Un potentiel de main-d’œuvre sous-exploité

Faire reconnaître un diplôme de médecin non européen est particulièrement difficile, quelle que soit l’expérience de son titulaire.
Faire reconnaître un diplôme de médecin non européen est particulièrement difficile, quelle que soit l’expérience de son titulaire. Kristopher Radder/U.S. Navy/wikimedia
Pierre Cormon
Publié le jeudi 30 novembre 2023
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#Migrants qualifiés Les migrants qualifiés se heurtent à de nombreux obstacles sur le marché du travail suisse.

Alors que de nombreuses branches éprouvent de la peine à recruter, le marché du travail ne tire pas pleinement parti d’une source de main-d’œuvre qualifiée: les migrants titulaires de diplômes extra-européens. Généralement arrivés par le biais de l’asile ou du regroupement familial, ils font souvent face à de grandes difficultés pour accéder à un premier emploi en Suisse, quelles que soient leurs compétences et leur expérience.

Certains obstacles sont de nature administrative. C’est le cas de la reconnaissance des diplômes, indispensable dans les professions réglementées1. «L’autorité compétente et les critères varient selon la profession», raconte Veronica Bustamante, chargée de projets au sein de l’association découvrir, qui aide les migrantes qualifiées à s’intégrer sur le marché du travail.

En ligne

Tout se fait en ligne. Une simplification, dans bien des cas, un obstacle dans d’autres. «Certains migrants n’ont pas d’ordinateur. Nous avons dû mettre sur pied un mécanisme pour qu’ils puissent en acquérir pour trois cents francs avec l’association Réalise», raconte Nicolas Roguet, délégué à l’intégration du canton de Genève.

La reconnaissance d’un diplôme de médecin extra-européen est réputée particulièrement difficile: il faut passer trois ans comme médecin assistant et repasser des examens, quelle que soit son expérience antérieure. La reconnaissance du diplôme de vétérinaire exige de suivre des cours et de passer des examens en allemand, même si l’on réside dans un canton latin.

Exigences très élevées

Quant à la reconnaissance d’un diplôme d’enseignant, elle requiert un niveau C2 dans l’une des langues officielles. «C’est très difficile à atteindre pour un non- natif», relève Stephan Probst, responsable du programme MosaiQ (aide à l’intégration de migrants qualifiés) de l’Entraide Protestante Suisse en Argovie et dans le canton de Berne. «Nous n’avons que très rarement vu quelqu’un y arriver. Même les personnes ayant grandi ici n’ont souvent pas ce niveau.»

Les procédures de reconnaissance durent plusieurs mois et les frais s’échelonnent en principe entre cinq cents et deux mille francs. «Certaines migrantes ne peuvent pas se le permettre», relève Veronica Bustamante. «D’autres hésitent à se lancer, sachant que le résultat n’est pas garanti.»

Manque de réseau

La recherche d’emploi se heurte à d’autres barrières. Certains statuts peuvent susciter la réticence des employeurs – comme celui d’admis provisoire, bien que la plupart des titulaires restent en Suisse pendant de longues durées, voire définitivement. Les interruptions de carrière peuvent les handicaper, ainsi que le manque de réseau. «Or, une grande majorité des postes sont attribués dans le réseau», remarque Stephan Probst.

La maîtrise des langues et des codes culturels locaux constituent également un défi. «Beaucoup de pays ne connaissent pas le certificat de travail et la lettre de motivation», note par exemple Rocio Restrepo, fondatrice de l’association découvrir. Les différences de contexte peuvent requérir un complément de formation: un architecte ou un ingénieur formé dans un pays équatorial ne maîtrise pas forcément les questions liées à l’isolation, ni les normes SIA. Quant aux juristes, ils ont généralement été formés à d’autres systèmes légaux.

Bagage peu valorisé

Les diplômes et les expériences faites à l’étranger sont surtout peu valorisés. Les recruteurs peuvent en effet avoir de la peine à cerner ce que représente un diplôme en programmation de l’Université de Lagos ou une expérience d’agronome au Costa Rica. Des personnes expérimentées constatent que tout ce qu’elles ont fait avant compte pour beurre, ou presque. «On arrive plein d’espoir, mais on comprend rapidement que beaucoup de portes nous sont fermées», raconte Cristiano Bucek, graphiste et auteur de documentaires brésilien. «On en vient à douter de soi-même.»

