Marché du travail en 2023: reflet des paradoxes économiques
Grégory Tesnier
Publié vendredi 20 janvier 2023
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#Croissance Le boom du marché du travail va s’affaiblir et la création d’emploi ralentir, surtout en raison d’un manque de main-d’œuvre.
Selon le KOF, la crise énergétique, la hausse généralisée de l’inflation et la fin des effets de rattrapage après la crise sanitaire ont entraîné les indicateurs conjoncturels internationaux à la baisse depuis un certain temps. Ainsi, pour cet hiver ou le premier semestre 2023, il faut s’attendre à une diminution de la production économique globale dans certains pays. «L’économie suisse ne pourra pas complètement échapper à ce phénomène.
Elle devrait toutefois éviter une récession en raison de sa capacité de résistance relativement élevée. Le niveau de production devrait néanmoins stagner». L’inflation? «Le renchérissement en Suisse a récemment de nouveau légèrement baissé en raison d’un recul des prix du pétrole. Certes, avec environ 3%, il est nettement inférieur au renchérissement dans d’autres pays européens, mais nettement supérieur à l’objectif d’inflation de la Banque nationale suisse.» Le KOF prévoit pour 2023 une hausse des prix à la consommation de 2,3% et, pour 2024, de 1,1%. Conséquence de l’affaiblissement de la conjoncture: le boom du marché du travail va s’affaiblir et la création d’emplois ralentir. Cette nouvelle dynamique de l’emploi aura pourtant peu d’impact sur le taux de chômage, qui conservera un niveau très bas. Selon le mode de calcul de l’Organisation internationale du travail, il était de 4,2% en 2022. Pour les années 2023 et 2024, le KOF prévoit respectivement 4,1% et 4,3%.
Le Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO) ne dit pas autre chose: il parle d’une «hausse progressive du chômage», minime, puisque le nombre de chômeurs inscrits auprès d’un office régional de placement devrait demeurer dans le même ordre de grandeur qu’aujourd’hui. Le taux de chômage se positionnera en 2023, en prenant la définition et les chiffres du SECO, à 2,3% en moyenne annuelle.
Un besoin constant de recruter
Ici réside le paradoxe économique si caractéristique des mois que nous traversons: les inquiétudes et les difficultés rencontrées par les entreprises et les consommateurs ne freinent quasiment pas le besoin de main-d’œuvre et les propositions d’embauches. Bien entendu, toutes les branches d’activité ne sont pas concernées de la même façon et les réalités sont multiples. Néanmoins, des facteurs structurels puissants – sortie du marché du travail des nombreux représentants de la génération du baby boom, transformation numérique des organisations qui oblige à recruter de nouveaux spécialistes, perte d’attrait de certaines professions réputées difficiles, changement de comportements des collaboratrices et des collaborateurs, devenus plus exigeants en matière de qualité et d’équilibre de vie – obligent tous les employeurs à repenser leur politique d’engagement et leur façon de s’adresser aux salariés.
Une atmosphère de travail positive
Au-delà de la question salariale, il s’agit de montrer, pour chaque organisation, chaque PME, que l’atmosphère de travail proposée est positive, que le respect des enjeux humains est une priorité dans la politique managériale, que l’écoute des collaboratrices et des collaborateurs est permanente au sein de la hiérarchie. Les organisations qui ne suivraient pas ce chemin prennent le risque d’un taux de rotation marqué parmi leurs effectifs. Dans le détail, les domaines particulièrement concernés par la pénurie de compétences et de main-d’œuvre en Suisse sont les suivants: la santé et l’action sociale, les activités scientifiques et techniques, l’hôtellerie-restauration, la construction, l’informatique, les technologies de la communication, la logistique, les transports, l’immobilier, le commerce ou l’industrie. Selon une récente étude d’UBS, cette situation tendue sur le marché de l’emploi ne devrait cependant pas entraîner une dynamique prix-salaires délétère en 2023. «A plus long terme, on peut en revanche s’attendre à une augmentation des salaires réels plus forte que par le passé, en raison de cette pénurie croissante de main-d’œuvre qui devrait perdurer plusieurs années.»
