Supprimer un impôt pour dynamiser l'investissement

L’impôt anticipé sur les intérêts d’obligations suisses décourage certains investisseurs étrangers.
L’impôt anticipé sur les intérêts d’obligations suisses décourage certains investisseurs étrangers.
Pierre Cormon
Publié vendredi 09 septembre 2022
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#Impôt anticipé L’impôt anticipé sur les intérêts d’obligations suisses éloigne les investisseurs étrangers et entrave la place financière.

De nombreux citoyens se gratteront sans doute la tête en lisant l’intitulé de l’un des objets soumis à votation le 25 septembre: Modification de la loi fédérale sur l’impôt anticipé (Renforcement du marché des capitaux de tiers). L’essentiel, pourtant, est relativement simple. Il s’agit d’abolir un prélèvement précis: l’impôt anticipé sur les intérêts des obligations nouvellement émises. Il pose en effet plusieurs problèmes.

Qu’est-ce que l’impôt anticipé sur les intérêts obligataires?

Les investisseurs qui détiennent des obligations touchent chaque année un intérêt. La Confédération en prélève 35% au titre de l’impôt anticipé, si l’obligation a été émise en Suisse. L’investisseur peut demander le remboursement total ou partiel de l’impôt, l’année d’après. La Suisse est l’un des rares pays à connaître encore ce prélèvement, notamment avec l’Italie.

Pourquoi pose-t-il problème?

Il faut distinguer deux cas.

  • Si l’investisseur est basé en Suisse, se faire rembourser l’impôt anticipé n’est pas un gros problème. «Les mécanismes sont au point, cela fonctionne bien», remarque Nicolas Vuignier, Chief Investment Officer de la Caisse Inter-entreprises de Prévoyance Professionnelle (CIEPP). Il y a cependant un hic. Le laps de temps entre le prélèvement et le remboursement varie, mais, pour les investisseurs suisses, il se compte en mois (il est encore bien plus long pour les investisseurs étrangers). Pour une institution telle que la CIEPP, ce sont ainsi des millions de francs qui sont «prêtés» gratuitement au fisc et ne peuvent pas être utilisés pour générer du rendement pour les assurés.
  • Si l’investisseur est basé à l’étranger, le mécanisme pose un problème bien plus sérieux. «L’investisseur n’aura droit à un remboursement, total ou partiel, que s’il est résident dans un pays avec lequel la Suisse est liée par une convention internationale», détaille Stéphane Tanner, fondateur de Tanner Conseil SA et membre du Comité directeur de la FER Genève. «L’investisseur doit d’abord demander la confirmation qu’il a bien le droit à ce remboursement à son propre fisc, puis s’adresser à la Confédération, directement ou par l’intermédiaire du dépositaire des titres, pour récupérer ce qui lui est dû. Ces procédures sont fastidieuses et certains investisseurs peuvent y renoncer.»

Cette situation génère certes des recettes fiscales pour la Confédération, par des impôts qu’elle prélève en quelque sorte indûment sur des investisseurs basés à l’étranger. Cela rend en revanche le marché obligataire suisse beaucoup moins attractif.

Les conséquences sont très concrètes. «En général, le financement des multinationales se fait depuis le siège, qui prête ensuite de l’argent à ses filiales», explique Jan Langlo, secrétaire général de l’Association des banquiers privés suisses (ASB). «Dans les multinationales suisses, ce sont plutôt des filiales qui empruntent directement, depuis l’étranger, pour échapper à l’impôt anticipé. Ce prélèvement a fait fuir de nombreuses activités hors de Suisse.»

«Le marché obligataire suisse a ainsi perdu 20% de sa capitalisation entre 2010 et 2022, selon nos estimations», remarque Nicolas Vuignier. L’impôt anticipé l’explique sans doute en partie. Il contribue à ce que le marché obligataire soit relativement peu développé en Suisse, par rapport à l’importance de sa place financière.

Qui supporte les coûts supplémentaires?

«Le coût de l’impôt anticipé est supporté par l’investisseur, mais aussi, indirectement, par l’émetteur», remarque Charles Hermann, associé chez KPMG Suisse. «Si un investisseur étranger estime qu’il aura de la peine à récupérer l’impôt anticipé ou que cela engendrera des frais, il privilégiera une obligation étrangère comparable, à moins que l’obligation suisse ne propose un intérêt plus élevé. Cela oblige l’émetteur à accorder de meilleures conditions à l’investisseur.» C’est donc un coût supplémentaire pour les entités émettant des obligations en Suisse: collectivités publiques, assurances, services industriels, banques cantonales, etc. (lire l’encadré ci-dessous).

