Les aides d’Etat en Suisse, point clé des négociations avec l’UE

L’hôtellerie suisse bénéficie d’un taux de TVA réduit, une mesure indispensable pour la compétitivité du secteur touristique.
L’hôtellerie suisse bénéficie d’un taux de TVA réduit, une mesure indispensable pour la compétitivité du secteur touristique.
Steven Kakon
Publié mercredi 23 octobre 2024
Lien copié

#Subventions En Suisse, le soutien de l’Etat au secteur privé est ciblé et moins développé que dans l’UE. Il connaît en outre un déficit de transparence, auquel s’ajoute un manque de surveillance. Etat des lieux.

La Suisse doit-elle se doter d’une politique industrielle? La question a fait des remous jusque dans la Berne fédérale au printemps dernier. Le Conseiller aux Etats vaudois Pascal Broulis (PLR) s’est indigné contre un économiste de l’Université de Saint-Gall, qui a déclaré que l'impact de la fermeture de Vetropack (la dernière verrerie du pays), du point de vue de la Suisse dans son ensemble, «est faible et si les pays étrangers subventionnent leur industrie, les Suisses pourraient bénéficier de prix plus bas». L’élu PLR a affirmé que «l'économiste en question n'a aucune idée de la vie, que la production industrielle nationale est importante et que toute réduction est une perte», rapportait la Neue Zürcher Zeitung le 15 juin. Dix-neuf conseillers nationaux ont cosigné une motion qui exige une stratégie industrielle nationale en faveur du verre.

La même semaine, la conseillère aux Etats soleuroise Franziska Roth (PS/LU) a appelé à des mesures d'urgence pour sauver l'aciérie de Gerlafingen, «si nécessaire avec une loi d'urgence». Son collègue Damian Müller (PLR/LU) a déposé une autre motion du même ton appelant à des aides d’Etat en faveur de l'industrie sidérurgique – «afin de garantir la Suisse en tant que site de production et de maintenir l’économie circulaire». En conclusion d’un rapport intitulé Retour de la politique industrielle? publié en mars 2024, Avenir Suisse souligne des «développements problématiques qui visent à promouvoir des branches industrielles précises» et va jusqu’à affirmer que «c’est uniquement en renonçant à la politique industrielle que la Suisse restera à l’avenir une économie nationale forte et compétitive». En d’autres termes, selon le think tank, les aides d’Etat seraient à bannir. Si le Secrétariat d’Etat à l’économie juge qu’elles peuvent avoir pour effet des «distorsions de concurrence», il reconnaît qu’elles peuvent être souhaitables, notamment pour des raisons politiques.

Cela étant dit, quelle politique la Suisse mène-t-elle en matière d’aides d’Etat à l’économie privée? Quels secteurs bénéficient-ils d’un soutien de l’administration fédérale, cantonale ou communale? De quelle manière et sous quelles conditions? Ces aides sont-elles surveillées?

«Etat en retrait»

«En comparaison internationale, l’Etat suisse reste plutôt en retrait, au-delà de l’agriculture et du tourisme», analyse la NZZ.

«Les entreprises qui bénéficient d'aides en Suisse sont très souvent des entreprises publiques», souligne Lukas Schmid, spécialiste au sein d’Avenir Suisse. Et de poursuivre: «Depuis que la politique industrielle a de nouveau le vent en poupe dans le monde, les entreprises privées sont de plus en plus nombreuses à bénéficier du soutien de l'État. Il s'agit souvent d'entreprises dont les produits ou les technologies sont considérés comme méritant d'être soutenus, comme par exemple les produits à double usage ou les technologies à faible émission de CO2».

Quarante-huit milliards de francs

L’Administration fédérale des finances (AFF) a établi une banque de données relative aux subventions fédérales. Elle comporte des indications détaillées sur environ cinq cents subventions fédérales allouées par la Confédération en 2023 et dont le montant total avoisine quarante-huit milliards de francs. Toutes ne sont pas destinées à l’économie privée. Le niveau de subventions y est classé selon le département, selon les secteurs économiques et selon l’unité administrative.

Penchons-nous sur les secteurs économiques les plus concernés.

L’agriculture représente un peu plus de 3,5 milliards de francs, soit environ 7,5% du total des subventions. Les paiements directs versés dans l’agriculture apparaissent dans la liste des dix plus grandes subventions, avec plus de 2,8 milliards de francs. Précisons que l’agriculture n’entre pas dans la définition de la politique industrielle, qui comprend les activités commerciales et le secteur des services.