Valoriser d’autres atouts que le salaire
Laurent Vacelet est directeur pour la Suisse romande et le Tessin de Manpower, entreprise spécialiste du recrutement. Il commente ici les perspectives 2023 pour le marché de l’emploi.
Quelles sont les principales tendances à prévoir pour le marché de l’emploi en Suisse romande en 2023?
Par rapport aux premiers résultats de notre enquête conjoncturelle, et alors que les événements politiques et économiques internationaux pourraient laisser craindre le pire, il semble que le marché de l’emploi restera sur une même dynamique positive en Suisse entre la fin d’année 2022 et le premier trimestre 2023. Cela signifie que le taux de chômage restera bas et que les perspectives d’engagement des entreprises demeurent très bonnes. Elles sont même supérieures de 25% à celles de l’année dernière à la même époque. Cela pose tout de même des problèmes: de plus en plus de sociétés rencontrent des difficultés pour retenir leurs collaboratrices et leurs collaborateurs et pour attirer des candidates et des candidats pour les postes devenus vacants.
Quels seront les métiers ou les secteurs d’activité les plus touchés en Suisse romande par le phénomène de pénurie de main-d’œuvre?
Toute l’économie suisse est touchée par le phénomène de pénurie de main-d’œuvre. Cependant, certains secteurs sont en première ligne: l’informatique, la santé, l’énergie, la logistique, les transports ou les commerces et services. Dans ces conditions, et pour être attractives, de nombreuses entreprises doivent valoriser, en plus du salaire, d’autres atouts qu’elles proposent à leurs salariés, comme les possibilités de télétravail, les offres de formation ou une atmosphère de travail agréable. On voit ici l’importance de tous ces éléments qui constituent la marque employeur. Notons aussi que certains métiers spécifiques sont très concernés par la pénurie de compétences. Dans le secteur de l’énergie, par exemple, l’économie manque de spécialistes de la technologie photovoltaïque. Dans le domaine informatique, ce sont les experts en cybersécurité qui sont très recherchés. Les professionnels capables de gérer et d’optimiser la chaîne d’approvisionnement d’une entreprise sont également rares sur le marché de l’emploi.
Pour Swissstaffing, la pénurie de main-d’œuvre est aussi due aux nouvelles compétences recherchées par les entreprises
Swissstaffing est l’association faîtière des employeurs actifs dans les services suisses de l’emploi (placement de personnel).
Son rôle lui permet d’être une organisation capable d’observer efficacement les évolutions du marché de l’emploi et les tendances qui se dessinent. Dans l’une de ses dernières études, l’association faîtière annonce que «malgré des nuages sombres à l’horizon conjoncturel, les services de l’emploi s’en sortent très bien».
C’est ce que dit aussi Marius Osterfeld, économiste chez Swissstaffing: «Actuellement, les discussions avec les entreprises locataires de personnel ne pourraient être plus contradictoires. Les difficultés d’approvisionnement, les coûts énergétiques, les prix de livraison astronomiques et les risques géopolitiques préoccupent clairement les clients. Mais ces mêmes entreprises annoncent vouloir transformer les postes temporaires en postes fixes et avoir besoin de travailleurs temporaires supplémentaires. Un signe clair que les carnets de commandes sont pleins, que la main-d’œuvre manque et que des pics de travail sont à l’ordre du jour. Nul ne sait encore quand ces préoccupations se refléteront dans les résultats commerciaux». Boris Eicher, responsable du service juridique de Swissstaffing, confirme ce constat: «D’un point de vue général, les perspectives économiques sont plutôt pessimistes pour 2023. Toutefois, si le marché de l’emploi ralentira bel et bien dans les prochains mois, les entreprises continueront à chercher de la main-d’œuvre qu’elles ne trouvent pas.
