Divorce: votre entreprise en danger?

De nombreux entrepreneurs ne prennent pas de dispositions pour se prémunir des effets d’un divorce sur leur activité.
De nombreux entrepreneurs ne prennent pas de dispositions pour se prémunir des effets d’un divorce sur leur activité.
Steven Kakon
Publié lundi 30 juin 2025
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#Patrimoine Quand l’amour s’éteint, la survie d’une entreprise détenue par l’un des deux époux peut se voir menacée.

«Je représente un client en instance de divorce qui possède une entreprise dont la valeur est beaucoup plus élevée que tous les autres biens dont il dispose avec son épouse. En plus d’être son actif principal, cette société est pour mon client un projet entrepreneurial majeur auquel il est particulièrement attaché. Dans le cadre du partage matrimonial, l’épouse se verra reconnaître une créance fondée sur la valeur de cette société et, en l’absence d’actifs alternatifs suffisants, mon client pourrait être contraint de céder ses parts pour satisfaire à cette obligation. Nous explorons actuellement des solutions pour préserver sa participation dans l’entreprise.» Josef Alkatout, avocat genevois spécialisé en droit de la famille, choisit ce cas emblématique pour illustrer un risque auquel un entrepreneur peut être confronté à un moment de sa vie: au-delà de la rupture personnelle, la séparation peut lourdement peser sur la pérennité d’une entreprise. En effet, le montant de la créance matrimoniale peut contraindre l’époux à vendre sa société (ou des parts de celle-ci) ou à puiser dans les fonds de l’entreprise pour compenser la créance de l’ex-conjoint.

La situation est cependant dépendante du régime matrimonial choisi: participation aux acquêts, séparation de biens ou communauté de biens. En Suisse, le régime légal par défaut est celui de la participation aux acquêts, qui prévoit un partage des biens acquis pendant le mariage. «Dans la pratique courante, seuls deux régimes matrimoniaux sont véritablement utilisés: séparation des biens et participation aux acquêts. Je n’ai à ce jour jamais été confronté à un cas relevant de la communauté de biens», glisse-t-il.

Planification matrimoniale

«Nous constatons que de nombreux entrepreneurs ne prennent pas de dispositions pour se prémunir des effets d’un divorce sur leur activité», confie Josef Alkatout, que nous rencontrons dans les bureaux de l’Étude Borel & Barbey, en compagnie de Julia Henninger, avocate spécialisée dans le domaine de la clientèle privée et qui conseille fréquemment des couples dans le cadre de leur planification matrimoniale et successorale. Leur recommandation: conclure un contrat avant le mariage, car mieux vaut prévenir que guérir. Tous deux insistent sur un autre point: il est plus judicieux d’investir dans une bonne planification matrimoniale plutôt que dans une procédure de divorce longue et coûteuse. Selon eux, un régime est le plus adapté: «Avec la séparation des biens, chaque époux conserve ses propres actifs et aucune créance matrimoniale n’est due entre eux. Ce régime a pour effet de limiter les risques de conflit, dans la mesure où aucun droit réciproque ne naît au titre des biens acquis séparément». «C’est le régime par excellence des entrepreneurs», abonde Karim Messali, président de la Chambre des notaires de Genève. Ou pour les personnes ayant un projet d’entrepreneuriat et qui veulent que les choses soient clairement établies à l’avance. Outre le fait de ne pas devoir faire face à un partage des fruits d’un travail, il voit un autre avantage à ce régime: celui de limiter les risques pour l’autre conjoint, c’est-à-dire assurer que son patrimoine acquis pendant le mariage ne soutienne pas l’entrepreneur qui aurait des difficultés ou se retrouverait en faillite.

L’objectif est d’écarter d’un litige un patrimoine familial qui existe parfois depuis plusieurs générations et qui risque de disparaître dans la bataille du divorce, car les revenus d’un bien propre deviennent des acquêts en vertu de la loi, font savoir Josef Alkatout et Julia Henninger. Cela dit, «en contrepartie, il nous arrive aussi de conseiller à nos clients qui choisissent ce régime d’envisager une donation de biens au conjoint afin de lui assurer une sécurité financière».