Tourisme

La politique du tourisme est incluse dans le chapitre «Economie». Ce sont plus de septante millions de francs versés à Suisse Tourisme pour l’exécution de son mandat (soit une majeure partie de son budget) et plus de onze millions de francs dédiés au «soutien de projets destinés à stimuler la compétitivité du tourisme par des innovations». A cela s’ajoute le taux de TVA réduit, actuellement de 3,7%, dont l’hôtellerie bénéficie depuis 1996. «Il est d'une importance capitale pour provoquer un allègement des coûts des établissements d'hébergement et renforce, surtout en période de franc fort, la compétitivité de la branche par rapport aux pays voisins», peut-on lire sur la page internet de la Fédération suisse du tourisme.

Enfin, en 2023, plus de vingt-cinq millions de francs ont été versés en vertu de la Nouvelle politique régionale. Dans ce cadre, la Confédération soutient surtout les projets dans les régions de montagne, dans les zones rurales ainsi que dans les régions frontalières.

De 2024 à 2027, le parlement a alloué un total de 429 millions de francs au tourisme, ce qui correspond à une augmentation de 15% par rapport à l’enveloppe de la législature précédente, calcule Lukas Schmid.

Soutien à l’innovation

«Les subventions pour les parcs d’innovation sont populaires et largement répandues en Suisse», écrit Avenir Suisse. La Confédération accorde notamment des garanties de crédit. Les cantons soutiennent aussi leurs parcs d’innovation régionaux par des subventions: dans le cadre du projet Innovation Park West EPFL, la fondation vaudoise EIP et Biopôle bénéficient par exemple de prêts sans intérêts de la part du canton à hauteur de 33 millions de francs. De même, Innosuisse (l’agence suisse pour l’encouragement de l’innovation) a reçu plus de 328 millions de francs de contribution financière en 2023, selon les données de l’AFF. L’organisme facilite la mise en œuvre de projets qui répondent à un besoin du marché et qui peuvent se traduire par une réussite économique ou offrir une valeur ajoutée pour l’entreprise.

Déficit de transparence

Ces données sont néanmoins lacunaires: la destination effective de ces fonds n’est pas indiquée et seuls les paiements directs y figurent. «On peut partir du principe qu’elles ne représentent que la partie émergée de l’iceberg des subventions, car il existe une multitude d’autres types de subventions qui ne sont recensées nulle part», affirme Avenir Suisse.

A cela s’ajoute un autre problème: de telles vues d’ensemble sont totalement absentes dans les cantons. Or, ceux-ci maintiennent encore aujourd’hui des régimes d’aide (comme les garanties d’Etat pour les banques cantonales ou les exonérations fiscales pour les fournisseurs d’énergie cantonaux), qui ont été abolis sous cette forme dans l’UE. La nature et le montant des aides que les entreprises peuvent recevoir varient d’un canton à l’autre. «Les aides sont un des critères dans le choix fait par les entrepreneurs avant de s’installer», confirme Hélène Gache, directrice de l’OPI à Genève. «C’est la limite du fédéralisme, qui nous sert et nous dessert à la fois», poursuit-elle.

A ce déficit de transparence s’ajoute un manque de contrôle. Pour l’heure, seul le domaine du transport aérien est surveillé par la Commission de la concurrence, qui émet un avis à l’intention des autorités qui accordent des aides.


Conditions cadre plutôt que subventions

La Suisse est moins généreuse avec ses industries que l’UE. Peu après l’annonce de la fermeture de l’usine Vetropack en mars dernier, le Conseil fédéral, via la voix du ministre de l’économie Guy Parmelin, avait clairement refusé toute politique industrielle, «parce que les risques existent que l’on maintienne des industries qui ne sont plus viables», ont relaté plusieurs médias. Il n’y aura donc pas de guerre de subventions. «Il y a en revanche, au travers de lois adoptées par le parlement, des moyens à la disposition des entreprises qui souhaitent investir dans le futur, par exemple dans la décarbonisation», avait-il ajouté.  La décision ravit economiesuisse: «Une politique industrielle visant à soutenir financièrement des entreprises individuelles ou la production de produits industriels spécifiques crée de fausses incitations qui ne sont pas motivées par le marché, ce qui entraîne des distorsions de concurrence», explique François Baur-Beaussart, délégué d’economiesuisse à Bruxelles. Tout comme le gouvernement, la faîtière préfère les conditions cadre aux subventions. Exemple: la suppression depuis le 1er janvier 2024, en Suisse, des droits de douane industriels sur les importations de produits industriels, quelle que soit l’origine de la marchandise. «C’est un bon exemple d’une mesure qui profite à l'ensemble de l'économie suisse et pas seulement à certains secteurs, car elle fait baisser les prix des produits intermédiaires que les entreprises suisses achètent à l'étranger. Les consommateurs en profitent également», estime François Baur-Beaussart.


