat sur l’initiative contre l’élevage intensif en Suisse, déposée par les milieux antispécistes et écologistes.

Quelle est la situation actuelle dans l’élevage d’animaux de rente en Suisse? Selon un rapport présenté par l’Union suisse des paysans (USP), la Confédération fait déjà figure de pionnière pour ce qui est de sa politique de soutien public. La législation suisse est l’une des plus strictes et des plus détaillées au monde au sujet de la protection des animaux.

Deux programmes de systèmes de production - Systèmes de stabulation particulièrement respectueux des animaux et Sorties régulières en plein air - sont la bible des paysans helvétiques. «Ces programmes ont déjà été introduits dans les années 1990 et profitent depuis à l’ensemble du cheptel. On notera aussi qu’il n’existe plus d’élevage de poules en batterie depuis 1991, alors que de nombreux de pays de l’Union européenne autorisent encore ce type d’élevage, sans parler de la situation ailleurs dans le monde, où de nombreux pays ne connaissent guère de prescriptions minimales concrètes», résume Michel Darbellay, du Département production, marché et écologie, à l’USP. De plus, la Confédération mise sur des incitations, par le biais de paiement directs auxquels ont droit les éleveurs particulièrement respectueux du bien-être animal. La limitation des effectifs maximaux - déjà formalisée - n’existe sous cette forme qu’en Suisse. Ces prescriptions comprennent à la fois des exigences au sujet de la construction, de l’alimentation et des conditions de transport des animaux.

De leur côté, les éleveurs, à de rares exceptions, vivent en symbiose avec leurs troupeaux. Ils savent bien que la quête de la viande parfaite dépend de la qualité de vie qu’ils leur offrent. Leurs cheptels font l’objet de contrôles fréquents. En bout de chaîne, la qualité de la viande vendue subit de rigoureuses analyses scientifiques. En résumé, cette combinaison de contraintes légales, de labels et d’efforts volontaires fait que l’élevage des animaux de rente en Suisse est solidement encadré. On peut donc légitimement se demander comment les partisans de l’initiative contre l’élevage intensif veulent encore aller plus loin. Ces derniers exigent ainsi que l’équivalent des normes du bio actuelles devienne une disposition constitutionnelle (lire ci-dessous). Verdict dans les urnes le 25 septembre.

De sévères conséquences

Si l’initiative passe, on condamnerait presque à coup sûr plusieurs formes d’élevage, en particulier les filières du porc et du poulet indigènes. Une étude de la Haute Ecole du Nord-Ouest de la Suisse a évalué les conséquences qu’aurait un oui à l’initiative sous un angle scientifique. Il en ressort que le taux d’auto-approvisionnement passerait de 58% à environ 5% pour les poulets de chair, de 56% à 20% pour les œufs et de 92% à 50% pour les porcs. Des pertes considérables d’emplois dans l’agriculture et dans les secteurs de la transformation, comme les abattoirs, en découlerait.

AgriGenève, l’association des agriculteurs genevois, s’attend à un renchérissement des produits carnés entre 20% et 40%, soit une hausse estimée à mille huit cents francs par famille et par an. Sachant que les mêmes exigences devraient idéalement s’appliquer aux importations, celles-ci seraient alors plus compliquées, donc plus chères, sans que les autorités suisses puissent aller vérifier sur place l’application respectueuse des critères prônés. En outre, la Confédération a précisé, dans sa prise de position en défaveur de ce texte, que ce dernier serait en violation de nombreux accords que la Suisse a signés. Pour François Erard, directeur d’AgriGenève, la vision du comité d’initiative repose sur l’illusion d’une sécurité, sans que le bien-être animal soit amélioré. 


Que demande l’initiative «contre l’élevage intensif»?

