Profession libérale au féminin: trajectoires compliquées

Le choix d’une profession libérale exigeante, pour les femmes, implique des sacrifices spécifiques à leur genre.
Le choix d’une profession libérale exigeante, pour les femmes, implique des sacrifices spécifiques à leur genre.
Flavia Giovannelli
Publié vendredi 14 avril 2023
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#Carrière Le poids des contraintes privées et professionnelles modère les ambitions des femmes.

Aujourd’hui, en Suisse, les titulaires d’un diplôme universitaire sont pour près de la moitié des femmes. Ces dernières années, il est même apparu un dynamisme supérieur au sein de la population féminine, comme l’atteste une étude commandée par l’Union suisse des professions libérales (USPL), publiée fin 20211. Dès lors, il semble logique de présumer qu’elles nourrissent au moins autant d’attentes et de rêves de carrière que les hommes. Pourtant, quelques années plus tard, celles qui réussissent à exercer une profession libérale ont un taux d’occupation bien plus faible que leurs collègues masculins. Cette première réalité chiffrée traduit les obstacles nombreux et insidieux qui se dressent tout au long de leur parcours.

Pour comprendre comment ces forces s’évaporent, il faut d’abord définir ce qu’on entend par «professions libérales». Une déclaration du Conseil fédéral datant de 2004 tente une définition, qu’il faut comprendre de manière souple: la situation évolue selon les époques.

En résumé, ces métiers s’exercent en toute indépendance, sous sa propre responsabilité et à titre personnel. La motivation initiale n’est pas d’ordre pécuniaire, mais traduit avant tout la volonté d’un accomplissement individuel. La personne exerçant une profession libérale perçoit des «honoraires», des indemnités ou les émoluments d’une taxe et non un salaire. Au-delà de la théorie, la pratique montre que la proportion de femmes exerçant une profession libérale est élevée dans les domaines de la médecine et de la santé. Suivent les professions juridiques, en forte augmentation ces dernières années. Ces métiers ont leurs contraintes, qu’elles soient écrites ou qu’elles relèvent des usages. Elles pèsent sur les femmes. En premier lieu, il y a la question des horaires et des imprévus. Cela affecte particulièrement celles qui ont des responsabilités familiales. Mettre en place une infrastructure aidante ou compter sur un partenaire ou un entourage participatif continue à s’avérer lourd. Les femmes doivent continuer à exiger ce soutien, alors que pour les hommes, le support est acquis. Il leur a longtemps suffi de prévenir qu’ils rentreraient tard le soir, pour que l’intendance suive.

Si les nouvelles générations font bouger le curseur, l’évolution reste lente, surtout dans les milieux à hégémonie masculine. Les femmes qui y évoluent ont tendance à se surinvestir. Par nature, ces métiers sont dotés d’un caractère accaparant, physique et impliquent le goût pour l’action immédiate, la prise de décision rapide, l’aptitude au commandement, la combativité, l’endurance physique. Les femmes qui les choisissent font constamment l’effort d’apporter la preuve qu’elles sont capables d’assumer de lourdes charges. 

1Etude de l’USPL, voir sous bit.ly/3KCcvQ


Les avocates doivent rétablir la balance

Spécialiste FSA en droit de la famille, Diane Broto travaille comme associée au sein d’un cabinet d’avocats genevois. Elle est donc particulièrement bien placée pour savoir que certaines situations familiales peuvent impliquer un traitement dans l’urgence. Ne pas être rapidement disponible présente le risque que le client aille voir ailleurs.

La place genevoise regorge d’avocats qui se livrent une concurrence féroce. Aujourd’hui senior, Diane Broto n’est pas dupe. Elle estime qu’elle a toujours été attendue au tournant, au début de sa carrière et même une fois expérimentée. «Quand j’étais jeune avocate, je rentrais pour m’occuper de mes enfants et commencer une deuxième journée, notamment lorsque mon conjoint se trouvait en déplacement professionnel, puis comme femme divorcée», explique-t-elle. Cela a évidemment pesé sur sa disponibilité professionnelle.

Par essence, son métier implique notamment de devoir garder le nez collé sur les délais, surtout dans les affaires judiciaires. A cela s’ajoutent les réalités commerciales, qui sont tout aussi chronophages. «Pour trouver des affaires, il est nécessaire de réseauter, d’aller dans certains événements en lien avec le domaine qui nous intéresse, peut-être aussi de s’engager en politique», décrit Diane Broto. «J’ai ainsi vu de jeunes consœurs qui refusent de choisir entre leur vie privée et leurs perspectives professionnelles. A vouloir courir trop de lièvres à la fois, elles risquent de se voir reprocher de ne faire que le minimum attendu ou de le payer sur le plan de la santé», avertit-elle.

