Les métiers du design industriel face à de nouveaux défis

Proposer des produits simples, des matériaux locaux,  respectueux de la nature et à la durée de vie plus longue.
Proposer des produits simples, des matériaux locaux, respectueux de la nature et à la durée de vie plus longue.
Grégory Tesnier
Publié jeudi 14 décembre 2023
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#Design industriel Les enjeux de durabilité obligent les métiers du design industriel à repenser leurs pratiques professionnelles.

Les concepts d’éco-design et de conception frugale (lire les définitions dans l’encadré ci-dessous1) se présentent comme des réponses aux préoccupations croissantes concernant les impacts environnementaux de la production industrielle et de la consommation de masse.

De nombreux designers industriels incluent aujourd’hui dans leurs pratiques professionnelles des techniques, des processus et des outils capables de changer la donne par rapport aux modes de création, de développement et de commercialisation de produits qui ont dominé (et qui dominent encore) le paysage économique mondial.

Partant du principe «qu’il n’y a rien de pire pour un designer que de ne pas pouvoir répondre aux besoins du moment» – pour reprendre les mots du designer suisse Yves Behar – l’éco-design et la conception frugale doivent être compris comme des tentatives d’agir autrement pour proposer aux consommateurs des objets mieux pensés, plus respectueux de la nature et à la durée de vie plus longue.

Est-il possible de réussir ce pari? L’industrie peut-elle donner aux designers de véritables moyens pour modifier en profondeur le cours des choses et les réalités du marché dans une économie soumise aux contraintes multiples de la concurrence et de la maîtrise des coûts? Comment les entreprises industrielles les mieux intentionnées arrivent-elles à concilier les impératifs de l’éco- design et de la conception frugale avec ceux de la profitabilité et en évitant les accusations d’éco-blanchiment? Face à ces questions, plusieurs éclaircissements ont été donnés par les discussions qui ont eu lieu fin novembre lors de la table ronde sur le thème de l’éco-design organisée à Renens par la direction du Master Innokick (spécialisé dans la conduite de l’innovation) de la Haute école spécialisée de Suisse occidentale.

Camille Ringenbach, designer pour le groupe Decathlon, spécialisé dans la production et la commercialisation de matériel de sports et de loisirs, Christophe Guberan, designer industriel – à la tête du Studio Guberan, sis dans le canton de Vaud –, chargé de cours à l’École cantonale d’art de Lausanne et chercheur invité au Massachusetts Institute of Technology, et Marc Laperrouza, enseignant- chercheur à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, ont échangé leurs points de vue pour offrir un panorama des enjeux de durabilité face auxquels les métiers du design industriel repensent leurs approches, leurs méthodes et leurs lignes de conduite éthiques et intellectuelles.

Différentes approches entrepreneuriales

Christophe Guberan met d’abord en avant le rôle des entreprises dans la mise en place efficace de procédures d’éco-design ou de conception frugale.

«Les entreprises doivent expliquer leurs intentions et leurs méthodes aux consommateurs. Il faut par exemple mentionner sur quels points spécifiques un produit a un meilleur impact écologique: dans le choix des matériaux, dans le processus de production ou dans la volonté de faire appel aux compétences ou aux matières premières locales? D’autres critères pourraient bien sûr être mis en avant.»

La transparence de l’information est primordiale quand un groupe industriel décide d’accompagner ses designers dans une approche éco-responsable de conception des produits. Autrement dit, les designers doivent être soutenus par les entreprises qui les emploient et c’est bien, d’une manière plus globale, de nouvelles politiques de production et de commercialisation que suggèrent les démarches d’éco-design ou de conception frugale. Des labels commencent d’ailleurs à apparaître pour valider et pour donner de la visibilité à ce type de démarches managériales et entrepreneuriales. «Ces labels sont nécessaires et vont dans le bon sens», affirme Christophe Guberan.

