Pour ou contre l'art conceptuel

Marcel Duchamp, Fontaine.
Marcel Duchamp, Fontaine.
Pierre Cormon et Flavia Giovannelli
Publié vendredi 07 juillet 2023
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#Opinion Nos journalistes Pierre Cormon et Flavia Giovannelli livrent leur opinion sur l'art conceptuel.

Contre: L’art conceptuel est ridicule

Un urinoir renversé: c’est l’oeuvre que Marcel Duchamp a exposé dans une galerie, en 1917, déclenchant une polémique dépassant les milieux artistiques. Les historiens estiment qu’il a contribué à ouvrir une nouvelle page dans l’histoire de l’art, celle de l’art conceptuel.

Plus d’un siècle plus tard, des musées, des galeries ou des manifestations continuent à présenter comme oeuvres d’art des objets qui n’ont pas été conçus comme tels, et sans qualités esthétiques évidentes (ce qu’on appelle des ready-made). «Inutile d’examiner l’oeuvre dans l’espoir de déceler la caractéristique qui la distingue. N’importe quoi peut faire oeuvre, y compris l’ustensile le plus ordinaire», résume le philosophe Mark Kingwell dans un article du magazine Harper’s. Une manière de questionner la nature même de l’art, qui mérite d’être elle-même questionnée.

Cheval mort

Si des objets tels qu’un urinoir renversé, un cheval mort ou des tas de cailloux peuvent être présentés comme de l’art, qu’est-ce qui leur confère cette qualité? Pas l’esthétique: l’art conceptuel a évacué cette dimension. Pas le savoir-faire, puisqu’il est à la portée de n’importe qui de transporter du gravier dans une halle d’exposition.

Alors? L’art est tout simplement ce que le monde de l’art considère comme tel, a répondu le philosophe Artur Danto (c’est ce qu’on appelle la théorie institutionnelle de l’art). «Un homme qui pisse dans un verre est un artiste si sa performance est acceptée par la direction du musée», résume le regretté magazine Books. Corollaire: on n’a pas besoin de talent particulier pour être un artiste conceptuel. Ou plutôt, on n’en a besoin que de deux. Du bagou, pour convaincre qu’uriner dans un verre est de l’art. Et la capacité à entretenir des relations, pour qu’on daigne vous écouter.

Cette vision laisse la porte grande ouverte au copinage, à l’entre-soi et à la cooptation. Si vous ou moi écrivions une oeuvre aussi puissante que L’amie prodigieuse d’Elena Ferrante, nous aurions des chances qu’elle soit acceptée par un éditeur, même si nous sommes de parfaits inconnus. Si vous et moi proposons à l’organisateur d’une exposition d’uriner dans un verre ou d’y transporter un tas de gravier, il nous éconduira plus ou moins poliment, à moins que nous nous soyons déjà fait un nom dans le milieu. C’est donc moins ce qu’on fait qui compte que qui on est. Et parvenir à être quelqu’un demande moins de talent artistique que de bagou et de relations.

Les artistes d’antan devaient aussi savoir se vendre, et disposaient parfois d’un beau carnet d’adresses. Cela ne suffisait pas sans une dose minimale de savoir-faire et de talent. Ce n’est pas le cas des artistes conceptuels. Certains ont du talent et du savoir-faire, mais ce n’est pas indispensable.

Verbiage

Cette réalité est masquée par un verbiage élaboré. Un spectacle de danse afrobeat, un film d’animation d’Hayao Miyazaki ou une toile de Lucy Allard peuvent se passer d’explications. Pas l’art conceptuel. Les oeuvres y sont des manifestes, dont le sens est propagé dans les catalogues et les visites guidées, ce qui permet de couper l’herbe sous le pied de ceux qui pourraient s’indigner de leur vacuité.

Une pile de livres posées sur le sol devient ainsi un «palimpseste qui fait de l’intertextualité un moyen de communication», un matelas emballé dans du plastique «une réflexion ironique et féministe sur la sexualité et les relations humaines», des bâtons dégoulinants de peinture «une vision métaphorique de la narrativité de la peinture qui instaure un dialogue abstrait pour être en rupture avec la représentation logique»1.

Pression

Ce charabia met la pression sur le visiteur. Ce n’est plus à l’artiste de chercher à le toucher, mais au public de s’élever au niveau de l’artiste. Vous n’aviez pas compris en quoi une pile de livre mérite d’être exposée? Ce doit être que vous n’avez pas une culture, une intelligence ou une sensibilité suffisante. Vous faite mine d’apprécier l’oeuvre? Ce doit être au contraire que vous possédez ces qualités à un degré supérieur.

