Quelques théoriciens de la décroissance

Flavia Giovannelli
Publié vendredi 04 juillet 2025
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#Penseurs Une constellation de penseurs et de militants façonne depuis cinquante ans les courants critiques de la croissance.

Les premières alertes écologistes sur les limites de la croissance et l’épuisement des ressources remontent aux années 1970. Après 2012, la décroissance s’impose comme un champ de recherche structuré, avec ses controverses et ses forums internationaux. Une remise en question argumentée de l’obsession du produit intérieur brut, du productivisme et du consumérisme voit le jour. Née en Europe, cette critique de la croissance a essaimé sur tous les continents.Des mouvements locaux, écospirituels ou indigènes portent cette aspiration au ralentissement du monde.

Lors d’un débat organisé par Le Nouvel Observateur en 1972, le philosophe et journaliste français André Gorz, qui s’orientait du marxisme vers une écologie politique humaniste, évoque pour la première fois en public le terme de décroissance, questionnant le lien entre croissance et capitalisme. «L’équilibre global - dont la non-croissance, voire la décroissance, de la production matérielle est une condition - est-il compatible avec la survie du système capitaliste?» La même année, le rapport Meadows, rédigé par quatre scientifiques du Massachusets Institute of Technology à la demande du Club de Rome et piloté par Donella et Dennis Meadows, alerte à l’échelle mondiale sur les limites de la croissance. Il ouvre la voie à une réflexion critique sur les modèles économiques dominants. Deux autres rapports suivront, prolongeant cette intuition fondatrice: il est urgent de repenser les manières de produire, de consommer, de vivre. En 1979, le philosophe Jacques Grinevald appose le terme de décroissance au fronton d’un recueil de textes de l’économiste américain d’origine roumaine Nicholas Georgescu-Roegen, père de la bio-économie et de la théorie de l’entropie appliquée à l’économie: Demain, la décroissance. Dans la zone francophone, Serge Latouche devient la figure de proue du mouvement décroissant dans les années 1990. Avec Le Pari de la décroissance, il pose les bases d’un modèle théorique qui continue d’alimenter les débats autour de la surconsommation et du développement illimité. Outre-Atlantique, la prudence est de mise. Pourtant, Tim Jackson, économiste britannique, marque les esprits dès la fin des années 2000 avec Prospérité sans croissance. Le bien-être humain doit être dissocié de la production matérielle. La croissance n’est plus synonyme de progrès, mais de péril écologique. Pistes tangibles privilégiées Dans les années 2010, Jason Hickel, anthropologue économique, insuffle un nouvel élan. Dans Less is More et autres ouvrages, il porte une vision post-capitaliste où la réduction des inégalités va de pair avec la sobriété écologique. Hickel s’attaque aux questions concrètes: travail, santé, progrès, etc. Que deviennent-ils dans une société post-croissance? Il est l’un des rares à proposer des pistes tangibles. Dans un registre voisin, Kate Raworth, économiste à Oxford, développe l’économie du donut: une approche circulaire où les besoins humains fondamentaux doivent être satisfaits sans franchir les limites planétaires. Bien qu’elle ne se réclame pas directement de la décroissance, elle en partage les grandes lignes, notamment le rejet de la croissance à tout prix. En France, la décroissance s’impose sur la scène protestataire en 2002, portée par la convergence du mouvement anti-développementiste et anti-pub. La même année, la revue S!lence publie un dossier clé sur la «décroissance soutenable et conviviale», inspiré des travaux de Georgescu-Roegen. Genève, bastion en sursis À Genève, la décroissance a aussi une histoire. Créé en 2008, le Réseau Objection de Croissance Genève (ROC-GE) a incarné l’un des pôles actifs de ce courant en Suisse romande. Il a été très actif une dizaine d’années. Il a notamment proposé des réflexions autour d’une journée sans achats et ouvert le débat sur le dogme de la croissance. «Les dix premières années ont très bien fonctionné, avec l’émergence d’autres réseaux régionaux, comme ROC-VD ou ROC-NE. Dans le canton de Vaud, le lancement du journal Moins! et de nombreuses activités ont drainé un large public», explique Daniel Badoux, membre de ROC-GE et de Décroissance Suisse. Depuis quelques années, la dynamique ralentit. «Nous avons constaté une érosion de la motivation. Certains membres, attirés par des approches plus pratiques après avoir approfondi le côté théorique, ont poursuivi la voie. ROC-GE est aujourd’hui le dernier ROC suisse. Pour combien de temps encore?», s’interroge Daniel Badoux, qui indique qu’aujourd’hui la décroissance a intégré d’autres cercles. A Zurich, l’association Décroissance Suisse est fondée en 2021. Le mouvement rassemble scientifiques, académiciens et citoyens désireux de repenser la qualité de vie sans sacrifier l’écologie pour l’économie. Il semble avoir trouvé son public.

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Et leur influence?

Si la décroissance reste marginale dans les politiques économiques dominantes, elle s’y infuse lentement, mais sûrement. Des villes comme Amsterdam ou Barcelone s’inspirent déjà de modèles alternatifs. Le concept est étudié dans les universités, débattu dans les grandes instances environnementales, porté par des organisations non gouvernementales et timidement intégré à certains programmes politiques européens, notamment chez les Verts. Longtemps cantonnée aux marges du débat public, la décroissance gagne du terrain, portée par une nouvelle génération de chercheurs, militants et penseurs. Depuis octobre dernier, l’arrivée du médiatique Timothée Parrique, à HEC Lausanne, fait du bruit. Cet expert de la décroissance y mène une recherche qui explore les scénarios post-croissance. Plusieurs professeurs regrettent son manque de publications et le climat militant qui l’entoure. L’intéressé renvoie les curieux à son site officiel, qui rassemble ses prises de position musclées. 

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