Pourquoi le complotisme cartonne sur TikTok

Vincent Malaguti et Jessica Da Silva Villacastin
Publié mardi 02 mai 2023
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#Réseaux sociaux Les 12-24 ans adhèrent de plus en plus à des théories déviantes. Le phénomène n’épargne pas la Suisse romande.

Sybille Rouiller, chargée d’enseignement à la Haute école pédagogique du canton de Vaud (HEPL) et rattachée à l’Université de Lausanne, sort d’un établissement du secondaire. Elle vient de s’y rendre pour son travail de doctorat sur les attitudes des élèves face au complotisme. L’un d’eux l’approche, gêné. Il dit avoir retardé le moment de cet échange: il ne veut pas parler de ses sources d’information devant ses camarades. Ses sources? Alain Soral, Robert Faurisson ou Dieudonné, tous trois adeptes de l’antisémitisme, du négationnisme et du complotisme et condamnés à multiples reprises pour incitation à la haine raciale. «Il avait peur de passer pour un acharné d’extrême-droite, alors qu’il se revendique d’extrêmegauche et contre toute forme de discours haineux», raconte Sybille Rouiller. Depuis son enquête, terminée fin 2019, le contexte a changé. TikTok a gagné en popularité et les théories du complot ont pris de l’importance dans le débat public.

En ce qui concerne les théories du complot juif, «on en retrouve un certain nombre dans l’histoire», explique Florian Cova, professeur en philosophie à l’Université de Genève. Beaucoup d’entre elles placent les Juifs comme les responsables d’un événement ou d’une situation. «Avant, ces théories étaient limitées à des espaces moins visibles, comme des librairies spécialisées ou des forums», poursuitil. Aujourd’hui, elles se trouvent sur les réseaux sociaux.

Une aggravation du phénomène

Ces derniers sont accessibles dès l’âge de 13 ans dans le règlement des plateformes. En pratique, rien n’empêche de fournir de fausses informations lors de son inscription. Une fois son compte créé, un adolescent peut ainsi accéder à tous les contenus, qu’ils soient ordinaires, haineux, racistes ou conspirationnistes. Certaines publications sont accessibles par recherches, les algorithmes de recommandation des réseaux en suggérant d’autres. Les outils de ciblage publicitaire des réseaux, qui permettent à l’auteur d’un post de cibler son lectorat, font le reste. La jeune génération est ainsi plus exposée que les précédentes aux théories du complot.

Loic*, 13 ans, a connaissance de nombreuses théories complotistes contre les Juifs grâce à un membre de sa famille, qui lui transmet des liens vers Twitter ou TikTok, ou des contenus enregistrés à partir de ces réseaux afin qu’il développe son esprit critique. Le jeune garçon semble croire à la véracité de ces contenus, malgré l’absence de preuves tangibles. Un tweet renvoie vers un résumé en vidéo du Protocole des sages de Sion, un ouvrage antisémite séculaire affirmant que les Juifs et les francs-maçons établissent un plan de conquête du monde. Un autre présente la composition des équipes de la Corée du Sud contre l’Uruguay, lors du dernier mondial de football, comme un complot juif, car le schéma de la disposition des joueurs sur le terrain ressemble à l’étoile de David. Une vidéo fait référence à une théorie visant à faire croire que la communauté juive récolte du sang sur des personnes fragiles, en particulier les enfants, de manière forcée.

Baptiste*, 17 ans, rencontré dans les rues basses de Genève, avoue «voir» de temps en temps des vidéos sur TikTok affirmant que «la famille Rothschild contrôle le monde et les gouvernements.» Il ne les cherche pas, la plateforme les lui suggère. Plusieurs études françaises récentes sur la perméabilité des jeunes aux théories du complot, dont celles des instituts d’études d’opinion et de marketing CSA et IFOP, analysent le phénomène. La première, qui date de 2021, montre que 70% des 10-15 ans ne vérifient pas la source d’une information et que 85% d’entre eux sont séduits par les théories du complot. Celle de l’IFOP, publiée début 2023, indique que 31% des jeunes sondés croient à une théorie du complot.

Un phénomène inquiétant

«De nombreux adolescents connaissent le terme illuminati», alerte Johanne Gurfinkel, secrétaire général de la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (CICAD). Toutes les théories ne sont pas nouvelles: ce sont d’anciens mythes remis au goût du jour sur les réseaux sociaux. «Au Moyen Age, l’idée que la communauté juive kidnappait des enfants avant de les tuer pour fabriquer leur pain azyme a conduit à l’assassinat de milliers de Juifs», rappelle le Genevois.

Sur les réseaux sociaux, si certaines recherches en lien direct avec le complot juif renvoient vers des pages de prévention, d’autres contenus passent au travers de la modération. Les auteurs de ces messages les publient avec des mots-clés parfois étonnants, afin que leur compte ne soit pas suspendu. Par exemple: le détournement de nom de personnages de films d’animation ou de manga. ZOG, un dessin animé pour enfant, est un moyen d’évoquer le concept néo-nazi Zionist Occupation Government. D’autres utilisent le terme de «dragons célestes», des personnages du manga One piece, pour parler de manière détournée des Juifs. La probabilité est donc élevée qu’un jeune fan de One piece ou de ZOG tombe sur ces contenus.

Il n’est pas rare de retrouver l’expression de ces théories antisémites dans le cadre scolaire romand, comme en témoigne le travail de Sybille Rouiller. La riposte du corps enseignant face à ce phénomène reste pour l’instant limitée. À Genève, les enseignants peuvent suivre un cours en ligne de quatre heures, sur la base du volontariat, pour les aider à mieux cerner les théories du complot. Ils disposent aussi d’outils pédagogiques pour en parler avec leurs élèves.

À Nyon, des professeurs abordent les théories du complot de manière globale, en dehors du tronc commun, dans le cadre d’une option complémentaire et sans formation préalable. Pascal Wagner-Egger, enseignant-chercheur en psychologie sociale à l'Université de Fribourg, intervient parfois dans les écoles pour évoquer cette question avec les jeunes. «Sur ce sujet, aucune intervention n’est institutionnalisée. J’ai pris contact avec certains départements cantonaux de l’instruction publique pour en proposer, et certains ont témoigné de l’intérêt.»

L’immobilisme de la part du monde politique inquiète Johanne Gurfinkel. «La réponse politique est insuffisante, pour ne pas dire inexistante. Ce n’est pas une priorité, alors que c’est un enjeu de démocratie. Un phénomène inquiétant s’installe, faute de contrepoids.» Pour l’instant, la Suisse romande doit se contenter de quelques initiatives localisées, faute de mieux. 


* Prénoms d’emprunt. Les prénoms sont connus de la rédaction.

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