Le texte a été lancé par Sentience Politics, une association antispéciste, qui veut inscrire dans la Constitution suisse les standards d’élevage du bio (selon le cahier des charges du bio Suisse de 2028) à toutes les exploitations détenant du bétail. Son objectif affiché serait de préserver la dignité des animaux de rente, tels que volailles, bovins et porcs. A ce titre, la Confédération devrait fixer des exigences minimales plus strictes pour un hébergement et des soins respectueux des animaux, l’accès à l’extérieur, l’abattage et la taille maximale des groupes par étable. Le Conseil fédéral a rejeté cette initiative sans proposer de contre-projet, estimant que la Loi suisse sur la protection des animaux, et les nombreuses ordonnances qui la précisent, est l’une des plus strictes au monde. La FER Genève recommande de suivre cette position.


Prométerre insiste sur la vocation agricole du canton de Vaud

Assistera-t-on à une divergence de vues entre campagnes et villes lors de cette votation? A la tête de l’association faîtière agricole vaudoise Prométerre, Luc Thomas sait qu’il doit en tout cas convaincre les indécis. Il s’appuie, pour cela, sur la diversité géographique d’un canton volontiers présenté comme une Suisse miniature. Il peut ainsi bien évaluer les éventuelles différences de perception de la population selon qu’elle habite l’un des pôles urbains, sur le plateau rural ou en zone de montagne, c’est-à-dire dans le Jura ou les Préalpes.

Sans surprise, les principaux opposants à toutes formes d’élevage - sans distinction - se trouvent surtout en milieu urbain. On peut donc présumer qu’il existe une méconnaissance des enjeux globaux dépassant la simple prise en compte du bien-être animal, aussi important soit-il.

Pour Prométerre, cette vision extrémiste consiste à remettre en cause l’ensemble des activités d’un secteur, parce qu’on stigmatise ce qui nous dérange, en ignorant les bénéfices qui profitent à tous. «Il y a des contradictions dans cette position dogmatique, qui prétend aimer la Nature mais qui en a surtout une image d’Epinal, à côté des réalités», explique Alexandre Truffer, responsable de la communication chez Prométerre. L’association se mobilise pour montrer l’importance d’avoir une production autochtone. «Lorsqu’on vit en contact au quotidien avec des agriculteurs, on comprend mieux leur rôle, qui est fondamental pour la stabilité des écosystèmes», commence Luc Thomas, directeur de Prométerre. «Il ne faut pas oublier non plus que les paysans ont pour charge de protéger et de ménager les espaces ruraux. Leur cadre d’action est défini par la Confédération et le développement cohérent du territoire repose en grande partie sur leurs épaules.» Pour être en mesure de continuer à assumer ces fonctions, les agriculteurs doivent pouvoir vivre de leur travail. «Les choix d’orientation sont fortement liés à la productivité. Si par malheur la votation venait rompre un équilibre fragile, il ne faudrait pas s’étonner des effets en cascade», avertit Luc Thomas.

Des efforts «pour rien»?

Dans le canton de Vaud comme ailleurs, les filières porcine et avicole sont les plus menacées dans leur existence. Or, ces dernières années, pour répondre à une demande croissante de la population et aux nouvelles exigences de qualité, ces exploitations ont déjà consenti de lourds investissements. «Dans la plupart des cas, en Suisse romande, il s’agit de petites exploitations, tenues par des éleveurs, voire des familles, qui ressentent une certaine fierté à remplir leur rôle auprès de la population. Mais ils sont nombreux à se sentir également lassés et déstabilisés par ces initiatives qui les visent directement», observe encore Luc Thomas.


La famille Baudet gère la production de ses œufs du début à la fin

Il est difficile d’imaginer un circuit plus court que celui proposé par la ferme La Pièce, à Céligny, propriété de la famille Baudet. Actuellement, près de dix-huit mille poules s’ébattent sur le terrain de la ferme ou dans les vastes poulaillers. Leur nombre peut sembler important - c’est le plus grand élevage du canton -, mais il est modeste par rapport à ce qui se voit couramment aux Etats-Unis ou en Amérique latine, qui vont facilement jusqu’au million de volailles. Plus proche d’ici, en Allemagne, les lots dépassent les cent mille.