Marc Laperrouza s’interroge sur le niveau de radicalité des différentes approches de l’éco-design. Un SUV électrique éco-conçu participe-t-il vraiment à la protection des ressources de la planète? «Cette notion d’éco-design doit aussi entrer en résonnance avec un changement des pratiques et des habitudes chez les consommateurs. Les professionnels du design industriel n’auront que peu d’influence si le grand public lui-même ne change pas sa façon d’acheter et de consommer. Il est important d’avoir cette vue d’ensemble.» Marc Laperrouza souligne aussi certaines approches entrepreneuriales intéressantes au cœur desquelles l’objet éco-conçu est le centre d’une réflexion plus exhaustive, où l’on a repensé la quantité d’objets produits et le modèle d’affaires. On pense aux nouvelles possibilités d’offrir à la location certains produits auparavant uniquement vendus. «Cela demande beaucoup de changements dans l’entreprise, mais ces nouveaux modèles d’affaires facilitent souvent le travail des designers», complète Camille Ringenbach.

La conception frugale est une notion qui va plus loin que l’éco-design, puisque le besoin même de produire peut être remis en question et, si ce dernier est confirmé, il s’agira toujours de concevoir et de fabriquer de façon frugale, donc de façon simple et efficace en minimisant l’impact de la production sur l’environnement. Toutefois, comme Marc Laperrouza l’indique, la notion de frugalité est variable d’un pays à l’autre et toutes les populations ne vivent pas dans les mêmes réalités. Le chercheur mentionne aussi que cette philosophie – produire avec moins de matériaux, moins de technologie, moins d’énergie, etc. – est encore trop peu valorisée dans la formation actuelle des ingénieurs et qu’elle mériterait d’être davantage encouragée, au même titre que la mise en valeur des travaux privilégiant la haute technologie et des innovations avec des performances toujours plus élevées (lire l’encadré ci-contre).

Différents modèles économiques

Dans un monde qui suit depuis des décennies une dynamique d’internationalisation des processus de développement et de production de produits, les démarches d’éco-design et de conception frugale se heurtent-elles aux modèles économiques dominants, qui privilégient justement la recherche permanente de la plus grande performance? «Actuellement, oui», répond immédiatement Camille Ringenbach. Elle complète: «Ces modèles paraissent de prime abord antinomiques, mais des points de rencontre existent». Les changements de certaines stratégies commerciales, comme la mise en place de possibilités de location de matériel plutôt que d’achats, constituent quelques-uns de ces points de rencontre. Le designer est encouragé, grâce à la stratégie commerciale de l’entreprise qui mise sur la location, à concevoir des produits plus solides et plus durables.

Quelques chiffres montrent aussi que la location de certains produits, plutôt que leur achat, paraît frappée au coin du bon sens: le matériel de camping est souvent utilisé moins de dix fois dans l’année par les familles, tandis qu’une perceuse tourne dans des murs pour les creuser en moyenne moins d’une quinzaine de minutes pendant toute la durée de sa possession par un individu, si on prend en compte l’ensemble des travaux pendant lesquels il a eu l’occasion de l’utiliser.

Pour Christophe Guberan, un certain nombre d’entreprises sont en train de changer leur façon de produire, de concevoir, de «designer» ou de commercialiser des produits non seulement parce qu’elles comprennent qu’il est nécessaire de le faire et que cela correspond aux attentes des consommateurs, mais aussi parce que de plus en plus de lois et de règlements l’imposent. Les changements dont il est question sont en effet aussi des changements sociétaux et politiques. Marc Laperrouza met en lumière des modèles organisationnels d’entreprise différents de ceux qui dominent actuellement le paysage économique. Ils apparaissent davantage compatibles avec les notions d’éco-design ou de conception frugale. Il existe certes peu de ces modèles managériaux et commerciaux différents (citons par exemple les coopératives ou le système mis en place par l’organisation Aravind Eye Care en Inde, qui génère des volumes très élevés d’interventions chirurgicales de la cataracte avec un niveau de qualité supérieure à l’Occident et une tarification évolutive qui lui permet de réaliser gratuitement jusqu’à 25% des opérations pour la patientèle la moins favorisée), mais ils représentent des pistes à explorer.

