#Spéculation Pour assurer sa croissance, l’île ouvre son patrimoine foncier aux étrangers. Une aubaine pour les agences immobilières internationales, qui alimentent la spéculation. La terre est désormais de plus en plus inaccessible aux locaux.
Au milieu de l’Océan indien: l’île Maurice. Au nord-est de cette destination exotique, Roches Noires. Entre mer et terre, ce site de quelque trois cent cinquante hectares abrite une riche biodiversité, des marécages, une forêt de mangroves, une réserve ornithologique qui accueille des oiseaux migrateurs et une zone de reproduction de nombreuses espèces terrestres et aquatiques, dont certaines indigènes. Une succession de grottes formées par le passage de lave volcanique rend le lieu fascinant.
Roches Noires est aussi l’objet d’un bras de fer inédit entre, d’un côté, la société d’investissement française PR-Capital et, de l’autre, des organisations environnementales et de protection de l’environnement. En jeu: la transformation de Roches Noires en un vaste projet immobilier.
En toile de fond, une économie nationale passée au fil des années de la monoculture de la canne à sucre à un tissu diversifié qui comprend une industrie manufacturière, notamment textile, un secteur financier et le tourisme. Celui-ci est désormais la principale source de revenu, comptant pour 24% du produit intérieur brut. L’an dernier, l’île, 1,4 million d’habitants sur mille quatre cents kilomètres carrés, grande comme le canton de Fribourg, a accueilli 1,2 million de visiteurs. Sans d’autres ressources que la mer, le soleil, la plage. Mais avec une population vieillissante, le pays cherche de nouvelles activités pour éviter le déclin.
«Quand la construction va...»
«Quand la construction va, tout va». Le Conseil de développement économique (CDE), une officine gouvernementale, semble avoir pris cet adage à bras le corps. Il en a fait l’axe principal de la future croissance. En gros, il s’agit de l’aménagement des smart cities, des lieux qui intègrent l’habitat (villas, appartements), le travail (bureaux, usines et ateliers) et les loisirs (cinémas, terrains de jeu et de sport). Le projet de transformation de Roches Noires, le quatorzième du genre, répond à cette stratégie. Le CDE espère ainsi attirer des investissements directs étrangers, moteurs de l’économie. Une mission de prospection a récemment visité Genève.
Danger
«On ne peut pas parler de développement sauvage de l’île, car les administrations locales doivent valider les projets de construction», observe Adi Teeluck, membre de la Platform Moris Lanvironman, organisation fer de lance contre le projet immobilier de Roches Noires. «Mais le plan directeur pour l’aménagement du territoire national date de 2002. Dépassé, il ne tient plus compte des évolutions économiques, démographiques et structurelles dans le pays.»
Selon elle, l’expansion de l’immobilier aux quatre coins de l’île représente de toute façon un danger. Le bétonnage tous azimuts favorise les accumulations d’eau et les inondations. Accentué par le changement climatique, le phénomène, de plus en plus fréquent sur l’île, a déjà tué plusieurs fois, détruit des habitations et des plantations, déraciné des arbres et emporté des véhicules. Par-dessus tout, il angoisse en permanence les habitants des zones à risque.
Adi Teeluck met le doigt sur l’autre préoccupation majeure. «Le développement immobilier cible une clientèle étrangère», souligne-t-elle. «Grâce à des euros, des dollars ou des rands sud-africains, celle-ci s’offre les logements à des prix qui, calculés en devises étrangères, sont très compétitifs.» Quelques milliers de ressortissants étrangers sont déjà propriétaires de résidences secondaires sur l’île.
Le pays met en outre en place une politique active pour encourager des Européens à passer leur retraite sur l’île, avec un certain succès. «Cette stratégie met la terre hors de portée des Mauriciens», déplore l’activiste. «De récentes statistiques montrent que les habitants de l’île construisent de moins en moins et, lorsqu’ils le font, ils doivent s’endetter.»
Selon la Banque de Maurice, la plus grosse partie des créances privées (63%) est affectée à l’habitation. L’Etat a certes un programme d’habitation sociale pour les plus démunis, mais il est insuffisant. Mi-2024, il a enregistré quarante mille demandes de maisons, mais seulement huit mille seront disponibles d’ici à la fin de l’année.
