Rendre les biens culturels spoliés?

Les Bronzes du Bénin sont exposés au British Museum, à Londres.
Les Bronzes du Bénin sont exposés au British Museum, à Londres.
Pierre Cormon
Publié vendredi 07 juillet 2023
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#Marché de l’art Les collections occidentales contiennent des oeuvres acquises de manière douteuse dans le passé. Pas tous les musées sont ouverts à l’idée de les restituer.

Une armée de mille deux cents hommes envahit un jour le puissant royaume du Bénin pour venger la mort d’envoyés y ayant pénétré sans autorisation. Trois colonnes convergent vers la capitale (actuellement Benin City, située dans l’Etat nigérian d’Edo). Au passage, elles tuent, pillent, incendient des villages. Neuf jours plus tard, elles atteignent la riche capitale, avec pour objectif de la raser et de démettre l’oba (roi). Les scènes qui ont accompagné leur progression se répètent: pillages, dévastations, tueries. Le gigantesque palais royal est mis à sac, incendié et totalement détruit. L’oba est envoyé en exil.

On était en 1897 et c’est l’armée britannique qui s’est distinguée de la sorte. «Le carnage était colossal», écrivait un mois plus tard un reporter du Portsmouth Evening News ayant interrogé des participants à l’expédition. Le butin aussi. L’armée britannique a notamment ramené des milliers de bronzes qui décoraient le palais. Ils ont été vendus et de nombreux ont abouti au musée d’ethnologie de Berlin et au British Museum. Une défense d’éléphant pillée à l’occasion a également abouti au Musée d’ethnographie de Genève.

Pillages entre voisins

Les collections européennes comprennent de nombreuses oeuvres acquises par la force dans les siècles passés. L’Afrique n’est pas la seule concernée. Les armées napoléoniennes et nazies ont par exemple pillé l’Europe à grande échelle. «Jusqu’au XIXe siècle, la pratique était considérée comme légitime», explique Marc-André Renold, professeur à l’Université de Genève, fondateur et directeur du Centre universitaire du droit de l’art.

Après la défaite de la France napoléonienne, les pays qu’elle avait initialement vaincus ont récupéré un certain nombre d’oeuvres, et le droit international a évolué. Le pillage d’oeuvres a été interdit.

Bouteille de cognac

D’autres pièces n’ont pas été volées, mais ont été acquises d’une manière qui nous paraît aujourd’hui douteuse. C’est par exemple le cas d’une statuette échangée par un explorateur suisse en Bolivie contre une bouteille de cognac, ou des contrats de cession négociés en position de force par les armées napoléoniennes en Italie. Des Juifs ont été également contraints de brader des oeuvres pour fuir l’Allemagne nazie.

Un puissant mouvement demande donc que les objets mal acquis soient restitués à leurs légitimes propriétaires. Le débat, lancé dans les années 1960, a pris une nouvelle ampleur depuis qu’un rapport sur la restitution des biens à l’Afrique a été remis au président français Emmanuel Macron, en 2018. Le thème a même fait son chemin jusque dans un blockbuster étasunien.

Restes humains

Le phénomène ne se limite pas à l’art. Collectionner les restes humains, comme les têtes maories, était à la mode au XIXe siècle. «Les principaux musées d’ethnographie européens en avaient», explique Marc-André Renold. Un certain nombre a été rendu à leurs communautés d’origine. «Cela a été facilité par le fait que de telles collections sont passées de mode», poursuit-il. «Les institutions académiques, comme l’Université de Genève, détiennent aussi des restes humains, collectés pour des raisons scientifiques. Là aussi, des processus de restitution sont en cours.»

Les partisans d’un large mouvement de restitution s’appuient sur de puissants arguments éthiques. Rendre ce qui a été acquis par la force est un impératif moral largement partagé sur la planète. Les communautés dont les objets ont été spoliés sont naturellement portées à s’en estimer propriétaires et devraient avoir le droit d’en disposer à leur guise.

Dépossédés

«Les peuples victimes de ce pillage parfois séculaire n’ont pas seulement été dépouillés de chefs d’oeuvres irremplaçables; ils ont été dépossédés d’une mémoire qui les aurait sans doute aidés à mieux se connaître eux-mêmes, certainement à se faire mieux comprendre des autres», déclarait en 1974 le directeur de l’Unesco, le Sénégalais Amadou Mahtar M’Bow.