Pourquoi les visiteurs et les institutions qui financent l’art conceptuel se laissent-ils enfermer dans ce piège? Une partie de l’explication tient peut-être au précédent du XIXe siècle. Les impressionnistes ont fait l’objet d’un rejet violent du public et des critiques, qui ne comprenaient pas leur démarche. Le public informé «vit une sorte de traumatisme culturel: il ne veut plus passer à côté d’une oeuvre novatrice», remarquait l’essayiste Jean-Philippe Domecq dans le magazine Books, en 2013. «Du coup, il est prêt à tout accepter.» Dommage pour lui. Pierre Cormon

1Exemples tiré d’un article du magazine El Malpensante, traduit dans Books No 46, septembre 2012


Pour L’idée est plus forte que l’esthétique

Le débat est connu. Quand le Museum of Modern Art (MoMa) de New-York a fait entrer le jeu vidéo Pac-Man au Musée, en 2012, The Guardian a titré: «Désolé, ce n’est pas de l’art». Le quotidien relayait ainsi les nombreux avis d’amateurs qui s’offusquaient de voir associé ce statut à des objets banals ou à un jeu vidéo. A chaque nouvelle polémique, les jugements d’indignité refleurissent. Avec le risque de tomber dans un double piège: vouloir définir les contours de l’art, alors qu’il s’agit d’un concept ouvert, et celui de vouloir évaluer la qualité des projets ou objets exposés.

De proposition artistique à oeuvre d’art

Ceux qui agissent ainsi oublient que la définition de l’art fluctue. Elle dépend à la fois de la société, des coutumes et de l’époque dans laquelle s’inscrit la démarche artistique. Il est impossible de fixer une liste exhaustive de ce qui entre dans la catégorie des oeuvres méritantes et de celles qui doivent être laissées de côté.

Certains auteurs de remarques négatives sont d’avis de supprimer des oeuvres qui les dérangent ou qu’ils ne comprennent pas. De quel droit? Toute réaction, y compris négative, ne reflète-t-elle pas une émotion? Cela signifie qu’une oeuvre, quelle qu’elle soit, pousse à réfléchir. N’est-ce pas ce que cherche précisément tout créateur artistique?

Il s’agirait plutôt de constater que, dès le moment où des professionnels avertis, tels que des curateurs, des critiques ou des marchands d’art émettent un avis qualifié sur une oeuvre, nous devrions prendre acte qu’un changement de statut s’opère. Ce qui n’était encore qu’une proposition artistique prend la stature d’une oeuvre d’art.

Laisser le temps décider

Les artistes conceptuels sont un bon exemple. Pour comprendre les productions de ce mouvement, il faut considérer sa démarche globale. Selon cette vision, les idées qui sous-tendent un projet sont plus importantes que son aspect purement esthétique ou la qualité de sa réalisation. C’est pour ces raisons que les artistes conceptuels livrent une somme de littérature, qui vient étayer leurs réalisations matérielles. Certes, lorsqu’elles paraissent hautement improbables, il n’est pas rare d’entendre parler, à leur égard, de dérives. Jugeant que tout cela va trop loin, soupçonnant des motifs mercantiles, le public non averti se sent méprisé. Il fait toutefois rarement l’effort de renverser les rôles et de se dire que sa propre disqualification relève d’une approche à l’emporte-pièce.

Tout censeur manifeste la volonté de contrôler le système entier. Le risque est d’ostraciser des pans entiers d’un courant artistique, sous prétexte qu’il sort du cadre convenu. Le débat n’est pas simple à trancher. Certaines limites subtiles peuvent être établies. Si tout peut être de l’art, cela ne veut pas dire que tout est de l’art. «Nous ne voulons pas nous vendre, mais nous devons rester attentifs aux nouvelles générations», plaidait Paola Antonelli, la conservatrice du MoMa à propos de Pac-Man.

Pour enrichir la réflexion, pensons au cas du tableau de Banksy, La fille au ballon. En 2018, l’oeuvre venait d’être adjugée à plus d’un million d’euros lors d’une vente aux enchères de Sotheby’s lorsqu’elle s’est partiellement autodétruite. Avec cette action inattendue, au fort retentissement, l’artiste de rue avait pour ambition de dénoncer la marchandisation de l’art. La maison d’enchères a expliqué que loin d’avoir détruit une de ses oeuvres, Banksy en avait créé une autre, rebaptisée L’amour est dans la poubelle.

Débat économico-philosophique

Ses oeuvres atteignent aujourd’hui des records. L’amour est dans la poubelle a été acquise en 2021 pour la coquette somme de vingt-deux millions d’euros. Une fois de plus, le célèbre street artist anonyme a déchaîné les passions. D’une lecture au premier degré, on en déduirait que les acheteurs sont assez stupides pour payer des millions pour quelque chose qui n’existe plus dans sa forme originale. La démarche de Banksy a déclenché un large débat économico-philosophique. Le public est devenu partie d’une performance qui restera mondialement célèbre. Cet exemple montre la nécessité de regarder au-delà des apparences. Et surtout, de laisser le temps décider de sceller, ou non, le sort d’un projet qui se revendique une oeuvre d’art. Flavia Giovannelli

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