Optimiser sa trésorerie

En matière de liquidités, il ne faut pas subir mais piloter son entreprise.
En matière de liquidités, il ne faut pas subir mais piloter son entreprise.
Pierre Cormon
Publié jeudi 14 novembre 2024
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#Conseils pratiques Le maître-mot de la gestion des liquidités? L’anticipation. Il faut savoir précisément ce qu’on va devoir débourser et sur quelles rentrées on peut compter.

Tous les mois, vers le 15 ou le 20, Roland Andrey se penche plus en détail sur le tableau des liquidités des entreprises de sa holding. Parmi elles, Nobile & Martin, une entreprise de gypserie-peinture genevoise. La Convention collective de travail du second œuvre prévoit que les salaires doivent être payés entre le 5 et le 7 du mois suivant. Il examine quelles sont les dépenses qui seront effectuées et sur quelles rentrées il peut compter jusque-là. «La priorité absolue est de s’assurer que nous disposerons d’assez de liquidités pour payer les salaires et les charges sociales à temps», explique-t-il. Il porte également une attention particulière aux frais généraux.

Peu de petites entreprises s’inquiètent autant de ces questions. «Je suis informaticien/cuisinier/architecte d’intérieur/etc. - pas comptable», entend-on souvent. L’écrasante majorité des petites entreprises qui s’adressent à une banque ou à un organisme d’accompagnement n’ont pas de démarche structurée en la matière. Elles n’ont pas un système rigoureux de suivi des factures, paient les créanciers au fur et à mesure qu’ils se manifestent, etc.

Cercle vicieux

Arrive le jour où, malgré un bon carnet de commandes, elles n’ont pas en caisse de quoi payer une créance urgente. Parfois, c’est même une croissance trop rapide qui les expose: leurs dépenses en nouveaux engagements, fournitures, nouveaux locaux sont payées avant qu’elles n’en recueillent les fruits. Elles s’exposent alors à des problèmes en cascade: poursuites, tensions avec les fournisseurs, etc.

«Quand vous avez des difficultés, tout se retourne contre vous en même temps», résume Roland Andrey. «Les fournisseurs exigent des acomptes et le paiement à la livraison, les gros clients des garanties onéreuses difficiles à obtenir, la banque ne vous prête plus d’argent et, dans le second œuvre, si vous ne payez pas vos charges sociales, vous vous retrouvez sur la liste noire des associations professionnelles et ne pouvez plus obtenir de commandes publiques.»

Exigence légale

Bien des entreprises n’y survivent pas, alors que leur modèle d’affaires est sain. Pour s’en prémunir, le meilleur moyen est d’adopter une saine démarche de gestion des liquidités. C’est une exigence légale pour les sociétés de capitaux depuis le 1er janvier 2023. La gestion des liquidités, notamment le suivi des débiteurs, est l’un des éléments qu’une banque analyse lorsqu’une entreprise sollicite un crédit.


 

