L’électricité vendue comme verte ne l’est pas toujours

Le marquage de l'électricité vise à garantir l’origine du courant vendu par les distributeurs. Cette transparence est toutefois très relative.
Le marquage de l'électricité vise à garantir l’origine du courant vendu par les distributeurs. Cette transparence est toutefois très relative.
Pierre Cormon
Publié vendredi 29 avril 2022
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#Marquage électricité Les distributeurs d'électricité sont tenus à une certaine transparence envers leurs clients, qui ne reflète pas la complexité du système.

Les distributeurs sont tenus d’indiquer l’origine de l’électricité qu’ils fournissent à leurs clients. Le système, censé accroître la transparence, peut cependant mener à ce que du courant issu de sources non renouvelables à l’étranger soit vendu comme issu de sources locales et renouvelables. Il n’existe pourtant pas de solution toute faite à ce problème.

L’électricité consommée en Suisse est-elle verte? Oui, dans une très large mesure, si l’on en croit la Confédération. Selon elle, 76,6% de l’électricité consommée dans le pays en 2018 provenait de sources renouvelables (hydraulique, éolien, photovoltaïque). Pas si simple, si l’on en croit l’Université de Genève. «Selon nos calculs, cette part était de 48% en 2018», relève Elliot Romano, adjoint scientifique à la faculté A. Forel des sciences de l’environnement et de l’eau.

Pourquoi un tel écart? Parce que les deux calculs se basent sur des méthodes différentes. La Confédération établit ses statistiques sur la base du marquage de l’électricité, un système de documentation introduit en 2006 et devenu obligatoire en 2018. L’Université de Genève, elle, se base sur les différentes technologies de production de l’électricité mises en œuvre à un moment donné et sur l’analyse des flux réels, heure par heure.

Garantie d'origine

Le marquage de l’électricité vise à garantir l’origine du courant vendu par les distributeurs. Ces derniers sont tenus de détailler une fois par année l’origine de celle qu’ils ont fournie à leurs clients l’année précédente (par exemple: 62% d’hydraulique, 10% de nucléaire, 9% de gaz naturel, etc. - cas du Goupe E en 2020).

Ce système permet de proposer des offres spécifiques, comme un tarif garantissant de ne consommer que de l’électricité issue de centrales hydrauliques et solaires locales (c’est le cas de SIG Vitale vert, des SIG ou de Romande Energie). «Il s’agit d’accroître la transparence envers les clients finaux», note Lukas Gutzwiler, spécialiste approvisionnement énergétique et monitoring auprès de l'Office fédéral de l'énergie (OFEN).

Transparence relative

Cette transparence est toutefois très relative. Ce n’est pas parce que vous ne consommez que de l’électricité labellisée renouvelable qu’elle l’est forcément toujours. Rien n’empêche, dans le système actuel, que le courant labellisé hydraulique suisse fourni par votre distributeur soit issu, à certains moments, de centrales à charbon allemandes ou de centrales nucléaires françaises. Lui-même ne le saura d’ailleurs pas forcément avec certitude. Comment est-ce possible?

Pour le comprendre, il faut se pencher sur le fonctionnement du marquage de l’électricité. Lorsqu’un producteur injecte du courant sur le réseau, il établit parallèlement une garantie d’origine (seuls les petits producteurs en sont exemptés). Ce certificat indique notamment la quantité d’électricité produite et son origine (photovoltaïque, nucléaire, éolienne, etc.). Pour sa part, le distributeur doit disposer d’une garantie d’origine pour chaque kilowattheure vendu. Les consommateurs devraient donc savoir exactement quelle est la provenance de l’électricité qui sort de leur prise.

HIC

Il y a cependant un hic. Au début, les garanties d’origine sont émises pour une production donnée – un producteur suisse injectant un mégawattheure d’électricité hydraulique dans le réseau émet une garantie d’origine pour un mégawattheure d’électricité hydraulique suisse. Par la suite, l’électricité et la garantie vivent des vies complètement séparées. En langage administratif, on dit qu’ils sont découplés.

«Il existe un marché pour l’électricité, complètement homogène», explique Clarisse Martin, responsable du marquage de l’électricité chez Romande Energie. «On achète des kilowattheures sans savoir de quelle source ils proviennent. C’est ce qu’on appelle l’électricité grise. A côté de cela, il existe un autre marché, pour les garanties d’origine. Les distributeurs, notamment, y achètent celles dont ils ont besoin pour marquer leur électricité.» Ce marché est européen.

