#Science Les champignons jouent un rôle central dans la vie terrestre. Des chercheurs veulent tirer profit de leurs propriétés.
«Six manières dont les champignons peuvent sauver le monde»: tel est le titre de la conférence TED donnée par le mycologue Paul Stamets en 2011. Elle a été visionnée plus de huit millions de fois. Une illustration de l’engouement, voire de l’enthousiasme, que les champignons suscitent depuis quelques années. Des recherches explorent leur potentiel pour soigner les humains, les plantes, dépolluer les sols et même fabriquer des habits, des chaussures ou des briques. La Suisse n’est pas en reste: des entreprises et des instituts de recherche sont actifs sur ce créneau.
Les champignons sont en effet des êtres étonnants. Ils sont les premiers à être sortis de la mer pour coloniser la terre, bien avant les plantes. Ce n’est que grâce à eux que celles-ci ont pu les suivre. L’immense majorité des plantes vit en effet en symbiose avec eux, par le biais des racines. Les champignons fournissent des nutriments tels que le phosphore ou l’azote et reçoivent en retour des glucides et des lipides issus de la photosynthèse.
Vie souterraine
Même s’ils sont moins visibles que les animaux et les végétaux, la masse des champignons est supérieure à celle de ces deux règnes réunis. L’essentiel de leur vie se déroule sous terre. La partie qui émerge – comme les chanterelles que l’on saute à la poêle – n’est qu’une petite partie d’un être beaucoup plus complexe. On peut la comparer à un fruit: son goût et son odeur incitent des animaux à la manger, ce qui permettra à ses spores – l’équivalent des graines – d’être disséminées. L’essentiel du champignon est cependant constitué par le mycélium – un réseau de filaments comparable à des racines très fines et très agiles, qui explorent en permanence le sol. Il peut avoir la taille d’un grain de poussière ou s’étendre sur des kilomètres. Chaque extrémité choisit à chaque instant la direction la plus propice pour s’étendre, avec ce que l’on peut assimiler à une véritable intelligence spatiale.
Transports urbains
Des chercheurs ont ainsi disposé de la terre en reproduisant la carte de la Grande-Bretagne. Ils ont placé des blocs de bois à l’endroit où se trouvent des villes, d’une taille proportionnelle à la population de celles-ci. Les blobs (des organismes dont le fonctionnement est proche de celui des champignons) se sont très rapidement étendus de l’un à l’autre, en reproduisant le réseau autoroutier britannique. La même expérience a été réalisée avec Tokyo – les blobs ont reproduit le réseau de métro de la ville. Les auteurs de l’expérience «travaillent en ce moment à l’incorporation du comportement des blobs dans la conception de réseaux de transport urbain», relate le mycologue Merlin Sheldrake dans son ouvrage Le monde caché, Comment les champignons façonnent notre monde et influencent nos vies1. Des chercheurs font également recours à leurs capacités pour déterminer par quel chemin évacuer un bâtiment de la manière la plus efficace. D’autres imaginent qu’on pourrait créer une interface avec des mycéliums pour disposer d’un réseau d’information en continu sur l’état de l’environnement – que les champignons analysent en permanence.
Manipulation
Certains champignons - c’est le cas de l’ophiocordyceps - parasitent des fourmis et prennent le contrôle de leur comportement. Les fourmis quittent alors leur nid et grimpent sur la plante la plus proche – ce qu’elles ne font jamais en temps normal. Lorsqu’elles arrivent à l’endroit où la température et l’humidité sont optimales, elles plantent leurs mandibules (mâchoires) dans la nervure principale de la feuille. Du mycélium pousse à travers pour fixer les fourmis à la plante. Le champignon fait ensuite pousser une tige à travers la tête de l’insecte, à partir duquel il dissémine ses spores, dans des conditions optimales. «Ces champignons contrôlent le comportement de l’insecte hôte avec une précision chirurgicale», observe Merlin Sheldrake. Comment ils le font exactement reste un mystère.
«Après des décennies de recherche et des milliards de dollars d’investissement, notre capacité à réguler les comportements humains à l’aide de médicaments est loin d’être subtile», poursuit l’auteur. «Les neuroleptiques, par exemple, ne ciblent aucun comportement spécifique: ils ne font que tranquilliser. Comparez cela aux 99% de réussite de l’ophiocordyceps lorsqu’il s’agit de forcer une fourmi non seulement à grimper le long d’une plante et à effectuer la morsure mortelle (cela n’échoue jamais), mais bien à mordre à un endroit spécifique de la feuille.»
Bref, les champignons ont beaucoup à nous apprendre. Ce qui pousse un nombre croissant de chercheurs à se mettre à leur écoute.
