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L’Allemagne: riche en crédit, pauvre en infrastructures

Thomas Schnee Publié mardi 21 octobre 2025

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Ponts fissurés, rails saturés, fibre optique en retard: l’Allemagne paie des décennies de sous-investissements. La création d’un fonds spécial de 500 milliards d’euros pour les infrastructures sera-t-elle suffisante pour régler ces problèmes?
La fermeture de la voie nord du boulevard périphérique de Berlin (A100) est tombée sans crier gare en mars dernier. «Je n’avais pas écouté les informations et quand je suis sorti pour aller au travail, il y avait un mur de camions devant chez moi. Plus rien ne bougeait», se souvient Erik Boni, qui loge dans une rue parallèle de l’A100, souvent utilisée comme voie de délestage. Après la découverte d’importantes fissures, Berlin a dû fermer d’urgence le Ringbahn-Brücke, un pont qui portait un tronçon du périphérique accueillant un trafic de vingt mille véhicules par jour. Sur deux mille sept cents ponts construits dans la capitale, seuls 25% sont en bon état et cent vingt sont jugés dans un état critique. Ils sont environ quatre mille au niveau national.
En Allemagne, les histoires de catastrophes évitées de justesse pullulent. L’économie suisse n’a sûrement pas oublié le chaos et les pertes financières occasionnés par l’effondrement du tunnel ferroviaire de Rastatt en 2017. L’accident avait bloqué pendant des semaines l’important corridor Rhin-Alpes qui relie par le rail les ports de Gênes et de Rotterdam. Toujours fermé, le tunnel doit ouvrir en 2026. A Berlin comme ailleurs, le manque d’ingénieurs et d’experts ralentit les inspections et la maintenance d’infrastructures routières qui ont mal encaissé l’augmentation bien plus forte que prévue du trafic. Le coût croissant des matériaux et de l’énergie, mais aussi la contestation citoyenne ou une réglementation foisonnante et contraignante sont d’autres facteurs qui ralentissent puissamment la modernisation du pays. Le rail illustre tout particulièrement le délabrement du pays. Ainsi, 23% des voies, 26% des aiguillages et 48% des postes de commande sont obsolètes.
La Deutsche Bahn, qui vient d’être dotée d’une nouvelle direction, cumule cent milliards d’euros de retard d’investissements, une dette de 32,5 milliards et un taux de ponctualité tombé à 50% en juillet 2025. Quant au vaste plan de rénovation de cinquante-trois milliards d’euros lancé en 2024, six ans de retard sont prévus. Dans les télécoms, structures essentielles pour séduire les investisseurs, le retard est également abyssal: seulement 12% des connexions haut débit passent par la fibre, contre 71% en France.
En cause, un choix politique ancien privilégiant le cuivre. Ce n’est qu’en 2024 que la fibre et la 5G ont été classées d’intérêt public majeur pour accélérer leur déploiement. Enfin, on évoquera les communes, qui souffrent d’un retard d’investissements de deux cent seize milliards d’euros (soixante-huit milliards pour les écoles et cinquante-quatre milliards pour les routes).
«Aucun pays de l’UE n’investit aussi peu dans ses infrastructures publiques que l’Allemagne. En moyenne européenne, environ 3,7% du PIB ont été consacrés chaque année depuis 2000 aux routes, à la construction d’écoles et à d’autres investissements publics. Avec une moyenne de 2,1%, l’Allemagne est nettement en dessous», souligne Felix Rö sel, professeur d’économie à l’Université technique de Braunschweig. Pour tenter de combler le retard, le nouveau gouvernement de Friedrich Merz a créé un Fonds spécial pour les infrastructures. Sur douze ans, il doit permettre de mobiliser trois cents milliards d’euros de crédits dédiés aux infrastructures classiques, cent milliards pour les investissements dans la transition énergétique et cent milliards pour les infrastructures régionales et communales. Mais la loi interdit que ces milliards soient utilisés pour autre chose que le financement de projets supplémentaires non-inscrits aux budgets courants.
L’Allemagne se trouve donc dans une situation paradoxale. Elle s’est dotée d’importantes capacités pour un endettement spécifique, mais elle n’a pas pour autant réglé le problème de son endettement courant, qui continue à grimper. Le budget 2025, adopté en retard le 19 septembre dernier, prévoit quatre-vingt-deux milliards d’euros de crédits supplémentaires sur le budget courant (vingt-cinq de plus qu’en 2024) et trente-sept milliards de crédit au titre du Fonds spécial pour les infrastructures. Pour le ministère des transports, le paradoxe est le suivant: il reçoit 11,7 milliards d’euros au titre de projets entrant dans le cadre du fonds spécial et, dans le même temps, la politique d’austérité budgétaire conduit l’enveloppe ministérielle globale à diminuer de six milliards d’euros pendant que le poste des dépenses pour l’entretien des routes fédérales de longue distance accuse déjà un déficit de quinze milliards d’euros sur 2026-2029. «La forte augmentation des dépenses d’armement et le fonds pour les infrastructures ne doivent pas faire oublier que les marges de manœuvre financières sont limitées», a rappelé le président de l’Institut de recherche économique de Munich, Clemens Fuest, qui ajoute une mise en garde. En effet, ces nouveaux crédits font aussi monter le service de la dette, qui devrait passer de trente milliards d’euros actuellement à plus de soixante milliards d’euros en 2029. Par conséquent, il ne reste que peu de marge de manœuvre pour les autres dépenses publiques.
«Si la coalition se repose sur les marges d’endettement élargies et néglige les réformes structurelles, elle échouera et aggravera les problèmes économiques de l’Allemagne», estime Clemens Fuest, en pointant la nécessité d’ouvrir une négociation en profondeur sur les retraites et le système de protection sociale. Soit le lancement d’un Automne des réformes, comme l’a annoncé récemment le chancelier Merz.