#Médias Les médias doivent repenser leur modèle économique de fond en comble.
La presse vit des temps difficiles. Ces dernières années ont vu la disparition de plusieurs titres, particulièrement en Suisse romande. Ceux qui résistent sont passés par des restructurations douloureuses, avec de fréquentes suppressions de postes ou des départs à la retraite non remplacés. Tous les métiers liés à la production d’informations ont été concernés.
La crise des médias est structurelle, accentuée par la domination toujours plus grande des géants du web, privant la profession d'une énorme part de ses revenus, forçant les éditeurs à repenser leur modèle d’affaires historique. La pandémie a aussi contribué à fragiliser les médias, qui ont pourtant prouvé leur utilité dans un tel contexte. Ils auraient presque reçu le coup de grâce s’ils n’avaient pas été soutenus de manière extraordinaire par la Confédération. C’est afin de préserver ce qui reste du paysage médiatique suisse contre des risques futurs qu’un nouveau projet de loi a été adopté par le parlement en 2021. Tel qu’il est conçu, ce paquet de mesures permettrait de réaliser des investissements aussi bien dans le journalisme que dans les rédactions locales et de promouvoir les médias en ligne ainsi que les radios locales et les télévisions régionales. Le 13 février prochain, le peuple aura toutefois le dernier mot sur un référendum déposé pour combattre ce dispositif. Il faudra garder en tête que les enjeux dépassent largement les intérêts de la branche. Il en va du bon fonctionnement de la démocratie. Une presse présentant des informations vérifiées et des analyses poussées, y compris lorsqu’elles sont inconfortables, est un élément essentiel à la qualité du débat démocratique.
Pour décider s’il faut ou non accepter le train de mesures destinées à soutenir les médias, une première question se pose: de quoi la presse a-t-elle besoin? Sachant que le modèle ayant primé au XXème siècle jusqu’à aujourd’hui est devenu obsolète, les éditeurs tentent diverses solutions pour faire face à un double problème: le changement du comportement des consommateurs et la chute des revenus provenant du marché des annonceurs, causée en grande partie par l’abondance de l’information dite gratuite. Nous avons en effet accès à pléthore de contenus accessibles et ouverts, de différents formats (audio, écrit et vidéo). La valeur de la publicité est également remise en question par la multiplication des acteurs en ligne, présents sur tous les segments.
Pour la grande majorité de la profession, syndicats des travailleurs et des milieux patronaux, infrastructures de formation, agences de presse, les autorités doivent maintenant prendre leurs responsabilités pour garantir la diversité et la pertinence des informations pour la qualité de la démocratie. Le comité de soutien interpartis - La liberté d’opinion - tire la sonnette d’alarme en pointant le fait que la transformation des médias est un défi colossal pour toutes et tous. Dans un Etat fédéral où la population est très souvent sollicitée pour donner son avis, la question de la pluralité des canaux d’information joue un rôle essentiel. Il s’agit de donner la parole aux gens réels, dans un monde largement dominé par le digital et les fake news. A noter que dans l’autre camp, représenté par le comité référendaire, on juge que l’argent du contribuable ne doit pas servir à «contrer une défaillance du marché». Le 12 janvier dernier, L’Agefi est d’ailleurs sorti du bois: Frédéric Lelièvre, CEO et rédacteur en chef du journal économique, partage également cet avis.
L’essentiel du paquet d’aides
Après l’aboutissement du référendum, le peuple suisse devra se prononcer sur un «train de mesures en faveur des médias» le 13 février prochain. Le texte prévoit une hausse des aides à hauteur de cent millions de francs annuels, provenant du budget ordinaire de la Confédération, ainsi que cinquante et un millions de francs prélevés sur la redevance radio-TV (donc hors budget ordinaire de la Confédération). Cela pour une durée de sept ans, sachant que les effets de ces mesures seraient examinés d’ici à quatre ans. Rappelons qu’en Suisse, aucune aide directe à la presse n’est prévue par la Constitution, seuls des appuis indirects étant possibles. Voici l’essentiel du mécanisme.
La plus grosse part, cent vingt millions de francs, concerne la distribution de la presse, avec une augmentation de l’aide actuelle, mais aussi un coup de pouce inédit pour la distribution matinale. Sont concernés la presse quotidienne et les magazines.
Trente millions de francs seraient affectés aux médias en ligne, afin de soutenir la transition numérique. Il est notamment prévu que les contributions versées soient plafonnées au maximum à 60% du chiffre d’affaires généré par l’entreprise (les gratuits ne recevant aucune aide).
Environ vingt-huit millions de francs (contre cinq actuellement) seraient destinés aux écoles de formation, agences de presse et institutions, sur la base d’un prélèvement d’environ 2% de la redevance.