Et dans l'Union européenne?

Interdites en principe, les aides publiques à l’économie privée peuvent être autorisées par l’Union européenne si elle estime que les potentiels effets positifs l’emportent sur les effets négatifs sur la concurrence et les échanges entre Etats membres. 
En général, toute mesure d’aide octroyée par un pays de l’UE aux entreprises doit être notifiée à la Commission pour approbation préalable, mais uniquement si elle excède un certain plafond. En raison de dispositions dérogatoires généreuses, plus de 80% des aides d’État sont désormais mises en œuvre par les États membres sans devoir être autorisées au préalable par la Commission. Celle-ci autorise la plupart des aides qui lui sont notifiées, note le Conseil fédéral. Dans les faits, les Etats membres aident le secteur privé dans des domaines aussi variés que la culture, les effets de la pandémie de covid-19, la guerre en Ukraine, la transition énergétique ou le développement de régions moins favorisées. Les Etats membres peuvent également bénéficier d’allocations de fonds structurels et demander à l’UE des ressources financières pour le financement de projets industriels stratégiques. L’UE mène aussi une politique industrielle active pour réaliser ses objectifs stratégiques, ainsi qu’en réaction aux développements dans d’autres régions du monde. C’est notamment le cas pour faire face à l’immense programme d’investissement lancé par les Etats-Unis, l’Inflation Reduction Act. «L’activité de subventionnement est considérablement plus développée dans l’UE qu’en Suisse», remarque Simon Hirsbrunner, avocat bruxellois spécialiste du droit de la concurrence.


Union européenne: négociations en cours

L’Union européenne connaît un système plus réglementé et transparent qu’en Suisse. La page de recherche publique State Aid Transparency donne accès aux données relatives aux aides individuelles communiquées par les États membres, conformément aux exigences européennes de transparence pour les aides d’État.

Enjeux sous la loupe

Bruxelles exige de la Suisse qu'elle reprenne à l'avenir de manière dynamique les règles de l'UE en matière d'aides d'État. C’est l’un des enjeux des discussions actuelles entre la Suisse et l’UE.

Trois accords relatifs au marché intérieur prévoyant des dispositions concernant les aides d’État sont concernés dans les négociations en cours: l’accord sur l’électricité, l’accord sur le transport aérien et celui sur les transports terrestres.

Les champs d’application devront être définis plus précisément, notamment en ce qui concerne les éventuelles exceptions et règles transitoires pour les aides existantes. Il en va de même pour les futurs accords sur le marché intérieur.

En 2022, un groupe de travail technique composé de représentants de la Confédération et des cantons a discuté des points clé d'une éventuelle surveillance des aides d'État en Suisse.

Cinq solutions

Les conclusions de ce groupe sont résumées dans un document disponible sur le site du Secrétariat d’Etat à l’économie, dans lequel cinq solutions sont listées.

  1. Reprise des règles matérielles pertinentes de l’UE en matière d’aides d’Etat ou réglementation autonome? La reprise des règles matérielles pertinentes de l’UE en matière d’aides d’Etat a été jugée préférable à la seconde proposition, qui aurait notamment pour inconvénient que «l’équivalence avec le droit de l’UE devrait être vérifiée en permanence, ce qui pourrait conduire à une plus grande insécurité juridique et à des divergences avec l’UE».
     
  2. Introduction d’une surveillance des aides d’Etat par secteur. L’approche par secteur est «à privilégier».
     
  3. Des exceptions spécifiques ou des délais transitoires devront être prévus pour les mesures de soutien étatique existantes et la préservation des intérêts essentiels de la Suisse. «Il serait important que la Suisse ait un droit de regard sur la législation si elle reprenait le droit européen de manière dynamique.»
     
  4. Améliorer la transparence des aides d’Etat vis-à-vis du grand public. «Les aides dépassant un certain seuil devraient être publiées.»
     
  5. Une autorité de surveillance suisse devrait examiner en amont les aides d’Etat. La décision finale pourrait être prise par un tribunal suisse. La Commission de la concurrence pourrait également assumer sa tâche de surveillance, «moyennant l’octroi de compétences et de ressources supplémentaires».
insérer code pub ici