Chez les Baudet, le soin porté à leurs poules se remarque à l’investissement consenti pour le bien-être des animaux et pour la qualité des produits qu’ils mettent sur le marché. Ils achètent uniquement des poussins nés en Suisse, qui arrivent lorsqu’ils ont entre quinze à dix-sept semaines. Ils sont ensuite nourris principalement aux grains de blé et de maïs, cultivés sur place. Les animaux vont et viennent librement pendant la journée, sauf si les conditions météo ne le permettent pas, ou s’il faut prendre des précautions particulières, comme lorsqu’il y a des risques de grippe aviaire. «Nous veillons à la santé de nos animaux en mettant en place des mesures d’hygiène rigoureuses, sans parler des nombreux contrôles auxquels nous sommes astreints», explique Sandra Baudet.

Les œufs pondus sont triés selon leur calibre et ventilés depuis le site. Labellisés Genève Région Terre Avenir, ils sont proposés en vente directe sur la ferme ou arrivent, via un intermédiaire, sur les rayons des grands détaillants comme la Coop et la Migros. «On peut reconnaître nos œufs, car leur origine est imprimée sur la coquille», précise Sandra Baudet, qui est fière de son métier et du rôle qu’elle joue pour les consommateurs romands.

Très active au sein de la profession, Sandra Baudet est présidente de l’Union des paysannes et des femmes rurales genevoises. Elle se sent particulièrement concernée par les enjeux de la votation, puisque selon les normes qui entreraient en vigueur, son cheptel devrait baisser à deux enclos de deux milles volailles au maximum. «Nous sommes la quatrième génération présente sur ce site. Depuis 2015, nous nous consacrons aux poules pondeuses et, auparavant, nous avons déjà dû abandonner les vaches productrices de lait à cause des prix trop bas sur ce marché. Nous nous sommes ensuite adaptés à une demande en hausse pour les œufs de la région», résume Sandra Baudet.

La famille a donc dû emprunter pour construire les installations adéquates et, dans ce domaine d’activité, il s’agit de montants dépassant les centaines de milliers de francs. Si l’initiative passait, les Baudet se retrouveraient avec un gros emprunt sur les bras. Ce qui les amènerait à se demander, comme d’autres, s’il ne faut pas jeter l’éponge. Ce serait donc la fin d’œufs frais et locaux.


La famille Bidaux élève des bœufs et des poulets de haut vol à Genève

C’est sur deux sites de la commune de Troinex que la famille Bidaux se consacre à des activités diverses d’agriculture et de viticulture (domaine de la Pierre-aux-Dames). Pour Patricia Bidaux, l’avenir de ces métiers passe par la diversification. Les exploitations participent ainsi à l’ensemble de l’économie locale. Autant d’ambitions qui seraient remises en cause en cas de oui le 25 septembre prochain.

Ce matin d’août 2022, la chaleur est déjà forte et les pommiers en avance sur la parcelle de huit mille mètres carrés où se trouvent les poulaillers de la ferme Bidaux. Ce sont quelque deux mille cinq cents poulets de race Marsillon - des Cou Nu Noir réputés pour la saveur et la fermeté de leur chair - qui s’ébattent librement à l’extérieur. «Ils adorent les pommes», précise Michel Bidaux, qui passe rapidement le relais à sa femme, avant de partir vaquer à d’autres tâches. Ce n’est pas le travail qui manque, même si les soixante vaches de la race Angus sont absentes, encore aux pâturages en Valais.

En faisant le tour du vaste enclos extérieur où se trouvent les volailles, Patricia Bidaux explique que ces dernières passent leur journée entre le pré et le poulailler, à leur convenance, durant nonante jours, puisque le couple a choisi de se consacrer à un élevage long, synonyme de qualité supérieure à la vente. En d’autres termes, cela signifie que les animaux engraissent tranquillement, pouvant passer de l’intérieur à l’extérieur sans contrainte. Seule exception à cette règle: la période où les poussins sont encore trop jeunes pour sortir, ce qui serait néfaste à leur santé. Chez les Bidaux, outre le passage auprès des bêtes, des caméras filment le site en permanence et plusieurs écrans relaient les images depuis le bureau central. «Ainsi, on remarque tout de suite si les animaux sont stressés. De plus, le vide sanitaire de quinze jours minimum entre deux élevages nous permet de nous passer de traitement», résume-t-elle.