Le salut pour les designers industriels, en Suisse comme ailleurs, viendrait-il également des nouveaux matériaux et des nouvelles technologies? Les réponses sont nuancées. Camille Ringenbach, Marc Laperrouza ou Christophe Guberan expliquent qu’il faut prendre le «meilleur des deux mondes», autrement dit utiliser ce que les nouvelles technologies ont à offrir, tout en revenant à d’anciennes pratiques qui ont fait leurs preuves et qui supposent souvent l’utilisation de matières naturelles ou de savoir-faire locaux. Christophe Guberan mentionne des exemples de fabrication de sacs ou de travaux de menuiserie qui utilisent les dernières technologies pour une étape de production et qui peuvent être relocalisés ou redevenir compétitifs en termes de prix, car les coûts sont abaissés tout en valorisant une fabrication et des matériaux locaux.


Quelques définitions avec Camille Ringenbach, designer chez Decathlon2

Pour Camille Ringenbach, designer chez Decathlon – elle s’occupe notamment de la conception des tentes et du matériel de camping pour le groupe commercial français qui est implanté en Suisse –, les notions d’éco-design et de conception frugale doivent être clairement définies, car elles revêtent une grande importance. «Ces notions sont très présentes dans les bureaux de conception. Elles correspondent à des questions d’actualité et à une demande, à un besoin de la part des consommateurs et des entreprises. Les termes éco-design ou conception frugale peuvent certes être utilisés dans des textes publicitaires, mais ils impliquent véritablement des pratiques professionnelles précises. En tant que concepteurs, on se doit de savoir de quoi on parle. Quelles sont les actions que l’on va mettre en place pour éviter de faire de l’écoblanchiment malgré nous?»
La notion d’éco-design – ou d’éco-conception – est d’abord liée à une temporalité donnée. On prend en compte un produit tel qu’il est aujourd’hui et on réfléchit, en équipe, à ce produit dans l’optique de le concevoir différemment, d’une façon plus respectueuse pour la planète. On essaie de produire mieux. «Toutefois, le designer ne devrait pas se contenter de cette seule façon d’agir. Il doit aller plus loin», explique-t-elle. Elle mentionne que, dès le brief – le document qui synthétise les attentes clés liées à un projet de conception –, il faut questionner le besoin de produire. Est-il réel? Pourrait-il être différent ou repensé? Plutôt que de produire un objet nouveau, pourrait-on utiliser un modèle de produits existant? Autant de questions qui mènent vers la notion de «conception frugale». Il s’agit d’interroger le besoin de produire; s’il est confirmé, il faut concevoir un objet, dès sa première mise sur le marché, en favorisant une économie de moyens à tous points de vue. «Faire plus et mieux avec moins», pourrait-on résumer. La recherche de la minimisation de l’impact de la production sur l’environnement dicte cette façon de faire. On s’interroge toujours et en permanence sur la durée de vie d’un produit, sur son impact social, sur sa solidité, sa réparabilité, sa consommation d’énergie, ses possibilités de recyclage, etc.


Formation des designers industriels et des ingénieurs en Suisse?

La Suisse romande possède une riche histoire en matière de design industriel, marquée notamment par l’innovation et la tradition horlogère. Les formations en design industriel et en ingénierie ont suivi cette évolution et des instituts de formation comme l’École cantonale d’art de Lausanne ou l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne possèdent des filières prestigieuses où de jeunes professionnels – designers et ingénieurs – s’approprient des connaissances et des pratiques à la pointe du savoir. Toutefois, Marc Laperrouza ou Christophe Guberan soulignent que les formations suisses pourraient prendre davantage en considération les enjeux de durabilité. Les enseignants eux-mêmes doivent se former – dans un même mouvement avec leurs étudiants – à de nouvelles façons de produire et de réfléchir aux besoins des consommateurs d’aujourd’hui et de demain.

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