Environ vingt-huit millions de plus, au maximum, sont prévus pour les diffuseurs de radio et télévision régionales avec concession et quote-part de redevance (passage de quatre-vingt un millions actuellement à un maximum de cent neuf millions).
Le cas à part de la SSR
La SSR a la chance d’avoir un statut différent, car il existe une loi, la LRTV, qui définit le cadre dans lequel elle doit remplir son mandat public. Ce texte prévoit que son financement est assuré à hauteur de 81% par la redevance, qui se monte à trois cent trente-cinq francs par ménage et par année depuis janvier 2021. Les recettes annuelles de la SSR s’élèvent à environ 1,45 milliard de francs, dont elle investit 42% dans l’information, 22% dans le divertissement et le film, 20% dans le domaine de la culture, de la société et de la formation, 10% dans le sport et 6% dans la musique et la jeunesse (chiffres 2020).
Ce qu'ils en pensent
Gilles Bieler
Redacteur en chef adjoint de la côte
«Tout aide est la bienvenue pour préserver des emplois»
«Avec l’affiche choc clamant Non aux milliards du contribuable pour les millionnaires zurichois des médias, les opposants interpellent, mais ne posent peut-être pas la bonne question. Même s’il est vrai que le projet se veut large, pour nous, cela représente quand même des dizaines de milliers de francs qui pourront préserver des emplois et nous donner un peu d’air. En tant que journal régional, nous ne sommes pas en mesure de faire la fine bouche: réaliser du travail de qualité, cela coûte cher. Notre rédaction a un traitement généraliste et reste la mieux placée pour parler de l’actualité de proximité. Pour le dire autrement, si nous disparaissons, cela aurait pour conséquences que des événements de tout ordre – commercial, économique, politique, sportif – ne seront tout simplement plus couverts. Nos concurrents, qui ont un rayon de diffusion plus grand, ne peuvent pas traiter aussi régulièrement que nous les histoires qui font le sel du localier: un agriculteur qui se convertit au bio ou un commerçant qui trouve une offre originale. Le risque, c’est qu’on les laisse de plus en plus dans l’ombre. Or, pour ceux qui sont concernés, ce genre d’éclairage reste important. Je pourrais dire que nous sommes le stéthoscope de la région et que c’est aussi le plus beau métier du monde.»
David Genolet
Directeur du Nouvelliste
«La plus-value des régionaux est unique et c'est ce qui est menacé»
«En ce qui concerne le dispositif proposé, je pense qu’il est adapté, clair et ciblé. S’agissant du Nouvelliste, ce serait un gage de soutien à notre transformation. Ces dernières années, nous avons fourni de gros efforts pour refléter au mieux la mue que vit le Valais dans son ensemble sur tous les plans: sociologique, démographique, politique et religieux. Je pense à l’importance prise par nos hautes écoles, bien positionnées dans le domaine de l’innovation.
Le Haut-Valais n’est pas en reste, avec des acteurs comme Lonza, qui est un véritable moteur pour l’emploi. En bref, Le Nouvelliste traite l’ensemble de ces sujets, en ayant acquis plus de crédibilité et plus d’indépendance que dans le passé. Le fait que Vincent Fragnière, notre rédacteur en chef, ait gagné le prix Jean Dumur 2021 – le plus prestigieux de la profession – prouve que ce travail est reconnu.
Or, nous ne pouvons pas nous arrêter en chemin: il nous faut encore nous renforcer pour répondre aux exigences de la transformation numérique. Il faut créer un cercle vertueux, en augmentant notre assise par le biais de différents supports, de manière à ce qu’on puisse lire Le Nouvelliste où qu’on se trouve. Notre ambition est de continuer à faire entendre une voix bien spécifique, qui commente la politique faite à Berne en ayant toujours en tête les intérêts de notre lectorat.»
Philippe Amez-Droz
Charge de cours en économie des médias à l'Université de Genève
«Un paquet raisonnable pour permettre une transition inévitable»
«Depuis l’avènement du modèle du tout-gratuit de la presse en ligne, le ver est dans le fruit. Certains ont tenté de lutter en instaurant un mur payant; la tendance montante est au Freemium (une stratégie marketing qui passe par l’offre d’un produit gratuit pour tenter d’attirer le public vers un service plus riche, payant – ndlr).
