Terres polaires: les champs du possible

De vastes zones silencieuses faisant l’objet d’intenses activités.
De vastes zones silencieuses faisant l’objet d’intenses activités.
Maurice Satineau
Publié mercredi 31 juillet 2024
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#Climat Pour l’étude du climat et de la biodiversité, le développement de la navigation ou des objectifs militaires, l’Arctique et l’Antarctique sont de vastes zones silencieuses faisant l’objet d’intenses activités.

Les chercheurs de l’Université de Versailles ont relevé en Arctique une hausse des températures de six degrés depuis 1958, avec une humidité croissante au lieu d’étendues solidement gelées. Reprises par le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat, ces données le conduisent à envisager, d’ici à 2050, une grande période quasiment sans glace, c'est-à-dire avec moins de 15% du volume qui existait en 1980. En Antarctique, la fonte devrait entraîner une hausse de douze centimètres du niveau des océans à l’horizon 2100. L’analyse des prélèvements gelés datant de près de huit cent mille ans indique que, si les époques chaudes et froides ont bien alterné sur Terre sous l’effet du CO2 et du méthane, leur très forte concentration actuelle sort de la moyenne.

De l’innovation

Sous la houlette du commissaire européen à l’environnement, à la pêche et aux affaires maritimes, Virginijus Sinkevičius, l’Union européenne souhaite créer dans l’est du pôle sud une aire protégée d’environ quatre millions de kilomètres carrés. Les Etats-Unis n’y sont pas opposés, mais la Fédération de Russie et la République populaire de Chine n’acceptent pas le projet en l’état. La biodiversité dans cette partie du globe favorise l’innovation technologique. Les manchots sont dotés de puces électroniques miniatures fonctionnant sans batterie, afin de minimiser la gêne dans leurs mouvements. Les applications seront multiples, en dehors des études purement biologiques. La fondation Total a financé en partie un robot accepté par ces animaux. Une substance sécrétée dans l’estomac du mâle (la sphéniscine) aurait des capacités antibiotiques intéressantes en médecine humaine, voire pour la conservation de certains aliments. Il existe aussi une levure dénommée candida antarctica, déjà utilisée dans l’industrie chimique. En Nouvelle-Zélande, l’université de Canterbury s’est associée à l’entreprise espagnole Pharmamar pour travailler sur une molécule locale végétale pouvant avoir des effets anticancéreux.

Mais les pôles suscitent aussi des convoitises pour d’autres motifs.

Sous la glace de l’Antarctique, il y a un continent avec des minéraux déjà listés: manganèse, cobalt, phosphate, chrome, nickel, or, uranium, etc. Spécialiste de l’exploitation des ressources en sous-sol, le russe Osgeo mesure en centaines de milliards les barils de pétrole et les mètres cubes de gaz qui deviendraient accessibles grâce à la fonte. «Dans les trente-cinq prochaines années, nous pourrions utiliser davantage de minéraux que nous l’avons fait dans toute l’histoire de l’humanité. Cela montre à quel point ce défi est important et pourquoi nous devons repenser comment nous gérons ces ressour- ces.»

Adressées en septembre 2023 au World Resources Forum à Genève, ces paroles de Felix Wertli, ambassadeur de la Suisse pour l’environnement et chef de la division Affaires internationales à l’Office fédéral de l’environnement, concernent aussi les territoires des pôles nord et sud.

Pas possible

Cette exploitation est impossible pour l’instant, car l’Antarctique est régi par le protocole de Madrid, le protégeant jusqu’en 2048. Sur cinquante-quatre membres, vingt-cinq n’ont pas de pouvoir de décision, car ils n’ont pas une réelle activité scientifique sur place. L’un des autres serait autorisé à demander la révision des règles à adopter à une majorité des trois quarts. Il existe bien une Convention pour la protection de la faune et de la flore marine de l’Antarctique datant de 1980 et un texte de 1991 proclamant l’Antarctique «réserve naturelle dédiée à la paix et à la science», mais la pression économique et politique se fait de plus en plus forte. La Chine a parfaitement compris le mécanisme, en construisant sa propre base de recherches, tandis que Paris inclut désormais sa présence sur place dans la protection de ses intérêts indo-pacifiques, en complément de ses Terres australes et antarctiques françaises. Pour l’instant, aucune des septante-sept bases scientifiques appartenant à divers pays n’a de vocation militaire, car les textes internationaux l’interdisent.

Le point de contact

Il en va tout autrement de l’Arctique. En 2024, les stratèges en font un point de contact délicat entre la Russie et l’Occident. Cette partie du monde est gérée par un conseil créé en 1996 et rassemblant le Canada, le Danemark, les États-Unis, la Finlande, l’Islande, la Norvège, la Russie et la Suède. Treize autres nations sont admises en qualité d’observatrices, dont la France et la Suisse. La fonte des glaces ouvre un passage de navigation le long des côtes russes.