Il y a sans doute plusieurs explications à ce phénomène persistant, mais l’une d’entre elles réside dans la transformation numérique des entreprises et des organisations. Cette transformation a accentué dans de nombreux domaines l’inadéquation entre les compétences recherchées par les sociétés et celles proposées par les demandeurs d’emploi». Dans le détail, le secteur de la santé est un de ceux qui souffrent le plus de la pénurie de main-d’œuvre. «La Suisse ne forme pas assez de spécialistes de ce secteur», explique Boris Eicher. Le diagnostic est le même pour les experts informatiques, notamment les développeurs de logiciels et les analystes, ou pour les ingénieurs et les électriciens. En Suisse romande, les techniciens en génie mécanique sont très demandés, de même que les spécialistes des métiers horlogers.
Credit Suisse prévoit le maintien de la pénurie de main-d’œuvre dans le commerce de détail
En fin d’année dernière, le climat de consommation en Suisse, calculé par le Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO), a atteint un niveau historiquement bas. Courant 2023, la croissance de la consommation – autour de 2% d’après le KOF, le Centre de recherches conjoncturelles de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich – devrait également être inférieure à la moyenne en raison d’une baisse du revenu réel disponible (baisse due à l’inflation). On constate aussi l’atténuation des effets exceptionnels de la pandémie et de la dynamique de rattrapage des dépenses et des achats qui a suivi la crise sanitaire. Ce climat ne semble pas favorable au commerce de détail. Pourtant, ce dernier recrute. Ou plutôt souhaite recruter, mais n’y arrive qu’avec peine. «Les collaborateurs sont un facteur de succès essentiel pour les entreprises, surtout dans le commerce de détail, branche à haute intensité de main-d’œuvre axée sur la clientèle. Or, le recrutement s’y révèle désormais difficile. Comme dans le reste de l’économie suisse, le chômage dans le commerce de détail a atteint un plancher record l’année dernière et le nombre de postes vacants a fortement augmenté. Aujourd’hui plus que jamais, le secteur est confronté à une pénurie de main-d’œuvre et peine à recruter», préviennent Christophe Müller, responsable Large Swiss Corporates, et Claude Maurer, économiste en chef Suisse, tous les deux experts chez Credit Suisse.
La banque vient de publier, en collaboration avec la société de conseil Fuhrer & Hotz, son étude annuelle sur les perspectives du commerce de détail en Suisse. «Le chiffre d’affaires de ce secteur devrait augmenter en 2023, mais pas de façon très marquée», indique d’abord Sara Carnazzi Weber, responsable analyse politico-économique au Credit Suisse, qui a participé à la présentation publique de l’étude. Si les résultats financiers demeurent donc quasiment stables, pourquoi les commerces sont-ils à la recherche de tant de nouveaux employés? «La cause ne trouve pas son origine dans une augmentation du nombre de départs pendant la pandémie, comme le montre une analyse de l’enquête suisse sur la population active. Les principaux facteurs semblent plutôt être le manque d’entrées dans la branche et le manque de jeunes qualifiés. C’est précisément au niveau des apprentis qu’il manque de nouvelles recrues», explique l’étude. «Le commerce de détail semble clairement souffrir d’un manque d’attractivité», confirme Sara Carnazzi Weber.
Grand manque d’attractivité
Il faut le croire, car les principales raisons invoquées par les salariés ces dernières années en cas de sortie de la branche du commerce de détail correspondent à «des conditions de travail insatisfaisantes» ou à «une volonté de changement ou de progression professionnelle». Les employeurs sont-ils conscients de ces motifs d’insatisfaction? «Pour comparer les points de vue des uns et des autres, nous avons interrogé les commerçants et les fabricants de la branche dans le cadre de l’enquête de Fuhrer & Hotz», souligne l’étude de Credit Suisse. Les résultats semblent indiquer que les détaillants sont conscients des principaux motifs incitant leurs salariés à vouloir changer de poste. Les auteurs de l’étude y voient «une situation initiale prometteuse pour les employeurs, qui devrait leur permettre de s’attaquer de manière ciblée à leur déficit d’attractivité». Ce dernier point n’est pas la seule raison qui permet de comprendre pourquoi le secteur du commerce tente actuellement d’engager plus de personnel. Deux évolutions d’ordre structurel expliquent aussi cette situation. D’abord, la branche traverse un «processus de mutation structurelle» incarné par la digitalisation ou le développement de l’e-commerce. Ce processus change les profils des postes dans le secteur et les compétences recherchées par les employeurs. Ensuite, ces derniers font aussi face au vieillissement démographique et au départ à la retraite progressif de la génération du baby-boom.