Cela ne résoudra toutefois pas tout, car la publicité rapporte aujourd’hui bien moins que dans le modèle économique des médias avant l’ère 2.0. Pour en venir aux enjeux de la votation, je pense que les premières victimes risquent d’être les journaux régionaux, qui n’ont pas achevé leur transformation numérique, faute d’en avoir les moyens. Ils tentent déjà d’assurer leur survie en faisant face à des coûts fixes élevés: salaires des journalistes et fabrication du journal, diffusion. Dans un tel contexte, la solution du paquet d’aide est proportionnelle, équilibrée et limitée dans le temps. Elle ne pèse pas suffisamment lourd pour que l’on puisse objecter du risque de dépendance de ses bénéficiaires. A mon avis, l’hostilité contre ce projet provient surtout des milieux d’extrême droite, qui préféreraient se passer de la concurrence des journaux. A un certain point, il peut être plus intéressant pour les extrémistes de ne compter que sur les réseaux sociaux.
Kevin Grangier
Coordinateur du Comité référendaire contre la loi sur l'aide aux médias
«Il faut refuser la tentation de l'étatisme»
«Partisan d’un système libéral, je ne vois pas pourquoi l’Etat interviendrait pour sauver la presse. Certes, je reconnais qu’elle est confrontée à un changement structurel, mais pourquoi ce secteur aurait-il droit à un régime de faveur? De plus, cette loi est à la fois ratée et dangereuse. Elle se trompe de cible, car elle aura bien plus d’avantages pour les éditeurs dominants que pour les journalistes et la qualité des contenus. La position des groupes les plus forts serait consolidée: il en découlerait une centralisation des pouvoirs et un traitement encore plus conformiste de l’actualité. En résumé, ce soutien de la Confédération entraînerait un cercle vicieux par la dépendance qui en résulterait et le maintien artificiel d’une offre qui ne répond plus aux attentes du marché.»
Source: Assises presse et démocratie, organisées par le Club Suisse de la Presse, le 26 novembre 2021.
Formations de qualité: sur la sellette
Pour devenir journaliste en Suisse ou pour travailler dans les médias, il n’est pas nécessaire de suivre une formation. En Suisse romande, la grande majorité des professionnels passent toutefois par un stage de deux ans en emploi, complété par des cours certifiants au CFJM (Centre de formation au journalisme et aux médias) de Lausanne. Ils peuvent également suivre le cursus universitaire de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) à Neuchâtel. En mettant l’accent à la fois sur les bonnes pratiques du métier et sur la formation continue, le CFJM, qui groupe tous les acteurs médiatiques de Suisse occidentale, joue un rôle reconnu d’intérêt public. Marc-Henri Jobin, son directeur, revient sur les enjeux de la votation du 13 février, notamment pour son école, mais aussi pour la profession en général.
En quoi le CFJM est-il concerné par la votation sur l’aide aux médias?
Actuellement, le CFJM voit son financement assuré essentiellement par les taxes de cours et d’inscription, ainsi que par un système de cotisations financé à parts égales par les employeurs et les journalistes permettant d’assurer la formation continue. Comme nous sommes bon marché, nous sommes «structurellement déficitaires» et soutenus de ce fait par des subventions de l’Office fédéral de la communication. Dans la nouvelle loi, il est prévu qu’un prélèvement d’environ 2% sur la redevance radio-TV vienne consolider ce financement. Il faut toutefois comprendre que nous serions bénéficiaires de ces revenus supplémentaires au même titre que d’autres structures de formation reconnues, comme le MAZ de Lucerne ou Corso di Giornalismo à Lugano. Sans oublier que le soutien aux médias électroniques et aux agences de presse (comme l’ATS) sera le cas échéant financé sur cette même part.
Avez-vous pris part aux discussions qui se sont déroulées au parlement pour y défendre votre vision?
De manière exceptionnelle, nous avons adressé un argumentaire aux parlementaires à Berne. Notre but a été de les sensibiliser au fait que la qualité de l’information est tributaire d’une formation rigoureuse et indépendante et du maintien d’une certaine diversité dans l’offre de médias à la disposition des citoyens. En Suisse romande, le CFJM et son partenaire, l’AJM, participent à cette mission de défense d’une information sérieuse et transparente, mais aussi à la richesse et à la pluralité des médias, qui sont autant de miroirs de la vie politique, économique et sociétale de chaque région.
Quels sont les principaux atouts de votre offre?
Le CFJM est l’un des rares lieux où les acteurs médiatiques romands, qui se livrent une forte concurrence, défendent une cause commune et parlent d’une même voix. Nos prestations couvrent les différents besoins de formation, de perfectionnement et de reconversion de la branche. Chaque année, nous accueillons sur deux volées entre trente et quarante journaliste-stagiaires, qui suivent une formation initiale couvrant l’ensemble des médias: print, audiovisuels, numériques. Nous proposons aussi des séminaires et cursus de perfectionnement représentant en moyenne quatre-vingts journées de formation continue par année. Nos apprenants sont des indépendants ou des salariés travaillant pour des employeurs très divers par la taille et le genre. A ces cours s’ajoutent des formations spécifiques, conduites en entreprise, ainsi que des prestations de media training et de coaching. Cette variété fait que le CFJM est un lieu de rencontres unique, qui favorise aussi les échanges interprofessionnels.
