#Sobriété numérique Derrière la notion de sobriété numérique, des stratégies pour contenir les effets néfastes de la digitalisation.
Pour Fabrice Luchini, le téléphone portable est une «catastrophe», «la plus grande catastrophe après la guerre, et je pèse mes mots!», accuse-t-il. Il faut écouter le célèbre acteur, admirateur de Céline ou de La Fontaine, s’en prendre aux smartphones, accusés de tous les maux et surtout d’accaparer tout notre temps et toute notre capacité à nous concentrer et à nous intéresser au monde qui nous entoure: «La courtoisie, la délicatesse, le respect, la curiosité, la richesse intérieure sont menacés, il n’y a plus de regards». Fabrice Luchini s’appuie sur le livre du sociologue Gérald Bronner Apocalypse Cognitive, publié l’année dernière, pour argumenter et illustrer son propos. Dans cet ouvrage, l’auteur dénonce une «dérégulation du marché cognitif qui a une fâcheuse conséquence: capter, souvent pour le pire, le précieux trésor de notre attention». «Nos esprits subissent l’envoûtement des écrans et s’abandonnent aux mille visages de la déraison», affirme Gérald Bronner.
Dans cette même perspective, Fabrice Luchini regrette que l’on «regarde le portable entre trois cents et quatre cents fois par jour». Même lui est «accro à cette cochonnerie». Derrière le verbe dur et le cri de colère, il faut aussi voir un appel, partagé par de nombreuses personnes aujourd’hui, pour une autre utilisation du digital, pour une autre façon, plus sereine, moins chronophage, de s’approprier les informations du web et les interactions permises par les réseaux sociaux. Le concept de sobriété numérique est né de ce type de réflexion et de ce désir de ne plus subir la technologie et ses potentialités, mais, au contraire, d’en profiter en veillant à limiter au maximum ses impacts négatifs sur la santé (lire ci-dessous), sur la vie collective et sur l’environnement.
Pour Frédéric Bordage, auteur en 2021 de l’ouvrage Tendre vers la sobriété numérique, le numérique peut ainsi se comparer à «une drogue dure» si on ne se rend pas maître de son développement. «En à peine trente ans, il a envahi le quotidien de milliards de Terriens, qui sont désormais dépendants de cette ressource cruciale, mais limitée. Le numérique est un formidable outil pour nous aider à relever les grands défis du XXIème siècle: modéliser le climat, transmettre nos connaissances aux générations futures, communiquer instantanément à l’échelle planétaire lors d’une crise majeure.
Mais le numérique a aussi de nombreux effets indésirables, sanitaires, sociaux et environnementaux. La réduction de notre empreinte numérique et notre résilience en tant que civilisation impliquent donc de prendre du recul par rapport à cette technologie pour l’utiliser avec sobriété.»
Prolonger au maximum la durée de vie des appareils
Dans son raisonnement, Frédéric Bordage est rejoint par Vincent Courboulay, maître de conférences en informatique à La Rochelle Université et fondateur de l’Institut du numérique responsable, qui était récemment invité à s’exprimer dans le cadre de la conférence de rentrée de la formation continue de la Haute école de gestion de Genève (HEG Genève). Ce spécialiste a notamment insisté sur deux points. Tout d’abord, les données numériques sont devenues «l’or noir du XXIème siècle». Leur omniprésence dans nos tâches quotidiennes pose des problèmes en lien avec le respect de notre vie privée, voire avec le fonctionnement de nos démocraties. La sobriété numérique, c’est aussi prendre en compte cette dimension politique du développement de la société digitale.
Ensuite, Vincent Courboulay a formulé cette requête: «Il faut prolonger au maximum la durée de vie des appareils». Pourquoi? C’est un des éléments qu’il développe dans son livre Vers un numérique responsable: «Si l’on regarde la ventilation des impacts environnementaux du numérique au sens large, depuis la fabrication à l’usage, en passant par le transport, c’est l’extraction de matières premières et la fabrication qui concentrent systématiquement le plus d’impacts, avec 30% du bilan énergétique global, 39% des émissions de gaz à effet de serre, 74% de la consommation d’eau et 76% de la contribution à l’épuisement des ressources abiotiques».
Vincent Courboulay interroge: devons-nous, en considérant ces chiffres, nous passer du numérique? «Je ne le pense pas, cette solution serait trop simpliste et ne prendrait pas en compte tous les avantages de cet outil formidable mais, rappelons-le, dual. Toute industrie a un impact sur notre planète; l’enjeu aujourd’hui est de le comprendre, de le mesurer, d’en éviter les externalités négatives au maximum, de le réduire et de le compenser.»