Conseils de spécialistes

  • Penser non seulement marge, mais aussi liquidités. «On doit comprendre dès le début son activité en termes de liquidités et pas seulement de marges et de bénéfice», note Cyril Deléaval. Le cas d’une société genevoise illustre cette différence. Elle créait des sites web pour des petites entreprises, sur un modèle d’abonnement. Plutôt que de facturer la création du site, elle le montait à ses frais et le mettait ensuite à disposition pour une somme mensuelle relativement modique. A moyen terme, le modèle était très rentable et les marges substantielles. A court terme, en revanche, l’entreprise finançait elle-même le développement, bien avant de récupérer son investissement avec les locations. Elle se trouvait donc en tension permanente du côté des liquidités et n’y a pas survécu.
  • Diversifier ses clients. Plus on a de clients, plus on évite que le défaut ou le retard de l’un d’eux plonge l’entreprise dans les difficultés. «Idéalement, un client ne devrait jamais représenter plus de 5% du chiffre d’affaires», estime Marjorie Constantin, responsable PME et indépendants de la Banque cantonale de Genève (BCGE). Une exigence qui peut s’avérer difficile à remplir dans certains secteurs, comme le bâtiment.
  • Gérer sa facturation selon des règles claires. La politique envers les créanciers doit être basée sur des critères clairs et uniformes», recommande Cyril Deléaval. «On ne va pas accorder un délai de paiement à trente jours à un client et à quarante-cinq à un autre, sans bonne raison.» Un client dont on présume qu’il a des difficultés à vous régler ne doit pas être exclu d’office: on peut aussi lui imposer des conditions plus strictes (acomptes, paiement à la livraison, pénalités en cas de retard, etc.).
  • Vérifier la solvabilité des nouveaux clients. «Un nouveau client se présente peut-être parce que vous êtes un excellent vendeur, peut-être aussi parce que son fournisseur actuel ne veut plus le livrer à cause de ses retards de paiement», prévient Patrick Schefer, directeur de la Fondation d’aide aux entreprises du canton de Genève. Pour atténuer le risque, mieux vaut se renseigner avant de signer un gros contrat. On peut le faire auprès de ses contacts, de l’Office des poursuites, des sociétés de renseignement, ou demander à voir les comptes du client potentiel.
  • Suivre ses débiteurs. Pour avoir un bon socle de liquidités, il faut que l’argent rentre. Les factures doivent être émises dès que possible. «Plus tôt on facture, plus tôt on est payé», résume Patrick Schefer. «Et plus le temps passe, plus la probabilité de ne pas être réglé augmente.» Il n’est donc pas question de laisser s’entasser les factures et de s’en occuper «quand on a le temps».
    Dès la facture émise, on doit la reporter dans un échéancier, si possible automatisé, qui permet de savoir précisément qui doit quoi à quelle date. Les débiteurs doivent être relancés immédiatement en cas de retard, voire avant. «Quinze jours après avoir envoyé une facture, nous prenons contact avec le débiteur par e-mail pour lui rappeler que le règlement est dû à telle date et demander si tout est en ordre», illustre Roland Andrey.
  • Payer à temps, pas avant. Une facture à trente jours devrait être payée à trente jours, pas à dix ou à vingt (à moins que le créancier n’offre un rabais pour le faire). Les liquidités restent ainsi plus longtemps en caisse et on garde davantage de marge de manœuvre pour faire face à un imprévu, comme le défaut inopiné d’un débiteur.
  • Garder un fonds de roulement suffisant. Dans l’idéal, il faudrait toujours conserver des liquidités (ou une ligne de crédit) suffisantes pour faire face à tous ses engagements, pendant le délai de paiement que l’on accorde à ses clients. «Si l’on encaisse à trente jours, il faut pouvoir tenir trente jours sans être réglé», résume Patrick Schefer. Si on ne dispose pas de ce coussin, on peut vite être mis en difficulté par un imprévu.
  • Faire des prévisions de liquidités. «Alors que le compte de pertes et profits est une photo à l’instant T, le tableau de trésorerie est un outil permettant d’anticiper le futur», précise Cyril Deléaval. C’est d’autant plus nécessaire que l’activité est sujette à des fluctuations, par exemple en fonction des saisons.
    Le tableau contient les prévisions de dépenses et d’encaissements. Un modèle est à disposition sur le site de Genilem (particulièrement adapté aux entreprises en création). Un outil permettant de visualiser l’impact de différents scénarios sur la trésorerie est disponible sur le site de la Fondetec. «L’avantage de ces modèles, c’est qu’ils sont utilisés depuis des années en situation réelle», estime Cyril Deléaval. «En les adoptant, on s’assure qu’aucun élément important n’a été oublié.» Reste à les remplir correctement. «Les dépenses sont relativement faciles à déterminer, les rentrées sont plus aléatoires, surtout si vous n’avez pas un gros volume d’affaires», remarque Patrick Schefer. «Votre tableau ne correspondra très certainement pas à la réalité, mais il vous fera comprendre l’importance du suivi et l’impact que peut avoir le retard à encaisser une facture.» 
  • Faire attention aux variations annuelles. Attention à la saisonnalité. Les compagnies d’autocars touristiques, par exemple, encaissent la plus grande partie de leurs recettes en été, mais font face à des échéances lourdes fin janvier, notamment avec le renouvellement des assurances. Il faut donc établir des prévisions à court, moyen et long terme. Le second œuvre paie à la fois les salaires de novembre et de décembre au mois de décembre, ce qui exige un surplus de liquidités. «Nous essayons donc de facturer un maximum en septembre, de manière à avoir de quoi faire face à ces obligations» , explique Roland Andrey.
