La dimension oubliée de l’aménagement du territoire

La construction du métro, à Paris, a entraîné la pollution des nappes phréatiques et entravé leur écoulement.
La construction du métro, à Paris, a entraîné la pollution des nappes phréatiques et entravé leur écoulement.
Pierre Cormon
Publié jeudi 18 juillet 2024
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#Sous-sol Alors que l’aménagement du territoire est très encadré en surface, la dimension souterraine est souvent négligée. Elle est pourtant cruciale.

Paris alimentait son réseau d’eau potable avec ses nappes phréatiques jusqu’au début du XXème siècle. On a ensuite construit de grandes infrastructures en sous-sol, et notamment le métro. Elles ont pollué les eaux souterraines et entravé leur écoulement. La ville doit maintenant être alimentée par des captages dans la Seine et la Marne.

Cet exemple illustre le danger que peut receler l’absence de regard global sur le sous-sol. Or, les politiques publiques en sont presque toujours dépourvues. Une prise de conscience s’est cependant amorcée grâce à Deep City, un projet mené entre 2005 et 2010 à l’initiative d’Aurèle Parriaux, alors professeur à l’EPFL, dans le cadre du Programme national de recherches 54. Le sous-sol renferme plusieurs ressources, note le rapport final. De l’espace pour construire (tunnels, parkings, équipements souterrains). Des matériaux pouvant être utilisés (gravier, sable, etc.). De la chaleur qui peut être valorisée (géothermie). De l’eau qui peut alimenter les réseaux d’eau potable.

Conflits

Le problème, c’est que chacune de ces ressources a historiquement été exploitée séparément, sans vision d’ensemble. «Or, de nombreux conflits sont susceptibles d’apparaître entre elles», observe Aurèle Parriaux, aujourd’hui géologue indépendant. Trop exploiter l’eau du sous-sol peut réduire l’efficacité de sondes géothermiques (les terrains saturés en eau conduisent mieux la chaleur). Un ouvrage souterrain peut faire barrage à la circulation des eaux ou, au contraire, mettre en contact une couche polluée et une nappe phréatique qui ne l’est pas. Etc, etc.

«Ces risques augmentent avec la densification du territoire et le tournant énergétique», observe Olga Darazs, présidente de la Commission fédérale de géologie et présidente du conseil d’administration de CSD Ingénieurs. On creuse davantage pour construire des équipements, on extrait plus de gravier, les sondes géothermiques se multiplient, on fore pour développer la géothermie, etc.

Vision globale

«Il faut donc dépasser l’approche en silos», estime Aurèle Parriaux. Adopter une vision globale nécessite de surmonter plusieurs obstacles. Le sous-sol, d’abord, est peu présent dans les esprits. «Je crois que c’est l’effet d’un biais cognitif», lance Olga Darazs. «Comme on ne le voit pas, on y pense peu.» En ville, on connaît relativement bien sa couche superficielle (de zéro à deux cents mètres), «mais cette connaissance est sous-utilisée», estime Aurèle Parriaux. Le sous-sol suisse, ensuite, n’a jamais fait l’objet d’une exploration systématique dans la plus grande partie du pays. On connaît surtout ses couches superficielles, beaucoup moins celles dans lesquelles se déploient la géothermie de moyenne et grande profondeur.

Le cadre réglementaire, de plus, est disparate. Certaines compéten-ces relatives au sous-sol relèvent de la Confédération, d’autres des cantons ou des communes, ce qui rend la coordination plus difficile. Si les eaux souterraines sont bien protégées, la loi est peu prolixe en ce qui concerne les autres aspects du sous-sol. Le concept ne figure pas encore dans la loi fédérale sur l’aménagement du territoire, ni dans la loi d’application genevoise.

Marge d’interprétation

Les dispositions relatives au sous-sol, enfin, ne sont pas toujours précises. La propriété foncière, par exemple, s’étend sur «toute la hauteur et la profondeur utile à son exercice», précise le code civil suisse. Cela laisse une large marge d’interprétation.

«Des bâtiments ont des sous-sols de plus en plus profonds», illustre Olga Darazs. «Pour les stabiliser, on pose parfois des ancrages latéraux, qui peuvent dépasser les limites de la parcelle. Cela requiert-il une autorisation? De qui: du canton ou du propriétaire de la parcelle voisine? La question n’est pas tranchée.» La réflexion lancée par le projet Deep City a cependant fait du chemin. Une stratégie du sous-sol suisse a été élaborée par la Commission fédérale de géologie, et publiée début 2023. Elle défend «un aménagement du territoire intégral et tridimensionnel qui englobe aussi bien l’espace en surface que l’espace souterrain».

Approche multidisciplinaire

Cela passe par une amélioration des connaissances sur le sous-sol ainsi qu’une approche coordonnée et multidisciplinaire. Les questions liées au sous-sol doivent être intégrées de manière globale dans les projets d’aménagement dès l’étape du diagnostic. On ne peut pas planifier une construction sous terre sans avoir pensé aux eaux souterraines, à la géothermie et aux matériaux que l’on peut y trouver. On peut ainsi non seulement éviter de possibles impacts négatifs, mais aussi identifier des synergies.

C’est par exemple ce qu’a fait l’aéroport de Zurich dans le cadre de la construction de son terminal E. «Il a tiré profit des pieux de fondation pour installer des tuyaux qui permettent des échanges de chaleur avec le sous-sol», explique Aurèle Parriaux. «Cela permet de fournir de la chaleur et du froid au bâtiment, par l’intermédiaire de pompes à chaleur. Lausanne va faire de même avec la ligne de métro M3.» Quelques communes ont déjà défini une stratégie pour leur sous-sol, comme Verbier ou Lausanne. L’approche a aussi été exportée dans des villes d’Afrique, de Chine et d’Amérique du Nord. «Ce n’est qu’en disposant d’une vision globale que les responsables pourront effectuer des arbitrages réfléchis entre les différentes ressources, en adoptant la durabilité comme fil conducteur», conclut Aurèle Parriaux. 

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