Soir de décembre

Comme la vente de courant et celles de garanties d’origine sont découplées, rien ne garantit que l’électricité que fournit votre distributeur au moment T corresponde à l’offre que vous avez souscrite. Il y a même toutes les chances qu’à certains moments, ce ne soit pas le cas. Par exemple, un soir de décembre, si vous avez souscrit une offre pour n’obtenir que du courant renouvelable. La Suisse manque en effet d’électricité en hiver. Elle comble le trou avec des importations. Ce courant est globalement beaucoup moins vert que celui produit en Suisse. Une froide soirée de décembre, il a des chances de provenir de centrales à charbon allemandes, dont le bilan climatique et environnemental est particulièrement mauvais (lire: La Suisse, bonne cliente des centrales à charbon allemandes). Le système des garanties d’origine masque pourtant le phénomène, sans que personne ne cherche sciemment à dissimuler quoi que ce soit.

D'été en hiver

Une garantie d’origine est en effet valable une année. Celles établies par les producteurs pour de l’électricité photovoltaïque ou hydroélectrique injectée en été, quand ces formes d’énergie sont abondantes, peuvent très bien être utilisées par les distributeurs pour marquer de l’électricité consommée en hiver, quand elles ne le sont pas.

Or, «il y a un surplus de garanties d’origine sur le marché européen, car d’autres pays n’exigent pas le marquage intégral pour la provenance de l’électricité», note Lukas Gutzwiler. Les garanties sont faciles à obtenir et ne coûtent pas cher (quelques pourcents du prix de l’électricité, tout au plus). Les distributeurs désireux de se positionner comme verts n’ont donc aucun mal à s’en procurer en suffisance, sans que cela ne dise rien sur la provenance réelle de leur électricité, qui est de toute façon impossible à connaître avec précision (lire: «Le réseau électrique, pareil à un lac »).

Il peut même s’agir d’une bonne affaire, le surcoût demandé au consommateur pour ce type d’électricité étant généralement plus élevé que celui engendré par l’achat des garanties d’origine correspondantes. Le surcoût est certes investi dans le développement des nouvelles énergies renouvelables, mais ce sont des investissements auxquels les distributeurs auraient probablement dû consentir de toute façon.

Béquille 

Il ne s’agit pas d’une volonté de tromper le consommateur, mais d’une réponse nécessairement imparfaite à un problème technique. «Les garanties d’origine sont une béquille, qui viennent du fait qu’il est impossible de tracer un électron du producteur jusqu’au consommateur», remarque Lukas Gutzwiler. En achetant du courant labellisé vert, vous êtes assuré qu’une garantie équivalente en a été produite quelque part, pendant l’année écoulée, mais pas nécessairement que c’est celui que vous consommez à un instant précis.

Le système risque cependant de créer un hiatus entre les statistiques officielles sur la provenance du courant et la réalité. Des chercheurs ont donc tenté d’y voir plus clair. Ils ont développé des méthodes permettant de déterminer la provenance réelle du courant consommé en Suisse. Plutôt que de se fier aux garanties d’origine, ils ont examiné les flux d’électricité physique, heure par heure – combien la Suisse consomme de kilowattheures à quel moment et quels moyens de production sont mis en œuvre pour y répondre. On arrive ainsi à un tableau beaucoup plus précis de la réalité.

Résultats concordants

C’est ce qu’ont fait le centre de l’énergie de l’EPFL et l’Université de Genève, de manière indépendante. «Bien que nos méthodes diffèrent, nous arrivons à des résultats largement similaires», commente Elliot Romano. L’Université de Genève a conclu que seule 48% de l’électricité consommée en Suisse en 2018 était issue de sources renouvelables, et non 76,6%, comme le laissent entendre les statistiques officielles.

Le fossé entre statistiques et réalité peut être encore plus grand à l’échelle du consommateur final. La grande entreprise alémanique Metall-Zug-Gruppe a ainsi voulu connaître l’impact climatique réel de sa consommation électrique, à l’aide d’un outil développé par l’Université de Genève. Résultat: il était dix fois plus élevé que ce que laissaient entendre les garanties d’origine fournies par ses fournisseurs. «Le résultat nous a surpris par son ampleur», a commenté Martin Wiplli, président du conseil d’administration du groupe dans la Neue Zürcher Zeitung.

«Incitation

à l'écoblanchiment»

Or, pour minimiser leur impact climatique, les consommateurs devraient faire tourner leurs installations de préférence aux moments où celui du courant est le plus faible. Des solutions techniques peuvent les y aider, comme des algorithmes lançant des installations au moment où la production d’électricité a le moins d’impact sur le climat. Le système des garanties d’origine ne les y incite cependant pas. Il permet de s’afficher vertueux sans avoir d’autre effort à faire que d’acheter une électricité labellisée durable sur la base des garanties d’origine, sans se préoccuper de l’impact réel de leur consommation. «Le système actuel incite franchement à l’écoblanchiment», estime Martin Wipfli.

Si le problème est bien identifié, le résoudre sera cependant plus difficile. «Il faudrait complètement repenser le marché actuel», estime Axel Spahr, directeur du négoce électricité et de gaz à SIG.

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