  • Anticiper. Ces outils en place, on peut anticiper les passages difficiles. «La différence entre un besoin et un problème de trésorerie, c’est que le premier a été anticipé», explique Patrick Schefer. Dans le premier cas, on a un peu de temps pour prendre les mesures nécessaires afin d’éviter de se retrouver en défaut de paiement: puiser sans ses réserves, trouver un arrangement avec ses créanciers, adopter des mesures d’économies, solliciter une ligne de crédit auprès de sa banque, passer à l’affacturage, etc. «On peut aussi appeler ses débiteurs et leur proposer un rabais s’ils paient immédiatement», suggère Cyril Deléaval.
  • Bien analyser la situation avant de signer un gros contrat. Les entreprises qui décrochent un contrat doivent souvent engager des dépenses, bien avant d’être payées par le client. Plus le contrat est substantiel, plus le délai de paiement est long, plus il a le potentiel de déséquilibrer la trésorerie. «Les clients institutionnels, notamment, paient généralement à plus de soixante jours», relève Marjorie Constantin. «Cela peut poser des problèmes à une entreprise disposant de peu de trésorerie.» Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas signer, mais qu’il faut anticiper et se demander comment on va absorber le choc.
  • Faire particulièrement attention aux charges sociales. Même en cas de difficultés, le versement des cotisations du personnel aux assurances sociales doit rester une priorité. D’un point de vue éthique, d’abord: il ne s’agit pas de l’argent de l’entreprise, mais de celui des employés, qui ne fait que transiter dans les comptes de la société. D’un point de vue légal, ensuite: ne pas verser ces cotisations est une infraction pénale, qui peut mener devant le juge. Du point de vue de la pérennité de l’entreprise, troisièmement. Depuis le 1er janvier 2025, les caisses de compensation et autres créanciers publics seront obligés de poursuivre les mauvais payeurs par voie de faillite. Du point de vue financier, enfin. Si la caisse de compensation ne parvient pas à récupérer la créance auprès de l’entreprise, elle peut se retourner contre ses responsables, qui peuvent devoir la rembourser sur leur fortune personnelle.
  • Demander une ligne de crédit si  nécessaire. Une ligne de crédit permet à une entreprise de laisser son compte courant aller dans le rouge, jusqu’à une limite prédéfinie, sans en aviser préalablement la banque. Les dépassements sont frappés d’un taux d’intérêt. Cet outil permet d’emprunter de l’argent de manière souple et facile. Il est particulièrement adapté aux entreprises de secteurs ou l’on doit engager des dépenses avant d’être payé par ses clients, comme l’industrie ou le bâtiment.
    Les banques analysent les demandes selon des données objectives, qui laissent peu de place aux coups de cœur, à la vision de l’entrepreneur ou à la sympathie personnelle. «Le principal critère est la capacité d’endettement», précise Marjorie Constantin. «L’entreprise dégage-t-elle assez de marges pour pouvoir rembourser ses dettes?» Elles regardent également comment sont gérés les créanciers. Ces conditions rendent l’obtention de la prestation difficile si l’entreprise est en crise.
    Comme les banques analysent ces critères à la lumière des exercices passés, les nouvelles entreprises ne peuvent pas les remplir. Elles peuvent toutefois demander un cautionnement à des organes comme Cautionnement romand (représenté à Genève par la FAE) ou SAFFA (destiné uniquement aux femmes entrepreneuses). Cette prestation est également proposée aux entreprises établies.
    A noter que les banques demandent fréquemment que les dirigeants de petites entreprises garantissent une ligne de crédit en étant engagés à titre personnel, ce qui peut constituer un frein.
  • Penser à l’affacturage. L’affacturage (ou avance de liquidités) consiste à céder ses factures à un organisme qui règle immédiatement une partie à l’entreprise (par exemple 80%) et se charge d’encaisser les sommes dues auprès des débiteurs. Le solde est versé au terme du délai de paiement, après déduction d’un taux d’intérêt – par exemple 2%.
    Les organismes pratiquant l’affacturage, comme la FAE, évaluent soigneusement la situation avant d’accepter un dossier. Les débiteurs doivent notamment être solvables et situés en Suisse.
  • Savoir gérer un surplus de trésorerie. Il arrive qu’une entreprise se retrouve avec un surplus de liquidités. Les transférer sur un compte de trésorerie permet d’obtenir un meilleur taux d’intérêt. Les conditions de retrait, en revanche, sont plus strictes (au-delà d’une certaine somme, un préavis peut être requis). «On peut aussi utiliser ses surplus pour effectuer des placements à court terme», ajoute Marjorie Constantin. Les banques proposent des produits de ce type, comme les comptes à terme, les certificats de dépôt négociables et les SICAV monétaires.
  • Se faire accompagner. Vous n’êtes pas à l’aise avec les chiffres et l’administration? Les fiduciaires sont là pour vous aider. «Nous confions tous nos documents à notre fiduciaire et je suis en contact quotidien avec elle», assure Roland Andrey. Elles sont en principe capables de faire un tableau de trésorerie.
    Il faut cependant bien choisir son partenaire. «Depuis le covid, nous constatons de plus en plus d’erreurs dans les comptes», note Marjorie Constantin. «Une bonne fiduciaire doit être précise et réactive; il arrive que des entreprises sollicitent un crédit, mais que nous ne puissions pas entrer en matière, parce que les comptes n’ont pas été établis.»
    Une bonne relation avec sa banque peut aussi aider. «Plus tôt on vient nous voir lorsqu’on anticipe un besoin de liquidités, plus nous avons de marge de manœuvre pour trouver une solution», conclut Marjorie Constantin