Inventaire

Le régime de la séparation de biens n’est pas le seul outil pour préserver son patrimoine. Il est également possible de faire un inventaire, prévu par le code civil, intégré dans le contrat de mariage et dans lequel sont inscrits les biens propres de l’un et de l’autre, relève Karim Messali. «Par défaut, un bien appartient en copropriété aux époux. L’inventaire permet de renverser la présomption. Il peut être mis à jour au fil des années par devant notaire», indique-t-il. Une pratique qui fait sourire Josef Alkatout et Julia Henninger: «Dans les faits, les divorces surviennent rarement après deux ans de mariage, mais plutôt après quinze ou vingt ans. Il devient à ce stade difficile de retrouver les justificatifs, ce qui pose un problème de preuves. L’enjeu est alors de déterminer si l’on souhaite une demande en divorce concise d’une vingtaine de pages ou une procédure beaucoup plus lourde de cent cinquante pages, avec les honoraires d’avocat que cela implique.»

SA ou Sàrl

Un autre mécanisme que promeut Karim Messali, tant pour se protéger soi-même que son conjoint, consiste à écarter la raison individuelle (société en nom propre) au profit d’une structure commerciale sous forme de société anonyme (SA) ou à responsabilité limitée (Sàrl) pour limiter la responsabilité au capital de la société. «En tant qu’associé ou administrateur, on peut toujours être tenu personnellement responsable en cas de faute», précise-t-il.

Autre option: intégrer aux statuts d’une Sàrl un droit d’emption: cela empêche le conjoint de réclamer des parts dans l’entreprise lors du divorce, protégeant ainsi les autres associés. Pour une société anonyme, le droit d’emption peut être prévu dans une convention d’actionnaires. «L’objectif est d’éviter qu’il mette sa main dans les affaires de la société», explique Karim Messali.

Le régime de la participation aux acquêts peut être adapté au détenteur d’une entreprise: si celle-ci a été créée avant le mariage, elle reste un bien propre. Mais attention: les revenus générés par l’activité sont considérés comme des acquêts. Il est possible d’opter pour une participation aux acquêts modifiée, d’où sont exclus les revenus de l’entreprise. «L’exclusion des revenus ne peut être totale si l’entreprise constitue la seule source de revenu du conjoint repreneur», souligne le notaire.

Contrat rétroactif

Un contrat de mariage peut aussi être conclu a posteriori, avec effet rétroactif. «Une personne mariée en 2020 qui fonde une entreprise, puis se rend compte en 2025 que son conjoint pourrait prétendre à une créance élevée, peut signer un contrat de séparation de biens rétroactif», explique Julia Henninger. Une pratique fréquente, selon elle.

Devant le tribunal

Lorsque les conjoints ne s’entendent pas, c’est au Tribunal civil de trancher. L’entreprise entre alors dans le calcul du patrimoine à partager. Si la valeur est contestée, le juge mandate un expert indépendant. «Les juges se basent quasiment de manière systématique sur les conclusions des experts», précisent les avocats. «Ces évaluations sont rarement satisfaisantes pour les deux parties.»

Sollicité pour réagir à ces affirmations, le Tribunal civil de Genève répond que «l’expert utilise les méthodes comptables et financières établies et reconnues par les professionnels de la branche. En principe, il vient soutenir ses conclusions en audience contradictoire, ce qui permet, le cas échéant, de discuter de la méthode employée et de déceler, éventuellement, une incohérence, une erreur ou une omission». Dans le cas de l’entrepreneur évoqué plus haut, la vente de l’entreprise reste probable. «La plupart des affaires se règlent par un accord amiable», remarque Josef Alkatout. Cela peut inclure un paiement échelonné, une cession partielle de parts, voire un autre arrangement. «Dans ce cas précis, les époux ne s’entendent pas assez bien pour y parvenir», déplore-t-il.


Divorces en hausse

En 2024, 36 800 unions ont été célébrées. Le nombre de mariages a reculé pour la seconde année d’affilée (-2,6% par rapport à 2023), selon l’Office fédéral de la statistique. «Les gens se marient moins, d’abord pour des raisons fiscales, mais aussi parce que le regard de la société a changé: ne pas se marier n’est plus stigmatisé», analyse Karim Messali. Parallèlement, les divorces ont augmenté de 3,6%, pour atteindre 16100 en 2024; 41,5% des mariages se sont terminés par un divorce. 
Les répercussions psychologiques d’un divorce peuvent se faire sentir jusque sur le lieu de travail, avec un impact notable pour les employeurs. Le magazine Bilan rapportait en avril  que les divorces coûtent des milliards aux entreprises en raison d’une baisse de productivité et de l’absentéisme qu’ils engendrent. «Si l’effet des séparations sur les entreprises est un phénomène encore peu documenté en Suisse, il fait l’objet de plusieurs études dans le reste du monde.» 

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