Quelles conséquences la suppression de l’impôt anticipé aurait-elle pour... l’économie suisse?

Il deviendra beaucoup plus intéressant d’émettre des obligations en Suisse, car les investisseurs étrangers ne seront pas dissuadés de les acheter. «Les grandes entreprises ont des spécialistes qui comparent en permanence les conditions d’emprunt sur les différents marchés», relève Nicolas Vuignier. Si les conditions deviennent plus avantageuses en Suisse, le volume d’émissions augmentera, ce qui générera des places de travail très qualifiées, génératrices de recettes fiscales et de cotisations à l’AVS. «On pourra notamment réaliser des émissions supérieures à un milliard de francs, ce qui est parfois difficile aujourd’hui, car le marché suisse est un peu étroit pour les absorber», relève Charles Hermann.

... les entreprises émettant des obligations?

«Elles auront beaucoup plus de souplesse pour se financer, particulièrement les plus petites, qui n’ont pas l’infrastructure nécessaire pour lancer des emprunts obligataires à l’étranger», répond Frédéric Colpo, directeur, Debt Capital Markets chez Credit Suisse. «Il n’y aura pas forcément de nouveaux émetteurs, mais les entités qui lancent actuellement des emprunts obligataires à l’étranger le feront davantage en Suisse», ajoute Jan Langlo.

... les investisseurs suisses?

Comme le marché suisse attirera davantage d’investisseurs étrangers, il y aura davantage de concurrence pour acquérir les obligations suisses, à des conditions moins avantageuses. «Pour une transaction prise isolément, un investisseur suisse, comme une caisse de pension, y perdra», remarque Frédéric Colpo. «Sur l’ensemble de ses investissements, je ne pense pas que ce sera le cas, car l’offre d’investissement augmentera». Or, celle-ci est aujourd’hui insuffisante. «La capitalisation totale des caisses de pension atteint mille milliards de francs, alors que le marché obligataire est de quatre cent septante milliards de francs», confirme Nicolas Vuignier. «Il y a clairement une disproportion. Si nous pouvions acheter deux fois plus d’obligations suisses que nous le faisons actuellement, nous serions preneurs.» De plus, les investisseurs n’auront plus besoin de «prêter» des millions sans contrepartie à la Confédération par le biais de l’impôt anticipé. Ces sommes pourront être investies pour générer du rendement.

... les finances publiques?

On parle d’une diminution de recettes fiscales de deux ou trois cents millions de francs annuels, d’ici à quelques années. Elle ne prendra corps que lentement, car l’abolition ne s’appliquera que pour les emprunts nouvellement lancés. Ce n’est que lorsque tous les emprunts obligataires actuels seront arrivés à échéance que les recettes de l’impôt anticipé sur leurs intérêts disparaîtront complètement. Entretemps, la Confédération escompte que le marché obligataire croîtra, ce qui générera de nouvelles recettes fiscales qui feront plus que compenser celles que l’on a perdues.

Baisser la charge fiscale et espérer que les recettes augmentent: est-ce réaliste?

Oui. Les précédentes réformes de la fiscalité des entreprises l’ont montré sans ambiguïté. Alors qu’elle a été allégée à trois reprises depuis 1998, ses recettes ont fortement augmenté – deux fois plus vite que les recettes totales de la Confédération. Chaque réforme est évidemment un cas particulier, mais l’expérience montre que l’activité induite par des baisses fiscales judicieusement ciblées engendre un regain d’activité, qui fait plus que compenser les pertes.

L’Association suisse des banquiers parle de neuf cent milliards de francs d’opérations financières supplémentaires. Il suffirait que deux à trois millièmes de ces sommes atterrissent dans les caisses publiques, par exemple sous forme d’impôt sur le revenu des travailleurs du secteur financier, pour compenser le manque à gagner. Même si des économistes ont jugé l’estimation de l’ASB trop optimiste, la marge est telle qu’il y a de bonnes chances que les finances publiques y gagnent, à terme. 

Qui sont les principaux émetteurs?

N’émet pas un emprunt obligataire qui veut. Les frais sont tels que cela ne vaut pas la peine en-dessous de cent millions de francs suisses, dans les cas typiques (ce que les spécialistes appellent les plain vanilla). «Il existe des exceptions, des émissions d’obligations pour des sommes de trente à cinquante millions de francs, mais ce sont des cas très particuliers», remarque Charles Hermann.

Les plus gros émetteurs, sur le marché suisse, sont issus de l’industrie financière (banques, assurances, etc.), et leurs obligations sont déjà exemptées de l’impôt anticipé. L’industrie, les entreprises de distribution d’énergie, les autres services et les collectivités publiques empruntent également des montants considérables.

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