1Merlin Sheldrake, Le monde caché, Comment les champignons façonnent notre monde et influencent nos vies, Editions First, 2021, 379 pages.
Une autre voie pour créer médicaments et pesticides naturels
Des médicaments produits à l’aide de champignons, on en compte déjà énormément. «Nous avons les mêmes pathogènes qu’eux», explique Paul Stamets dans sa conférence TED. «Ils nous fournissent donc les meilleurs antibiotiques.» Les propriétés pharmacologiques des champignons ont été abondamment étudiées. Pourtant, «on n’a fait qu’effleurer leur potentiel», estime Jean-Luc Wolfender, professeur à la Section des sciences pharmaceutiques de l’Université de Genève.
Pourquoi? «Parce que la recherche a essentiellement analysé les molécules qu’ils produisent en temps normal, dans des conditions de culture standard», répond Jean-Luc Wolfender. «Or, ils ont un potentiel pour s’adapter très rapidement à de nouvelles situations. Ils exploitent pour cela des parties de leur génome qui restent dormantes le reste du temps. Elles leur permettent de biosynthétiser de nouveaux composés, encore peu étudiés, qui peuvent présenter des activités biologiques très intéressantes.»
Stress
Une approche un peu oubliée a donc été relancée par Agroscope, le centre de compétence de la Confédération dans le domaine de la recherche agronomique et agroalimentaire. Elle consiste à placer des champignons dans des situations inhabituelles, stressantes, qui les poussent à se protéger en produisant des enzymes ou des métabolites de défense. «Il peut s’agir de les mettre en contact avec un autre champignon avec lequel ils entrent en conflit, de les soumettre à un grand froid, une grande chaleur, de les exposer à des rayons UVC, des produits chimiques, des bactéries, etc.» énumère Katia Gindro, cheffe du groupe mycologie d’Agroscope. On récolte alors une masse de données qui n’est analysable qu’à l’aide d’outils de chimie analytiques et computationnels sophistiqués, comme ceux que possède la Section des sciences pharmaceutiques de l’Université de Genève. «La recherche des composés bioactifs dans ces conditions de stress pour les champignons s’apparente à la recherche d’aiguilles dans une botte de foin, mais nous utilisons l’équivalent d’aimants pour nous faciliter la tâche», image Jean-Luc Wolfender. Une fois de nouvelles molécules identifiées, on les teste pour voir si elles ont des propriétés antibiotiques, anticancéreuses, antivirales ou antifongiques, notamment.
Applications pratiques dans plusieurs domaines
«Cette approche nous permet de comprendre les mécanismes du vivant avec une précision jamais atteinte», remarque Jean-Luc Wolfender. Elle peut aussi mener à des applications pratiques, tant en médecine qu’en agronomie. «Certains champignons peuvent être pathogènes à la fois sur l’humain et sur les plantes», remarque Katia Gindro.
Les produits phytosanitaires sont soumis à des procédures d’homologation qui prennent beaucoup de temps, mais pas autant que celle des médicaments. C’est donc dans ce domaine qu’on attend les premières applications de l’approche adoptée à Changins.
Celle-ci a également été reprise dans différents laboratoires, au Japon, en Europe ou aux Etats-Unis. Les chercheurs espèrent qu’elle permettra de repousser les limites des médicaments actuels. Les antibiotiques se heurtent par exemple de plus en plus souvent à des bactéries résistantes; de nouvelles molécules tirées des champignons pourraient permettre de surmonter cet écueil. On travaille également sur de nouveaux antiviraux, utilisables aussi bien en agronomie qu’en médecine, et sur des anticancéreux.
Champignons contre champignons
Les champignons pourraient même être utilisés pour nous protéger d’autres champignons. «Les humains développent de plus en plus d’affections fongiques, et nous disposons de très peu de médicaments pour y répondre», relève Katia Gindro. Or, les champignons sont armés pour se défendre de leurs congénères.
Edaphos: champignons dépollueurs
Quand ils parlent de leur objet d’étude, les mycologues utilisent volontiers le mot «vorace».
Les champignons mangent beaucoup, et sont capables de survivre à des diètes très particulières, du moment qu’ils y ont été habitués. On peut ainsi en «dresser» à se nourrir de mégots de cigarettes, en les sevrant peu à peu d’autres sources de nourriture. D’où l’idée de mettre à profit la gourmandise des champignons pour leur faire dégrader des polluants. Sont notamment visés certains hydrocarbures dont la composition se rapproche de celle de la lignine, un composant du bois que les champignons dégradent pour accéder à la cellulose. C’est ce qu’on appelle la mycoremédiation. «Les Etats-Unis sont actifs dans ce domaine, avec les recherches de Paul Stamets», relève Saskia Bindschedler, maître-assistante au Laboratoire de microbiologie de l’Université de Neuchâtel. «La chute du mur de Berlin a également donné un coup d’accélérateur aux recherches en Europe: l’Allemagne s’est retrouvée avec de nombreux sites industriels à dépolluer.»