Le prix du terrain flambe
En ce début d’année 2024, les étrangers ont été particulièrement actifs en matière d’achat de terrains résidentiels. Sur le littoral et dans certaines régions urbaines, les prix ont grimpé de 15% à 25% par rapport à l’an dernier, selon Islanders Property, une agence locale. Laval Savreemootoo, président de l’Association des agents immobiliers, confirme qu’il y a une forte demande des étrangers qui vivent déjà sur l’île. Avec ses quarante ans d’expérience dans le secteur, il remarque qu’il est quasi impossible pour les Mauriciens de classe moyenne d’accéder à la propriété. Il voit aussi d’un mauvais œil l’ampleur d’investissements étrangers dans ce secteur.
«J’aimerais voir plus de capitaux dans la pêche, par exemple», dit-il. «Nous sommes entourés par la mer, mais nous importons du poisson d’Asie», déplore-t-il. Laval Savreemootoo craint également que le secteur ne serve à blanchir de l’argent sale trafiqué à l’étranger. Selon lui, la perception est que c’est bien le cas. En mars dernier, la vente d’une villa pieds dans l’eau à treize millions de francs – un record – par Pam Golding Properties, l’un des plus grands promoteurs immobiliers d’Afrique du Sud, a choqué les Mauriciens, dont le revenu annuel par habitant s’élève à douze mille francs. En 2023, la britannique Sotheby’s International Realty avait fait parler d’elle à la suite d’une vente d’une propriété à dix millions de francs.
A la fin mai 2024, les journaux spécialisés dans l’immobilier rapportent que le secteur connaît une vigueur renouvelée avec la reprise économique post-covid. Par exemple, Anahita, un prestigieux complexe balnéaire de haut standing à l’est du pays, propose mille cent six mètres carrés de terrain proche de la mer à cent mille francs. La Beau Plan Smart City, à l’intérieur de l’île mais à quelques kilomètres de Port-Louis, la capitale, offre des appartements luxueux à partir de quatre-vingt mille francs, notamment aux retraités européens. L’agence Colbert Holdings (Maurice) s’adresse aux retraités français en ces termes: «C’est une destination de prestige qui offre une expérience inoubliable sur une île tropicale de rêve. L’île Maurice reste un pays très apprécié pour une expatriation réussie». Le 30 mai 2024, Barnes International affichait plus d’une centaine de villas, appartements, penthouses et terrains à vendre dans les plus belles régions côtières ou à flanc de montagne à des prix allant de cinq cent mille à 2,6 millions euros. Les grandes agences immobilières internationales (vente, achat et location) ont pignon sur rue.
Property Reporter, une publication britannique spécialisée, affirme que Mauritius is the place to be. Elle note que l’endroit où les Britanniques devraient investir aujourd’hui est Maurice, car elle a ouvert ses portes aux investisseurs dans l’immobilier mauricien.
69% des capitaux étrangers
«Ce ne sont pas seulement les touristes, mais aussi les investisseurs qui affluent du monde entier vers l’île», écrit le journal. «Les flux des capitaux directs étrangers ont augmenté de 27% de janvier à septembre 2023, pour atteindre cinq cent trois millions de dollars, dont 69% dans l’immobilier.» Il souligne que l’Etat mauricien a adopté plusieurs mesures incitatives: pas d’impôt sur les dividendes et les plus-values pendant huit ans, exemption des charges sociales ou des taxes foncières. Tout acheteur d’un bien dès trois cent septante-cinq mille dollars bénéficie d’autre part d’un permis de résidence et de travail. Idem pour son conjoint et ses enfants de moins de 24 ans. Property Reporter affirme que «les incitations sont fantastiques». «L’Etat maintient le flou en matière d’aménagement du territoire, car il veut avant tout attirer des investisseurs étrangers dans l’immobilier et la publication d’un nouveau plan se fait attendre depuis de longues années», explique un ancien cadre d’une safe city dans le nord de l’île, qui tient à garder l’anonymat. «Pour les attirer, il ne leur accorde pas seulement de généreuses mesures incitatives, mais leur cède aussi les plus beaux sites.»
Selon lui, l’Etat se presse de leur accorder les autorisations mais, par la suite, ne veille pas au respect des conditions. Il rappelle le cas d’un promoteur immobilier qui, une fois le feu vert acquis pour le développement d’un projet dans le nord de l’île, s’est fait un pactole grâce à la spéculation foncière. Les engagements d’aménager un centre médical et un terrain de foot n’ont pas été respectés. Selon cet interlocuteur, les abus du genre sont fréquents.
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