Situations diverses

Certains migrants peuvent se permettre d’entamer des formations complémentaires. D’autres ont des moyens de subsistance très limités, voire émargent à l’aide sociale. Les réfugiés et admis provisoires peuvent se faire financer certaines mesures d’intégration. Aucun soutien spécifique ne vise les personnes issues du regroupement familial.

Même prises en charge, les mesures ne sont pas toujours adaptées. Une sociologue turque arrivée en Valais au titre de l’asile a ainsi été inscrite dans un cours de rattrapage scolaire. «Lors du premier cours, le professeur montrait aux étudiants comment recharger un crayon à mine», raconte-t-elle dans la revue Vivre Ensemble. «C’était déroutant, voire humiliant.»

Déqualification

De nombreux migrants qualifiés n’ont donc d’autre choix que d’accepter des emplois n’ayant rien à voir avec leurs diplômes – c’est ce qu’on appelle la déqualification. Une docteure devient nettoyeuse, le titulaire d’un master en communication vendeur, une avocate aide-soignante, un enseignant n’exerce sa profession qu’à titre bénévole au sein d’une association, etc. Ils occupent ainsi des postes qui auraient pu être attribués à des personnes aux qualifications desquelles ils conviendraient mieux. Le phénomène peut être encouragé par le système. «Le soutien des organismes d’aide sociale varie beaucoup; les migrants qualifiés sont parfois poussés à accepter un emploi, quel qu’il soit, bien qu’il ne corresponde pas à leurs qualifications», note Stephan Probst.

Cette situation est difficile à vivre. «Du jour au lendemain, brusquement, j’ai quitté mon travail», témoigne un pharmacien réfugié angolais2. «J’avais un bureau, des collègues, je côtoyais des personnalités importantes. Et je me suis retrouvé aide-maçon sur les chantiers, je me demandais: est-ce que c’est vrai?»

Perte

C’est également une perte pour l’économie et les finances publiques. «Dans certains cas, des personnes qui pourraient bien gagner leur vie et payer des impôts se trouvent à l’aide sociale», regrette Stephan Probst. «On se prive d’une main-d’œuvre potentiellement très intéressante», ajoute Nicolas Roguet. «C’est un non-sens économique.» Une prise de conscience a cependant débuté, il y a quelques années, et des mécanismes spécifiquement destinés aux migrants qualifiés ont émergé, même s’ils ne permettent pas de répondre à tous les besoins.

1 C’est le cas d’une vingtaine de professions de la santé, de médecin à ambulancier, de l’enseignement dans le domaine public, de notaire et, dans certains cantons, d’architecte et d’ingénieur.

2 Cité dans: Déqualifiés! Le potentiel inexploité des migrantes et des migrants en Suisse, Croix-Rouge suisse, 2012.


Bonnes pratiques

  • Adoptez des critères de recrutement ouverts Des offres d’emploi exigent la nationalité suisse, un permis C ou la langue maternelle du lieu, sans nécessité. «Des employeurs se privent ainsi de nombreuses candidatures», remarque Rocio Restrepo, fondatrice de l’association découvrir. Mieux vaut donc adopter les critères les plus ouverts possible afin d’effectuer la sélection sur les compétences clé plutôt que sur des facteurs sur lesquels les candidats n’ont aucune prise.
     
  • Soyez ouvert au milieu associatif Des structures comme l’association découvrir ou le réseau International Dual Career Network peuvent signaler des candidats de valeur, avec lesquels on ne serait pas forcément entré en contact.
     
  • Mettez les candidats à l’épreuve Vous avez de la peine à cerner ce que recouvre un diplôme de l’Université de Manille ou une expérience dans l’administration bolivienne? Accueillez la personne en stage, afin de vous en rendre compte par vous-même. A Genève, le salaire minimum a longtemps constitué un obstacle pour ce genre de mesures. Les règles ont été récemment assouplies. Les stages d’insertion professionnelle peuvent maintenant y déroger pendant un mois, à certaines conditions. Ces mesures peuvent déboucher sur de belles surprises. «Une entreprise d’informatique a accueilli un migrant en stage», raconte Stephan Probst. «Cela a permis d’identifier certaines lacunes, mais elle a été tellement séduite par le migrant qu’elle lui a financé une formation complémentaire d’une valeur de trente mille francs.»

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