On peut également considérer comme injuste de conserver des oeuvres emblématiques hors de leur pays d’origine: que diraient les Suisses s’ils devaient aller à Dakar ou à Pékin pour voir l’original du Pacte de 1291, les toiles de Ferdinand Hodler ou les sculptures de la cathédrale de Lausanne?

Réfractaires

Certains pays et institutions sont réfractaires à ces arguments. C’est notamment le cas du British Museum. Il estime qu’on ne peut pas refaire le passé et que les musées universels ont vocation à conserver des oeuvres de toutes les cultures, qui appartiennent à l’humanité entière. La présence d’oeuvres d’art africain dans leurs collections permettrait par exemple aux visiteurs de toutes provenances de prendre conscience de la sophistication de certaines civilisations africaines (à noter que les musées se présentant comme universels sont quasiment tous situés en Occident, dans d’anciennes puissances coloniales).

Enfin, ces institutions estiment avoir sauvé un certain nombre de pièces qui, dans leur pays d’origine, n’auraient certainement pas été aussi bien conservées.

Ouverture suisse

D’autre pays et institutions trouvent les arguments en faveur de la restitution convaincants et en ont déjà effectué un certain nombre. C’est notamment le cas en Allemagne, le pays qui a été le plus loin dans le réexamen de sa propre histoire, et en Suisse. Les musées y adoptent même des démarches proactives (lire ci-dessous). Cela ne constitue cependant que la pointe de l’iceberg.

Qu’en dit le droit international? Plusieurs textes internationaux traitent de la question, comme la Convention de la Haye de 1954 (biens culturels dans les conflits armés) ou la Convention de l’Unesco de 1970 (trafic illicite des biens culturels). «Le droit international connaît cependant le principe de non-rétroactivité», remarque Marc-André Renold. «Les Conventions de 1954 ou de 1970 ne peuvent pas affecter le passé. Or, un grand nombre de ces biens, comme les bronzes du Bénin, a été acquis bien avant l’adoption de ces textes.»

Loi fédérale

Il en va de même des législations nationales. Ainsi, en Suisse, la loi fédérale sur le transfert international des biens culturels contient des dispositions strictes pour empêcher le commerce de biens culturels mal acquis. Elle ne s’applique cependant pas aux transactions effectuées avant son entrée en vigueur, le 1er juin 2015. Des dispositions juridiques entravent même la restitution d’objets. Ainsi, les collections des musées publics français sont déclarées inaliénables par la loi, c’est-àdire que ces institutions n’ont pas le droit de s’en séparer. Pour permettre une exception, le parlement français doit voter une loi spéciale sortant les biens en question des collections nationales. C’est ce qu’il a fait en 2002 pour qu’on puisse rendre à l’Afrique du Sud les restes de Saartjie Baartman, surnommée la Vénus hottentote.

Travail de détective

Les conditions dans lesquelles un objet a été acquis ne sont pas non plus toujours faciles à établir. Plus on remonte dans le temps, plus les archives peuvent être lacunaires. Il faut parfois remonter toute une chaîne de propriétaires pour s’assurer qu’il n’a pas été spolié. «C’est un véritable travail de détective», note Brigitte Monti, historienne de l’art indépendante, spécialisée en recherche de provenance.

Quand on parvient à la conclusion qu’un objet doit être restitué, il n’est pas toujours facile de déterminer à qui le faire. Les descendants de l’oba dépossédé par les Britanniques s’estiment les héritiers légitimes des bronzes du Bénin. L’Etat d’Edo, où se trouve Benin City, et l’Etat fédéral du Nigeria se sont également mis sur les rangs.

Communautés divisées

Parfois, la communauté à qui un bien devrait être restitué est divisée entre deux Etats. C’est ce qui explique qu’il a fallu vingt ans à un musée suédois pour restituer un objet. «Il venait d’une communauté vivant entre les Etats-Unis et le Mexique», explique Roberta Colombo Dougoud, conservatrice du département Océanie du Musée d’ethnographie de Genève.