La recherche de personnel adéquat et qualifié constitue donc actuellement un réel défi pour les entreprises spécialistes du commerce de détail. Comment le relèvent-elles? Elles prennent, en premier lieu, différentes mesures pour adapter les conditions d’embauche et pour améliorer leur attractivité en tant qu’employeur. Autre point: certaines entreprises empruntent de nouvelles voies pour attirer et fidéliser leurs collaborateurs. Les pistes suivies impliquent «d’établir une culture de management basée sur la reconnaissance et l’estime» ou de promouvoir des modèles de travail «permettant une flexibilité temporelle ou géographique, un environnement de travail attrayant et des possibilités de formation et de perfectionnement». Pour les auteurs de l’étude de Credit Suisse, «les acteurs du marché disposent de toute une série d’outils pour améliorer l’attractivité de la branche et des employeurs». «Pour avoir du succès, les entreprises se doivent de comprendre (encore mieux) les besoins de leurs collaborateurs et de voir les choses dans la perspective des nouvelles générations, afin d’appréhender leurs attentes, leurs priorités et leur vision de leur propre activité professionnelle. Les entreprises disposant d’une organisation traditionnelle devront sans doute changer de paradigme en matière de flexibilité des horaires de travail et d’équilibre entre vies privée et professionnelle.»
Il existe des pistes pour faire face à la pénurie
Existe-t-il des solutions pour tenter de répondre à la pénurie de main-d’œuvre que l’on observe en Suisse dans de nombreux secteurs d’activité? Heureusement oui.
Favoriser la relève en améliorant l’orientation professionnelle vers les secteurs d’activité les plus concernés par la pénurie de compétences.
Encourager la formation continue et les possibilités de reconversion professionnelle. Certaines écoles mettent ainsi en place des formations innovantes et adaptables, en lien direct avec les besoins de compétences du marché. On pense ici, par exemple, à l’Ecole 42, à Lausanne, qui forme (gratuitement, avec le soutien de nombreux acteurs de l’économie romande, dont la FER Genève) des informaticiennes et des informaticiens, et ce en privilégiant un nouveau modèle pédagogique.
Favoriser et encourager la féminisation de certains métiers. Signalons ainsi que pour Swissmem, l’association faîtière des PME et des grandes entreprises de l’industrie suisse des machines, des équipements électriques et des métaux, secteur souffrant de métiers trop peu féminisés, les femmes représentent le «plus grand potentiel inexploité» de compétences et de main-d’œuvre.
Développer des modèles de travail flexibles pour mieux correspondre aux nouvelles attentes des générations qui arrivent sur le marché du travail et qui sont demandeuses de possibilités de télétravail ou de postes à temps partiel.
Favoriser le travail des réfugiés. Les détenteurs de permis S et F sont employables et peuvent posséder des compétences recherchées. Il existe des associations spécialisées dans l’insertion des réfugiés.
Encourager le travail des seniors, une catégorie d’actifs qui demeure surreprésentée parmi les chômeurs de longue durée.
Favoriser l’arrivée de spécialistes étrangers dans des domaines comme les mathématiques, l’informatique, les sciences naturelles ou l’ingénierie, où les possibilités de recrutement et de formation en Suisse sont trop faibles pour répondre aux besoins du marché et des entreprises.
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