    "Chaque année, nous devons résister à la tentation"
     

Chaque début d’année, Daniel Ribbi, fondateur de la société de services et courtage en assurances Solveo, doit résister à la tentation de trop dépenser. Les courtiers ne facturent en effet pas toujours directement leurs services à leurs clients. Ils sont rémunérés par les compagnies d’assurance, qui leur versent un pourcentage fixe sur les primes des assurés qu’ils gèrent. «Ces commissions sont versées sur la base du mode de paiement des primes de notre clientèle. Environ 70% de ces revenus sont versés entre le mois de janvier et celui de mars» précise Daniel Ribbi.

Solveo termine son premier trimestre avec ses comptes en banque bien garnis. La tentation est alors grande de procéder à des dépenses extraordinaires: engager du personnel, terminer les travaux consécutifs au déménagement de la société, renouveler du matériel, etc. Le risque est de se montrer trop dispendieux et de terminer l’année à court de liquidités. Car si les rentrées sont concentrées dans le temps, une grande partie des dépenses est récurrente au long de l’année: loyers, salaires, charges sociales, notamment.

Gérer ce déséquilibre requiert une planification financière rigoureuse. «Le maître-mot, c’est l’anticipation», souligne Daniel Ribbi. «Il faut vraiment être attentif pour ne pas laisser une dépense imprévue déséquilibrer la société.» Un budget est établi d’année en année, avec les prévisions de rentrées et de dépenses et un plafond établi pour chaque compte.

Que se passe-t-il si l’un d’eux est dépassé? «On repousse d’autres dépenses», répond-il. «On ajournera peut-être des travaux, le renouvellement du mobilier ou un engagement. Ce n’est qu’en fin d’année que nous voyons si nous avons bien géré notre budget.»

Daniel Ribbi a beaucoup appris au contact des banques et de la Fondation d’aides aux entreprises, qui l’ont accompagné dans la création de son entreprise et dans la reprise d’une autre. «Ils vous demandent des chiffres et vous forcent à vous poser des questions qui ne vous seraient peut-être pas venues à l’esprit, ou pas tout de suite. Ils vous rendent par exemple attentif à la différence entre comptabilité et liquidités: une créance est comptabilisée comme un actif, mais l’argent n’est pas forcément en caisse. Une charge comptabilisée, à l’inverse, ne donne pas toujours immédiatement lieu à une dépense.»

En réfléchissant à son parcours, le chef d’entreprise est convaincu de l’importance de la comptabilité. «Je m’en occupe moi-même, car cela me donne une connaissance beaucoup plus fine de la manière dont mon entreprise fonctionne que si j’avais délégué cette activité», estime-t-il. «Je suis approché de temps en temps par des entrepreneurs qui veulent vendre leur société. Quand elle va mal, je constate que, souvent, ils ne se sont pas intéressés suffisamment à cette question.» A bon entendeur.

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Publié mercredi 05 juin 2024
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