«Le droit positif ayant ses limites, il faut souvent faire preuve d’imagination et trouver des solutions créatives», estime Marc André Renold. Elles peuvent prendre la forme de propriété partagée, de prêts à long terme ou de confection de répliques.

Zurich contre Saint-Gall

C’est par exemple ce qui s’est passé dans le cas d’un litige opposant… les cantons de Zurich et de Saint-Gall. Les Zurichois s’étaient emparés d’un globe terrestre à Saint-Gall, lors d’une guerre en 1712. L’affaire a ressurgi en 1996, et il a fallu treize ans pour trouver une solution, sous l’égide de la Confédération. Zurich a gardé le globe, mais en a effectué une copie, qu’il a offerte à Saint-Gall.

Quant au célèbre tableau Les noces de Canaa, de Véronèse, il a été attribué à la France en vertu d’un traité de 1797 avec l’Autriche, en guise de contribution à des dépenses de guerre. Il se trouve toujours au Louvre, mais une reproduction virtuelle est exposée dans le réfectoire du monastère vénitien pour lequel il avait été créé.

Héritages

En dehors de ces cas emblématiques, une multitude d’objets de moindre valeur peuvent avoir été acquis dans des conditions douteuses. «Des personnes héritent de biens culturels que leurs parents ou grandsparents ont acquis à une période où l’on était beaucoup moins regardant», illustre Marc-André Renold. «Cela les met mal à l’aise de les conserver, mais ils ne savent pas toujours que faire.»

Une plateforme a donc été lancée l’année dernière par le Centre universitaire du droit de l’art de l’Université de Genève. Tout un chacun peut y annoncer qu’il détient un objet culturel qu’il souhaite restituer. Le centre se charge alors d’examiner la demande et, le cas échéant, de retrouver le propriétaire légitime. Deux restitutions ont été effectuées, à l’église chypriote et à l’Italie, et un troisième cas est pendant avec une communauté autochtone du Pérou. «D’autres cas sont en gestation», ajoute Marc-André Renold.


Des musées suisses ouverts aux demandes

«Il faut démonter deux mythes», affirme Roberta Colombo Dougoud, conservatrice du département Océanie du Musée d’ethnographie de Genève (MEG). «D’abord, celui qui veut que les musées soient très angoissés par les demandes de restitution, car ils ont peur d’être vidés. C’est faux, du moins en Suisse. Et d’autre part, celui qui veut qu’ils soient réticents. Ce n’est absolument pas le cas.» Bien au contraire, des institutions ont lancé des démarches proactives pour identifier d’éventuelles pièces problématiques dans leurs collections. Huit musées suisses se sont par exemple réunis dans une initiative commune pour éclaircir la provenance d’une centaine d’objets de l’ancien royaume du Bénin se trouvant dans leurs collections, bien qu’ils n’aient encore reçu aucune demande de restitution. Ils travaillent en collaboration avec des institutions nigérianes et jouissent du soutien de l’Office fédéral de la culture.

Le MEG a mis l’intégralité de son catalogue sur son site web et l’a envoyée en Australie, de manière à ce que des demandes de restitution puissent être effectuées. «Je m’y suis rendue en 2019 afin de partager des informations sur deux crânes de nos collections», précise Roberta Colombo Dougoud. Des recherches sont également en cours pour déterminer comment une tête maori reçue du Musée d’histoire naturelle de Genève a été initialement acquise. Quant au Musée d’art et d’histoire de Genève (MAH), il s’est lancé dans un projet visant à identifier des tableaux éventuellement spoliés par les nazis (lire ci-dessous).

Les demandes de restitution sont cependant rares. Le MAH n’en a jamais reçues et le MEG à peine quelques-unes. «Il n’est pas toujours facile, pour les communautés, de savoir quel musée détient des biens qu’elles pourraient revendiquer, ni d’entreprendre des démarches», explique Roberta Colombo Dougoud.

Masque haudenosaunee

Le MEG accueille les demandes avec bienveillance, comme le montre un exemple récent. «Une délégation du peuple Haudenosaunee (plus connus sous l’appellation Iroquois - ndlr) a participé à une session de l’ONU en juillet 2022», raconte Roberta Colombo Dougoud. «Ils en ont profité pour visiter le MEG et y ont vu un masque haudenosaunee.» Un tel objet, pour eux, est vivant et ne doit pas être conservé de la sorte. Ils ont donc demandé son retrait, ainsi que celui d’un hochet, ce qui a été fait en leur présence, quatre jours plus tard. Une demande de restitution a été faite en octobre, et celle-ci a été effectuée en février.

