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Le nouvel Eldorado de l’attention

Mirel Bran Publié vendredi 28 février 2025

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En 1994, à Londres, Red Bull, alors aux moyens limités, lance une campagne qui change la donne. Pour pallier son maigre budget marketing, la marque inonde les rues, les sorties de pubs et les campus de millions de cannettes vides estampillées du logo Red Bull.

Le choc initial des Londoniens, surpris par cette invasion insolite, se mue rapidement en engouement. Ce coup de génie publicitaire annonce l’avènement de l’économie de l’attention: «J’attire l’attention, donc je vends» devient la nouvelle maxime. L’essor d’internet et la naissance des réseaux sociaux dans les années 1990 et 2000 propulsent ce concept sur la toile. Aujourd’hui, des acteurs comme Facebook, Google, Instagram, TikTok et bien d’autres se livrent une bataille féroce pour capter cette ressource inestimable, qui peut se monnayer à des milliards de dollars.

L’attention, véritable or digital, redéfinit les règles du marché et transforme la stratégie économique. Mais cette révolution ne s’arrête pas aux seules sphères commerciales. Elle a aussi pénétré la politique, comme en témoigne le cas de la Roumanie.

Fin novembre 2024, lors de l’élection présidentielle, les partis traditionnels – sociaux-démocrates et libéraux – peinaient à convaincre un électorat de plus en plus désabusé. C’est alors qu’un outsider, Calin Georgescu, candidat extrémiste et pro-russe, réussit l’exploit de s’imposer au premier tour. Grâce à une campagne inédite menée sur TikTok – relayée par des centaines d’influenceurs – il capte l’attention de plus de deux millions de Roumains, soit 23% de l’électorat, et se profile en tête du deuxième tour qui devait avoir lieu le 6 décembre.

Le destin de cette élection bascule cependant brusquement le 4 décembre. Des rapports des services de renseignements rendus publics par le président Klaus Iohannis révèlent des ingérences russes dans le processus électoral. Face à ces accusations, la Cour constitutionnelle annule le scrutin, contraignant à la reprise du second tour les 4 et 18 mai prochains. Ce retournement inédit au sein de l’Union européenne souligne l’émergence dangereuse de dérives nationalistes et extrémistes.

Le parallèle avec la campagne de Red Bull n’est pas fortuit. Là où des cannettes vides avaient su capter l’attention des consommateurs londoniens, les messages soigneusement élaborés et diffusés sur TikTok par les partisans de Calin Georgescu ont exploité la vacuité d’un discours politique traditionnel pour séduire un public en quête de renouveau.

Aujourd’hui, l’attention apparaît comme la ressource la plus précieuse capable de transformer radicalement le paysage économique et politique d’un pays. La leçon à tirer est claire: dans un monde où l’information circule à une vitesse fulgurante, la maîtrise des réseaux sociaux et des algorithmes de diffusion est devenue un enjeu stratégique majeur. Entreprises et responsables politiques investissent massivement pour capter cette attention, conscients qu’un message bien placé peut inverser le cours d’un marché ou d’une élection.

L’expérience roumaine illustre les dérives potentielles de cette nouvelle ère où l’économie de l’attention se conjugue aux ambitions déstabilisatrices d’acteurs étatiques ou privés. Le défi est désormais de trouver un équilibre entre innovation et régulation afin de transformer cette ressource en levier de progrès partagé sans en devenir la proie. D’autre part, la digitalisation croissante transforme radicalement notre rapport à l’information. L’attention, jadis simple effet de mode, est devenue un enjeu géostratégique où la bataille pour capter les esprits conditionne l’évolution des sociétés. En maîtrisant les outils numériques, entreprises et institutions se retrouvent en compétition sur le terrain de l’influence face à des enjeux de souveraineté et de contrôle démocratique. Cette nouvelle dynamique invite à repenser nos modèles de communication et de régulation pour préserver un équilibre propice au progrès collectif dans ce nouvel Eldorado de l’attention.