Des répercussions sur la santé
Notre utilisation intensive des outils numériques et des écrans provoque de nombreuses conséquences sur notre santé. Les spécialistes constatent, au sein de la population, une augmentation des troubles musculo- squelettiques, de la vue, et du sommeil, ainsi qu’une hausse des diagnostics de déséquilibres alimentaires et de difficultés psychologiques. Comme le mentionne Frédéric Bordage dans son ouvrage Tendre vers la sobriété numérique, les réseaux sociaux impliquent un risque d’addiction.
A cela s’ajoute «l’accroissement de la charge cognitive essentiellement due à la multiplication des canaux de communication, à la rapidité des échanges et à la fragmentation des informations. (...) Sur le plan sanitaire, nous sommes proches de l’overdose: notre environnement personnel et professionnel nous demande plus que notre cerveau n’est capable de traiter.»
La sobriété numérique pour les entreprises?
Un problème d’achat et de renouvellement du matériel
Le cœur du problème se situe surtout dans le matériel informatique, son achat, son renouvellement, son recyclage. Voilà un des constats d’Ivan Mariblanca Flinch, créateur et CEO de l’entreprise Canopé, basée à Neuchâtel et spécialiste des stratégies numériques responsables. Pour lui, la sobriété numérique appliquée à une entreprise – «On parle aussi de frugalité numérique» – consiste à «optimiser les parcs informatiques pour qu’ils fonctionnent aussi bien, voire mieux qu’avant, mais en utilisant moins de ressources».
Canopé, créée en 2020, accompagne les sociétés «dans une démarche numérique responsable, en intégrant, au cœur du processus de transformation digitale, des critères environnementaux, sociaux et économiques». «Il faut savoir que les nouvelles technologies ne remplacent pas forcément les anciennes: tout se superpose et on arrive souvent à un phénomène d’obésité informatique qu’il faut combattre.» Il va plus loin, soulignant le fait que, dans un contexte économique volatil, incertain, complexe et ambigu, trop d’entreprises renouvellent leur matériel et leurs logiciels informatiques à un rythme très soutenu, entraînant une forte et inutile augmentation des coûts financiers et environnementaux.
«La fabrication des outils informatiques représente de 70% à 90% de leur impact environnemental néfaste, un pourcentage bien supérieur à celui de l’impact environnemental négatif lié à leur utilisation. Pour véritablement agir de façon concrète, forte, et encourager la sobriété numérique des entreprises, il faut aider ces dernières à mieux utiliser – et plus longtemps – les ordinateurs et les autres instruments informatiques dont elles ont besoin. Voilà notamment ce que propose Canopé à ses clients.»
Amélioration continue
Dans le détail, Canopé met en place – par l’intermédiaire de ses spécialistes ou d’une plateforme web spécifique – des audits des parcs informatiques des entreprises et fournit des instruments pour accompagner la décarbonation – la réduction des émissions de dioxyde de carbone – de ces mêmes parcs. Ces activités s’inscrivent dans le cadre des démarches liées à la responsabilité sociétale des entreprises et incluent souvent la formation et la sensibilisation des collaboratrices et des collaborateurs au concept de sobriété numérique, ainsi que le conseil et l’accompagnement des dirigeants dans leur gestion du changement.
Les sociétés les plus avancées dans le processus menant à la sobriété numérique peuvent obtenir le label Numérique responsable. «Une démarche d’amélioration continue qui vise à réduire l’empreinte écologique, économique et sociale des technologies de l’information et de la communication», selon l’Institut du numérique responsable suisse, association sans but lucratif fondée en 2020 – sur le modèle d’instituts similaires présents en France et en Belgique – et dont Ivan Mariblanca Flinch est le responsable scientifique.
CarbonViz: un outil de prise de conscience
pour les entreprises
Stéphane Lecorney est chef de projet R&D à la Haute école d’ingénierie et de gestion du canton de Vaud (HEIG-VD). Il s’occupe de recherches en lien avec la transition numérique des organisations et, notamment, ses conséquences sociales et environnementales. Il a travaillé sur le projet CarbonViz dans le cadre de l’Institut d’ingénierie des médias de son école. Cet outil souhaite améliorer la perception et la compréhension des enjeux énergétiques du numérique.
Concrètement, CarbonViz est une extension pour navigateur internet qui rend visible l’impact des activités numériques sur la consommation d’énergie et les rejets de CO2 associés. Conçue pour être intégrée en entreprise, l’extension CarbonViz a pour objectif de faire prendre conscience du coût environnemental engendré par les usages quotidiens du numérique. Cet outil permet de suivre en temps réel la consommation de données d’un utilisateur, avec un modèle de calcul indépendant. L’application est accompagnée d’un «volet pédagogique» permettant de réduire la consommation des individus.
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