«L’invasion par la Russie de l’Ukraine en février 2022 pourrait remettre en cause cet équilibre. Le constat de la remilitarisation de la zone et l’appétence mondiale pour de nouvelles ressources énergétiques et minières soulèvent également la question de l’éventualité de futures confrontations ou affrontements», estime Jean-Louis Lozier, expert au Centre des études de sécurité de l’Ifri, à Paris.

Dans cette zone se côtoient quatre millions d’habitants. Sur la mer de plus en plus accessible, l’effort de pêche se renforce. Greenpeace Suisse redoute des prélèvements massifs dans des eaux inédites. En sous-sol, outre une série de minéraux, le pétrole et le gaz s’offrent à profusion. La Russie a multiplié les forages gaziers qui assuraient 83% de ses exportations sur ce créneau en 2021, essentiellement sous forme de gaz naturel liquéfié. Elle est le seul pays à détenir des navires civils brise-glaces et contrôle 45% des eaux arctiques. Dans le document présentant sa politique régionale jusqu’en 2025, le gouvernement russe souligne trois points: la souveraineté, de possibles partenariats régionaux pour un développement économique et l’ouverture d’une route maritime du Nord.

Être présents

L’état d’esprit semble avoir changé, glissant de la coopération à la compétition. Les Coast Guards américains renforcent leurs capacités et se dotent de nouveaux brise-glaces au cas où les navires russes refuseraient de collaborer. L’US Army a classé l’endroit dans ses points stratégiques. Les forces terrestres, navales et aériennes basées en Alaska sont fortes de dix-sept mille hommes et se préparent à d’éventuelles opérations en zones encore plus froides, y compris avec un cold weather all-terrain vehicle spécialement conçu pour l’occasion. En Europe, la Grande-Bretagne et la France entendent multiplier leurs passages militaires dans ces eaux.

Qu’il s’agisse de la route nord-ouest au large de l’Amérique, du passage maritime du Nord près des côtes russes ou du corridor transpolaire, l’Arctique devient un enjeu de puissance. La marine russe y concentre une partie de ses sous-marins nucléaires lanceurs d’engins. Les nouveaux modèles de type Belgorod ou Yasen y seront accueillis. Cinquante mille hommes sont affectés à des sites stratégiques.

Globalement, les eaux du continent diminuent d’environ 30% le trajet entre le nord de l’Asie et le nord de l’Europe, ce qui est un avantage commercial croissant au fur et à mesure que la période de glaciation se raccourcit. Tous les gabarits de navires n’y auront pas accès, en raison de l’étroitesse de certains passages. Environ dix millions de tonnes de fret emprunteront ces voies de transit en 2035, soit treize fois moins que le commerce directement lié aux ports russes concernés. Moscou déploie une nouvelle génération de brise-glaces de classe Artika, pouvant rompre trois mètres d’épaisseur.

L’intérêt est également dans la protection de multiples stations de suivi pour satellites ayant une orbite polaire, qu’il s’agisse de celle américaine de Thulé, des installations européennes du Svalbard ou du centre chinois à Kiruna.

Postures diverses

L’avenir des pôles sera très probablement renégocié au niveau international.

Le code polaire de l’Organisation maritime internationale paraît fragilisé, de même que les textes de 2017 posant des normes pour l’extraction de ressources au pôle nord.

A l’autre bout de la planète, le tourisme progresse dans l’Antarctique, notamment avec des compagnies chinoises. Si ses quelque septante mille visiteurs annuels sont encore une quantité modeste, ils témoignent d’un fort potentiel économique. Au pôle nord, le géant français Total collabore avec le russe Novatek sur les gisements Artic LNG 2 et Yamal LNG 1, des projets drainant également 10% de capitaux chinois et intégrés dans les nouvelles routes de la soie. L’américain ExxonMobil a travaillé avec le russe Rosneft dans des campagnes de prospection pétrolière et gazière.

Aux croisements de négociations environnementales, militaires et commerciales, le pôle sud n’est plus tout à fait un bien commun à préserver, tandis que le pôle nord doit être défendu. Sur les deux aires, des puissances qui n’ont rien de polaires s’affirment de plus en plus. Arctique et Antarctique attendent de voir se dessiner les nouvelles frontières de ce qui est possible ou pas, selon une volonté commune ou une stratégie d’affrontement. Le dossier sera abordé lors de la conférence des Nations unies sur l’océan prévue à Nice au mois de juin 2025.

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