Sol préservé
La méthode est beaucoup plus écologique que celle actuellement la plus répandue, qui consiste à extraire la terre polluée et à l’incinérer. «Elle permet de préserver le sol, qui est une ressource naturelle essentielle pour les sociétés humaines et qui ne se renouvelle que très lentement», ajoute Saskia Bindschedler. Elle demande en revanche une bonne planification, puisque les champignons mettent plusieurs mois à faire leur travail. Si l’idée est simple, la mise en œuvre ne l’est pas. Les champignons sont en effet extrêmement sensibles aux caractéristiques du sol (eau, température, acidité, présence de nutriments, d’autres organismes, etc.). Or, celles-ci peuvent beaucoup varier sur une petite surface. Un champignon peut très bien se développer à un endroit, et beaucoup moins quelques mètres plus loin. Toute intervention doit donc commencer par une analyse minutieuse de la parcelle.
Deuxième choix
Les hydrocarbures, de plus, ne sont pas un aliment de premier choix pour les champignons. «Ceux qui sont capables de les dégrader doivent également se nourrir d’autres composés plus intéressants d’un point de vue nutritif», explique Saskia Bindschelder. «Ainsi, s’ils sont en concurrence avec un adversaire profitant d’une meilleure source de nourriture, ils disparaîtront, car ils se développeront moins vite.»
La mycoremédiation est donc actuellement encore un domaine de recherche et d’expériences plus qu’une méthode éprouvée. Une start-up genevoise s’y est cependant lancée. Edaphos compte une quinzaine de collaborateurs, dont la moitié environ est active dans la recherche et développement. Elle mène ou a mené plusieurs chantiers de dépollution.
Terrain industriel
Le premier a été réalisé à Genève, en collaboration avec l’entreprise Piasio. Il a permis de diminuer la concentration d’hydrocarbures d’un terrain industriel de 75% en six mois. La méthode a ensuite été appliquée sur un terrain d’une zone résidentielle du canton. «La diminution a été de 30% à 70% selon les zones», raconte Mathieu Pilet, directeur d’Edaphos. Selon les cas, cela peut être suffisant pour que la pollution résiduelle ne présente plus de danger pour l’humain et l’environnement. La terre incomplètement dépolluée peut subir un deuxième traitement.
La mycoremédiation pourrait également servir à dépolluer les eaux, à l’aide de filtres composés de champignons. Des recherches en ce sens ont été menées par Edaphos et par la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève. Judicieusement placés, ces filtres peuvent décomposer les hydrocarbures et concentrer les métaux lourds, qui peuvent ensuite être stockés en sécurité. «Ces filtres peuvent par exemple être utilisés au bord des autoroutes ou sur des sites industriels», explique Matthieu Pillet. Edaphos compte lancer un projet en ce sens d’ici à la fin de l’année.
AgroSustain: plantes et algues contre champignons
Si les champignons sont de précieux auxiliaires dans de nombreux domaines, ils peuvent également être de redoutables ravageurs pour l’agriculture. Ils causent des pertes considérables de rendement et de qualité, notamment lors des années humides. Ils sont notamment responsables du mildiou et de la pourriture de fruits et légumes. La start-up AgroSustain, à Renens, s’est donc donné pour mission de protéger les cultures grâce à des fongicides naturels, inoffensifs pour l’homme et l’environnement, élaborés à partir de plantes et d’algues. Les fongicides les plus utilisés actuellement sont chimiques, ou reposent sur des matières comme le cuivre. Ils produisent des résidus difficiles à dégrader, qui peuvent s’avérer toxiques pour l’environnement. De plus, les champignons développent rapidement des résistances. Il existe donc un réel besoin de nouveaux fongicides naturels et inoffensifs pour la santé et l’environnement. AgroSustain, une spin-off de l’Université de Lausanne, est en train d’en développer. Elle vise dans un premier temps à protéger essentiellement les céréales, et notamment les blés, ainsi que les raisins.
Trois fongicides
D’abord hébergée à l’Agroscope de Changins, la start-up s’est installée dans ses propres locaux, à Renens, il y a un an. Elle développe actuellement trois fongicides, dont l’un en est déjà au stade des tests de terrain, qu’elle décrit comme «très prometteurs».
