Présumé coupable 1/3

Puisqu’il est difficile de déterminer quels accords enfreignent la loi, on préfère considérer qu’ils le font tous.
Puisqu’il est difficile de déterminer quels accords enfreignent la loi, on préfère considérer qu’ils le font tous.
Pierre Cormon
Publié mercredi 04 octobre 2023
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#Lois sur les cartels Le Tribunal fédéral a durci la définition des accords illicites. Le Parlement veut corriger le tir.

La Suisse est-elle allée trop loin en matière de lutte contre les accords cartellaires? C'est l'une des questions qui sous-tend la révision de la loi sur le sujet, actuellement devant le parlement. Elle prévoit notamment d'introduire des règles plus claires en matière d'accords entre acteurs économiques. Une mesure visant à corriger ce que de nombreux observateurs perçoivent comme une dérive du Tribunal fédéral et de la Commission de la concurrence.

Durcissement

Tout est parti d'un arrêt du Tribunal fédéral de 2016. La loi suisse interdit aux acteurs économiques de conclure des accords entre eux si cela entraîne une limitation de la concurrence. Deux industriels peuvent installer une centrale photovoltaïque ensemble, car cela n'a pas d'effets de ce point de vue. Ils ne peuvent en revanche pas se mettre d'accord sur les prix qu'ils pratiquent, la quantité de produits qu'ils fabriquent ou les régions dans lesquels ils vont les écouler.

Nuance de taille: pour être illicites, ces accords doivent affecter la concurrence «de manière notable», précise la loi. Comment juge-t-on si c'est le cas? Jusqu'en 2016, les autorités examinaient aussi bien la nature de l'accord que ses effets sur le marché - ces derniers devant pouvoir être démontrés.

Arrêt Gaba

Cette logique a été chamboulée par l'arrêt de 2016 - ou arrêt Gaba. Celui-ci estime que certains accords constituent une atteinte notable à la concurrence de par leur nature même, sans qu'il ne soit nécessaire de prouver qu'ils ont eu des effets néfastes dans la réalité. Le faire demande en effet des mesures d'enquête telles que cela ne permet pas de repérer rapidement les cas significatifs, ont argumenté les juges. Autrement dit: puisqu'il est difficile de déterminer quels accords enfreignent la loi, on préfère considérer qu'ils le font tous. La Commission de la concurrence (COMCO) s'est appuyée là-dessus pour mettre fin à certaines pratiques que l'arrêt ne visait pas directement, parfois de manière informelle (lire ci-dessous).

Anticonstitutionnel?

L'interprétation du Tribunal fédéral est très contestée. «J'ai constaté que des spécialistes du droit de la concurrence ont été surpris par cet arrêt», relève Patrick Krauskopf, vice-directeur de la COMCO de 2001 à 2008, actuellement avocat et professeur à Haute école des sciences appliquées de Zurich.

La Constitution et la loi précisent en effet que la Confédération doit lutter contre les effets nuisibles des cartels, et non contre les cartels en tant que tels. L'arrêt Gaba ouvre au contraire la voie vers une chasse aux cartels en tant que tels, selon de nombreux juristes. «Cela dépasse la volonté du législateur», écrit l'avocat Daniel Emch dans une analyse de l'arrêt.

Echec

Ce durcissement a été d'autant plus mal vécu qu'une précédente révision de la loi sur les cartels a échoué en 2012, notamment pour cette raison. Le parlement avait refusé de déclarer certains accords illicites d'emblée, sans analyse de leurs effets sur le marché. «On a l'impression que le Tribunal fédéral a voulu corriger une décision du parlement qui lui déplaisait», remarque Nicolas Rufener, secrétaire général de la Fédération des métiers du bâtiment, à Genève.


Deux grands types d'accords

L'arrêt Gaba suscite la controverse sur un autre point. Il ne fait aucune différence entre les accords entre concurrents et ceux entre les acteurs d'une même chaîne de distribution. «La doctrine économique considère les premiers comme systématiquement nuisibles, mais est plus nuancée au sujet des seconds», remarque Patrick Krauskopf. «C'est pour cela que des juridictions plus avancées déclarent illicites les seconds en prouvant qu'ils ont des effets nuisibles et non justifiés». L'arrêt Gaba permet de s'en passer. La révision de la loi pourrait être l'occasion de préciser les choses.

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