Pourtant, Diane Broto maintient le postulat que les femmes ne devraient pas avoir à choisir. Pour elle, toute la difficulté de l’exercice consiste à trouver un bon équilibre entre ces différentes sphères, qu’on soit mère de famille ou non. La réussite dépend ensuite du contexte propre et des ambitions de chacune.

Chirurgie: «Trouver le bon moment pour la maternité»

Le parcours d’Adèle est exemplaire. Agée de 31 ans, elle est cheffe de clinique adjointe dans un hôpital périphérique, en cours de spécialisation de chirurgie. Le rétroplanning confirme qu’elle a mis les bouchées doubles. Les études universitaires de médecine générale permettant de décrocher un diplôme fédéral prennent déjà six ans. S’y intègrent des périodes de stages aux urgences ou en anesthésiologie, notamment, pour se familiariser avec cet univers. Dans le meilleur des cas, les débuts dans la vie professionnelle active pour ces métiers ne commencent pas avant 25 ans. Suivent entre quatre à sept ans d’assistanat, où les jeunes chirurgiens sont en première ligne, avec de nombreuses gardes le week-end et la nuit. «J’ai eu beaucoup de chance», commente la jeune femme avec modestie.

Tout en ayant une vie professionnelle bien remplie, elle entend fonder une famille. Reste à trouver le bon moment. «Oui, je l’avoue, c’est une source d’angoisse constante», répond-elle, consciente d’aborder l’âge où ce genre de question se pose. Car s’il n’y a pas de grande différence entre les hommes et les femmes en début de carrière, la question de la maternité complique tout. S’il n’est pas bon d’interrompre le parcours de formation, les femmes nourrissent l’appréhension de perdre un peu de l’habileté des gestes techniques pendant le congé maternité. Sans compter la culpabilité latente, car elles savent qu’elles laissent un surcroît de travail à des collègues souvent sous tension. «Aux HUG, on m’a fait comprendre entre les lignes qu’il valait mieux ne pas envisager de tomber enceinte à ce moment.»

Penser que tout se décante ensuite serait un raccourci trompeur. La planification des changements d’affectation, par exemple, oblige les médecins à se projeter au moins un ou deux ans en avance. Or, une grossesse ne se prévoit pas. «Quoi qu’il en soit, les périodes où tout serait parfaitement aligné sont vraiment rares et je ne l’avais peut-être pas assez mesuré quand je me suis lancée», conclut-elle. En gardant un vif goût pour son métier, elle se demande si elle n’aura pas intérêt, un jour, à ouvrir son propre cabinet. Ce sera alors une nouvelle histoire.

Les agricultrices veulent être visibles

Depuis un peu plus d’un mois, Patricia Bidaux est la nouvelle présidente d’AgriGenève, la faîtière de la branche dans le canton. C’est la première fois qu’une femme accède à ce poste en Suisse romande et la deuxième fois à l’échelle du pays. C’est dire si, dans cet univers, il y a encore beaucoup à faire. «Je suis très reconnaissante envers mes collègues, femmes et hommes, qui m’ont élue. C’est la preuve qu’on est capable d’avancer», réagit l’intéressée, consciente que dans les régions du centre de la Suisse, la situation est moins favorable aux femmes.

Les dossiers qui l’attendent s’annoncent difficiles et prenants, entre la hausse des coûts des matières premières et l’inflation, qui ont un fort impact dans les activités agricoles. Mais peu importe, elle a l’habitude de monter au front pour défendre ses convictions et protéger l’avenir de son entreprise. «J’ai été pendant huit ans présidente des paysannes genevoises, j’ai donc déjà eu amplement l’occasion de participer à des discussions sur la place des femmes dans les exploitations», résume Patricia Bidaux. Ironique, elle raconte quelques anecdotes, qui montrent les biais cognitifs qu’elle a relevé pendant de longues années.

On proposait par exemple souvent aux femmes de s’occuper des veaux, comme si les qualités maternelles se transposaient automatiquement sur l’animal! «Je ne dis pas que ce rôle n’est pas mignon, mais il faut garder en tête que nous sommes aussi capables de faire autre chose à toute heure, sept jours sur sept», sourit-elle. Elle se rappelle aussi qu’on avait tenté de la dissuader d’accepter une invitation officielle de représenter la faîtière des femmes paysannes dans une exposition agricole, à Paris. Elle s’est donc trouvée presque seule à côtoyer des collègues masculins: «C’était plutôt drôle», résume-t-elle. «J’ai choisi de me battre non pas contre l’invisibilité, mais pour rappeler que nous, les femmes, nous sommes là, c’est tout.»

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