Pensez-vous être toujours en phase avec les changements des métiers du journalisme?
Aujourd’hui, on constate une convergence des genres: tout le monde se trouve un moment donné sur le web. Les professionnels de la presse écrite doivent comprendre les enjeux de l’audiovisuel et réciproquement. On a vu l’importance de savoir bien utiliser les données, la vidéo ou le podcast, tout comme la nécessité de se positionner par rapport à l’infotainment ou aux réseaux sociaux. Nous essayons de traduire cette évolution à travers notre catalogue de cours. J’espère d’ailleurs mettre sur pied une formation complète et intégrée aux réseaux sociaux sous la forme d’un CAS, sans doute en 2023.
Que pensez-vous de l’avenir du journalisme en général?
Il faut plus que jamais renforcer la qualité si nous voulons que la profession survive, mais aussi que les citoyens gardent la possibilité de suivre par le biais de plusieurs médias la vie politique, économique et sociétale de leur région. Dans notre démocratie décentralisée et fondée sur le vote populaire, il importe que les citoyens puissent exercer leurs droits en connaissance de cause. L’enjeu est de taille, mais le public ne s’en rend pas toujours compte: l’information, c’est comme l’eau du robinet: ce n’est que lorsqu’elle n’a pas bon goût que l’on se rend compte de l’importance de sa qualité!
Les associations professionnelles montent au filet
En tant qu’association ayant pour mission la défense des intérêts des éditeurs de presse écrite quotidienne ou périodique en Suisse romande, Médias Suisses agit sur le plan national avec ses homologues germanophone et italophone et s’engage pour le maintien de conditions cadre favorables à la presse écrite, tout en entretenant des relations visant à la paix sociale avec ses partenaires Syndicom et Syndicat Suisse des mass médias. «Nous avons suivi attentivement les débats au parlement et nous nous engageons fortement dans la campagne de soutien de la loi», commence Daniel Hammer, secrétaire général de Médias Suisses. «D’ailleurs, nous nous retrouvons tous pour défendre ces enjeux de branche. En Suisse, nous avons la chance d’avoir de nombreux organes de presse bien implantés dans la plupart des régions, qui contribuent tous à ce que la population se forge une opinion pour participer au débat démocratique. La corrélation entre l’existence de tels supports et le bon fonctionnement de la démocratie a été démontrée.»
Toutefois, la crise structurelle que connaît la presse est une menace sérieuse qui remet en cause l’ensemble du système. En 2003, les revenus publicitaires atteignaient encore près de deux milliards de francs chaque année, mais ce gâteau a fondu, pour se situer autour de quatre cent vingt-cinq millions, tous supports confondus, en 2020. «Dans un contexte où la Suisse ne permet qu’une aide indirecte à la presse, le train de mesures concerne uniquement des aides à l’infrastructure. Par exemple, la distribution matinale permettra aux quotidiens papier de garder leur attractivité par rapport à une concurrence généralisée», explique Daniel Hammer.
Lors des débats très animés qui se sont tenus au parlement, il a été question de savoir s’il fallait ou non soutenir les médias numériques. «Le problème, c’est la mutation du secteur, sachant que les petits et moyens journaux régionaux ne sont pas en mesure de réaliser de tels investissements. Nous ne pouvions pas laisser ce point de côté», résume Daniel Hammer. Selon lui, les soutiens financiers n’entraîneront pas de risque de dépendance des bénéficiaires, car les montants sont limités dans le temps et alloués selon des critères objectifs fixés par la loi indépendamment de l’orientation politiques des titres. De plus, le soutien est dégressif, c’est-à-dire plus important pour les médias de taille réduite que pour les acteurs dominants.
Quant à l’avenir, Daniel Hammer est conscient que la loi ne résoudra pas tout. La presse doit absolument poursuivre sa réflexion de fond, comme elle le fait déjà en testant de nouveaux formats et de nouvelles offres. Elle devra s’adapter au fur et à mesure, sachant qu’il est difficile de prévoir comment le public se positionnera par rapport à la question de l’information payante sur les supports numériques. A une échelle plus large, divers projets de loi sont ainsi à l’étude dans plusieurs pays pour tenter de contraindre les géants du web à rétribuer les médias institutionnels pour leur contenu. En bref, la transformation ne fait que commencer. «D’ici là, il faut absolument éviter la casse. N’oublions pas qu’un titre perdu l’est à jamais et nous en avons déjà perdu septante depuis 2003, selon les chiffres de l’Office fédéral des communications», conclut-il.
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