Des tueurs de précision contre des tueurs de masse 1/4
Des tueurs de précision contre des tueurs de masse 1/4
Les phages peuvent tuer des bactéries résistantes aux antibiotiques.
Pierre Cormon
Publié jeudi 30 octobre 2025
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#Bactériophages
Les bactéries résistantes aux antibiotiques se multiplient. Des virus peuvent les détruire. Plusieurs obstacles doivent être levés pour les utiliser à grande échelle.
Les bactéries résistantes aux antibiotiques tuent chaque année plus d’un million de personnes dans le monde, dont trois cents en Suisse, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). «Les cas se multiplient», remarque Christian Van Delden, médecin spécialiste des maladies infectieuses aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). «Il s’agit de l’une des principales menaces pour la santé humaine à l’horizon 2030.» José-Maria Vidal en sait quelque chose. Hospitalisé pendant six mois aux HUG à cause d’une infection pulmonaire résistante aux antibiotiques, il a vu la mort de près. Un traitement antibiotique intraveineux le maintenait en vie, guère plus. «Lorsque l’on essayait de l’arrêter, je faisais des pics de fièvre à quarante degrés qui ne redescendaient pas, mes poumons s’engorgeaient de mucus que je n’arrivais pas à expectorer, j’étouffais», a raconté ce père de famille à la presse en 2023. En désespoir de cause, il s’est affilié à l’association d’aide au suicide Exit. «Je ne pouvais pas envisager de vivre dans cet état.» Il a aujourd’hui repris sa vie et son métier de formateur, même s’il doit encore subir régulièrement des traitements. C’est l’effet d’un remède expérimental de dernier recours, sous la responsabilité du médecin et de l’établissement, dont l’emploi n’est possible que quand le patient est dans un état grave et que plus rien ne fonctionne. Le remède en question? Des virus tueurs de bactéries, appelés bactériophages, administrés par aérosol. «En trois ou quatre jours, José-Maria Vidal était transformé», se rappelle Christian Van Delden, qui a administré le traitement. La découverte de ces virus date de la Première Guerre mondiale. Ils ont été utilisés pendant quelques décennies contre les infections bactériennes avant d’être supplantés par les antibiotiques. L’ex-bloc soviétique a continué à les employer, car les antibiotiques n’étaient pas toujours disponibles. Après la chute du Mur de Berlin, seule la Géorgie a poursuivi dans cette voie. Les antibiotiques et les bactériophages ont chacun leurs avantages et leurs inconvénients. Les antibiotiques ratissent large: ils tuent une grande partie des bactéries qu’ils rencontrent, sans couper les cheveux en quatre. Cela les rend faciles à utiliser – trop même: la tendance à les prescrire largement favorise l’apparition de bactéries résistantes.
Le large spectre des antibiotiques, de plus, les conduit à tuer également des bactéries bénéfiques, par exemple dans la flore intestinale. Enfin, ils peuvent avoir des effets secondaires (troubles digestifs, allergies, mycoses, etc.). Les bactériophages, en revanche, sont hautement spécifiques. «Ils ne s’attaquent qu’à une souche de bactéries et laissent tout le reste intact», explique Christian Van Delden. Si les antibiotiques sont des bombes au napalm, les bactériophages sont des fusils de sniper. Les effets secondaires sont rares. Notre corps est habitué à ces virus: il en abrite déjà en abondance. On va d’ailleurs puiser de nouveaux bactériophages... dans les résidus fécaux des stations d’épuration. La spécificité des phages a son revers: elle empêche de standardiser les traitements. «Pour chaque patient, on isole la bactérie résistante et on l’expose à une collection de phages pour voir celui qui l’élimine», détaille Christian Van Delden. Cela peut prendre des semaines, sans garantie de succès. Enfin, les bactéries peuvent développer des résistances aux phages.
Jusqu’aux Etats-Unis
L'hôpital militaire Reine Astrid, à Bruxelles, est en pointe européenne dans cette approche. Il a fourni des phages pour plus de deux cents patients de différents pays. «Nous disposons de quarante à cinquante phages qui ciblent quatorze espèces bactériennes», relève Jean-Paul Pirnay, responsable du Laboratoire de technologie moléculaire et cellulaire de cet hôpital, dans un film de l’Académie suisse des sciences naturelles. «Ce n’est pas suffisant. Nous en avons besoin de centaines pour cibler plus de trente espèces.» Le taux d’échec des phagothérapies n’est pas négligeable – de 20% à 40% des cas, souvent parce que l’on n’a pas trouvé le bon phage. Dans le cas de José-Maria Vidal, on ne possédait de phage adéquat ni à Genève, ni à Lausanne, ni à Bruxelles. Il a fallu aller jusqu’aux Etats-Unis, à l’Université de Yale, pour trouver celui qui convenait. Cette difficulté devrait diminuer à mesure que l’approche se répand: plus on disposera de souches de phages différentes, plus on aura de chances de trouver celle qui convient. Ces caractéristiques rendent les deux types de traitement complémentaires. Les phages n’ont pas vocation à remplacer les antibiotiques, mais plutôt à intervenir quand ces derniers n’agissent pas ou pas assez, le plus souvent en synergie avec eux. Leur utilisation à plus large échelle implique cependant de surmonter deux obstacles (lire ci-dessous).
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