«Développer un nouveau fongicide prend beaucoup de temps», explique Olga Dubey, CEO d’AgroSustain. «Il faut passer en revue de très nombreuses substances pour identifier celles qui ont des propriétés antifongiques.» Les substances sont ensuite testées, en trois étapes. On observe d’abord leur effet sur des champignons in vitro, dans une boîte de Petri. Si l’essai est concluant, on les teste sur des plantes, en laboratoire. La troisième étape est de les observer dans les champs, en situation réelle, in vivo. Une phase délicate.
In vivo
«En laboratoire, nous contrôlons la température, l’humidité ou la présence d’autres organismes», explique Olga Dubey. «Sur le terrain, ce n’est pas le cas.» La sécheresse de l’année 2022 a par exemple empêché les champignons de se développer, faisant perdre une année aux essais de terrain. Vient ensuite la phase d’homologation, qui peut durer de cinq à sept ans. Il s’agit de montrer que les produits ne sont pas néfastes pour la santé et l’environnement. «Les nôtres se trouvent déjà dans la nature, ils peuvent donc être dégradés naturellement», continue-t-elle.
Huiles végétales
AgroSustain a lancé un second projet, afin de s’assurer des rentrées financières pendant le long chemin du laboratoire au marché. Il consiste à protéger des fruits et légumes après la récolte avec une fine pellicule à base d’huiles végétales. «Cela les empêche de perdre de l’eau et prolonge leur durée de vie», explique Olga Dubey. Le produit est déjà utilisé par des acteurs de la grande distribution en Suisse et en Allemagne, et un gros contrat avec un client français va bientôt permettre à AgroSustain de quadrupler sa production.
Comment la CEO voit-elle son entreprise dans vingt ans? «Nous serons un guichet unique pour nos clients, qui viendront nous voir pour tous leurs problèmes liés à la protection des plantes», répond-elle. «Nous leur fournirons des solutions naturelles et efficaces.»
Cultivated Biosciences: des levures en guise de vaches
Des levures, cela fait très longtemps que les hommes en utilisent dans l’alimentation, pour fabriquer de la bière ou du pain. Une nouvelle génération de produits emploie cependant ces champignons unicellulaires de manière différente, pour fabriquer des substituts de produits animaux. C’est le cas de planetary, à Genève, de Quorn, au Royaume-Uni ou de Cultivated Biosciences, à Zurich.
Champignons: les nouvelles vaches
«L’élevage intensif a un coût énorme sur l’environnement et la qualité de vie des animaux», explique Tomas Turner, CEO de Cultivated Biosciences. «Or, pendant mes études à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, je cherchais une idée qui me permette d’avoir le maximum d’impact en termes de durabilité.» Un stage dans la start-up zurichoise Planted Foods l’a convaincu de se lancer à son tour dans la production de substituts aux produits animaux.
Levures oléagineuses
Après avoir exploré différentes idées, il jette son dévolu sur des levures oléagineuses, c’est-à-dire capables de produire des graisses. Il veut les utiliser pour créer des crèmes végétales. Pourquoi en vouloir de nouvelles, alors qu’il en existe déjà d’excellentes, comme celle tirée de la noix de cajou? «La crème de cajou est bonne, mais ce n’est pas encore exactement ce que nous visons», répond Tomas Turner. «De plus, le cajou vient de loin, il coûte cher et son prix continue d’augmenter. Or, nous voulons un produit de prix et de qualité équivalents à la crème animale, qui ne doive pas traverser les océans.» Les levures ont les qualités requises pour y arriver, estime l’entrepreneur. Elles peuvent être cultivées localement, sur des substrats faits de résidus de la production de sucre, dans l’esprit de l’économie circulaire. A plus long terme, on pourrait également utiliser de la biomasse végétale, comme des résidus de bois.
Concept au point
«Le concept est au point», assure Tomas Turner. «Nous nous concentrons maintenant sur l’amélioration des procédés de production.» Le principal défi n’est cependant pas technique. Il est d’obtenir les autorisations des instances de régulation - une procédure qui prend plus de deux ans en Europe. Cultivated Biosciences va donc d’abord attaquer le marché étasunien, où la procédure ne prend que dix à douze mois. Une fois l’obstacle passé, la start-up compte vendre ses produits à des acteurs de l’industrie agroalimentaire pour qu’ils l’utilisent dans leurs produits finis.
Comment Tomas Turner voit-il son entreprise dans quinze ans? «Nous serons l’un des principaux ingrédientistes au monde», répond-il. «Nous aurons des unités de production en Europe, en Amérique du Nord et en Asie, peut-être encore ailleurs. Nous aurons contribué à ce que des produits sans ingrédients animaux remplacent de manière substantielle les produits animaux.»
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