Grande perte financière

Elever des poulets, c’est un travail qui ne connaît presque aucun temps mort, sachant qu’outre les bons soins pendant la période d’élevage, il faudra ensuite préparer le départ des poulets, soit nettoyer et désinfecter complètement le site avec des opérations manuelles. Malgré tout, cette manière de faire ne correspondrait pas aux normes que veulent instaurer les auteurs de l’initiative. «Il faudrait diminuer le nombre de bêtes à deux mille et répartir la période d’engraissement dans des poulaillers de maximum cinq cents têtes, ce qui demande la mise en place de nouveaux poulaillers. De plus, comme de nombreux agriculteurs à Genève, nous ne sommes pas propriétaires du terrain, donc la construction d’infrastructures supplémentaires - destinées à séparer les poulets en plusieurs enclos - nous ferait inévitablement nous poser la question de la viabilité de l’entreprise. Et la réponse serait sans doute négative, conclut-elle, attristée à cette perspective. Devenue paysanne par mariage il y a plus de vingt ans, Patricia Bidaux a progressivement laissé de côté son premier métier, infirmière. «Vous pensez bien que si j’avais le sentiment de ne pas vendre à mes clients une viande de qualité, que nous consommons en famille, je m’abstiendrais», résume cette députée au Grand Conseil.

Pour une agriculture au fonctionnement «organique»

Rompue à la communication et soucieuse de défendre les intérêts de sa branche, elle constate que les plus hostiles à toute forme d’élevage ont toujours refusé son invitation à venir visiter sa ferme. De même qu’ils la boycottent sur les réseaux sociaux. «C’est vraiment dommage, car je suis persuadée qu’il faut aborder les questions sur l’agriculture de manière organique, certains diraient holistique. La terre, pour produire, a besoin d’intrants. Or, dans la mesure où on les souhaite les plus naturels possible, il n’y a pas d’autre apport que le purin et le fumier. Autre exemple, le biogaz – chez un paysan de Satigny – fonctionne grâce à une masse critique de biomasse. Diminuer l’élevage, c’est aussi diminuer le bénéfice de leur apport.» Toucher à un secteur agricole aura un impact sur l’ensemble, c’est en cela que le fonctionnement de l’agriculture est «organique». 


Le point de vue d’un chef étoilé

A la tête de La Chaumière depuis quelques années, Serge Labrosse, fort de ses origines bourguignonnes, a développé une cuisine authentique et inventive. Pour répondre à ses exigences, il privilégie l’approvisionnement en circuits courts et de qualité.

Voisin de La Maison Forte et surtout du poulailler de Troinex, il se fournit auprès de la famille Bidaux depuis quelques années. «J’apprécie vraiment ces poulets fermiers et leur bœuf Angus», commence Serge Labrosse. «Je connais ces agriculteurs ainsi que leurs méthodes et leur exploitation depuis que je me suis installé ici. Depuis, je viens chercher mes commandes à l’appel, quand on m’annonce que l’élevage arrive à terme. J’achète environ cinquante à cent volailles sur un lot plusieurs fois dans l’année et généralement un demi ou un bœuf entier, que je me charge de conditionner», explique le chef.

Au courant des enjeux de la votation contre l’élevage intensif, Serge Labrosse ne cache pas son inquiétude. En parlant avec les agriculteurs de la région, il sait que beaucoup d’entre eux devront renoncer à leur production - surtout à la volaille - en cas de oui.

«Je pense que ce projet va complètement à contre-courant des dernières tendances de la gastronomie, où l’on valorise de plus en plus les produits locaux, frais et de saison. Mes clients et les particuliers apprécient une telle offre. Si l’initiative passait, ce serait un drame pour tout le monde», conclut Serge Labrosse.

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