«C’est une occasion d’entrer en relation avec des communautés», relève Roberta Colombo Dougoud. Pour une institution qui se voue à l’étude de la diversité humaine, ces liens peuvent être précieux. Les Haudenosaunee ont ainsi été associés à l’élaboration d’une partie de l’exposition «Mémoires. Genève dans le monde colonial», qui ouvrira ses portes le 3 mai 2024.


Opération spoliations nazies

Le Musée d’Art et d’Histoire de Genève (MAH) a entrepris un important travail pour identifier dans ses collections de peinture d’éventuelles pièces spoliées par l’Allemagne nazie entre 1933 et 1945. «Après la guerre, la Suisse avait donné un délai de deux ans aux propriétaires légitimes pour introduire des demandes de restitution. Il s’est révélé largement insuffisant pour permettre à tous les ayants-droits d’entreprendre les démarches», raconte Brigitte Monti, historienne de l’art indépendante, spécialisée en recherche de provenance.

La question est ensuite tombée dans l’oubli, en Suisse comme ailleur. Un ensemble de facteurs l’a fait revenir dans l’actualité, comme un changement de sensibilité et l’ouverture d’archives jusque-là inaccessibles.

Bonne volonté

La Confédération s’est penchée sur ses propres collections, puis a décidé d’encourager les autres institutions à le faire. «Aucune disposition légale ne les y contraint», note Marc-André Renold, professeur à l’Université de Genève, fondateur et directeur du Centre universitaire du droit de l’art. «C’est une démarche éthique, qui repose sur la bonne volonté.» L’Office fédéral de la culture encourage les musées à examiner s’ils détiennent des oeuvres spoliées par les nazis entre 1933 et 1945. La moitié du coût est pris en charge par la Confédération. Le MAH s’est lancé dans une telle démarche. Le domaine des Beaux-Arts s’est d’abord concentré sur les cas jugés potentiellement les plus douteux. Il s’agit de trois legs de tableaux reçus dans la seconde partie du XXème siècle, de la part de familles ayant acquis des oeuvres entre 1933 et 1945, notamment en France.

«Nous commençons par exploiter tous les indices que peut fournir l’oeuvre elle-même: inscriptions au dos de la toile, tampons des douanes, étiquettes», raconte Brigitte Monti, qui mène les recherches dans le cadre de ce projet. Ces indices sont comparés avec les informations disponibles dans les bases de données, les catalogues, les archives. Des demandes de renseignements sont également adressées à des institutions, comme des galeries, des musées ou des universités.

Objectif: reconstituer le parcours de l’oeuvre, de sa première acquisition à son arrivée dans les collections du musée.

Signaux d’alerte

Certains noms constituent des signaux d’alerte. La galerie Fischer, à Lucerne, a ainsi fait des affaires avec l’Allemagne nazie. Un tableau y ayant transité entre 1933 et 1945 requiert donc une vigilance particulière. De grands collectionneurs sont aussi connus pour avoir acquis des oeuvres spoliées. Une toile passée entre leurs mains est donc scrutée avec plus d’attention.

«Il est rare que nous parvenions à reconstituer entièrement le parcours d’une oeuvre», note Brigitte Monti. «Nous parvenons cependant généralement à répondre aux questions relatives à une éventuelle spoliation.»

Pour le moment, aucun objet susceptible d’avoir été spolié n’a été identifié dans les collections du MAH, comme le montrent les rapports finaux des projets déjà bouclés. Aucune demande de restitution n’a non plus été reçue. Les travaux se poursuivent.

Travail nécessaire

«Ce projet nous donne l’occasion d’effectuer un travail de plus en plus nécessaire», estime Sylvie Aballéa, en charge ad interim des Beaux-Arts au MAH. «Auparavant, l’historique d’une oeuvre acquise légalement ne faisait pas systématiquement l’objet d’une étude. Les mentalités ont changé et, actuellement, notre devoir est de documenter précisément tout son parcours.»

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