Rendre le commerce en ligne plus durable, c’est possible?
Prix ultra bas, choix abyssal... Ce qu'on appelle l'ultra fast fashion a complètement bouleversé nos modes de consommation.
Pexels/Nataliya Vaitkevich
Daniella Gorbunova
Publié lundi 07 juillet 2025
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#Développement durable
Le commerce en ligne n’a fait que croître de manière exponentielle ces dernières années, tout comme son empreinte carbone. L'Europe veut désormais introduire des garde-fous légaux pour tenter de le rendre plus durable, avec un focus sur l’ultra fast fashion. Etat des lieux.
Nina* se préoccupe du climat, nous assure-t-elle. Elle ne se qualifierait pas d’acheteuse compulsive, mais elle aime bien les jolies choses. Ex-employée dans les télécommunications en reconversion professionnelle, actuellement au chômage, la jeune femme surveille ses dépenses, tout en essayant de se faire plaisir de temps en temps. Des petits plaisirs devenus bien plus accessibles depuis l’avènement des grandes plateformes (souvent chinoises) d’achats de vêtements et d’objets en ligne, qui affichent des prix hyper cassés, bouleversant le marché mondial du e-commerce, surtout depuis la pandémie. Pour les nommer, les chiffres d'affaires des trois colosses du secteur que sont Temu, Shein et Aliexpress «a dépassé le milliard de francs en Suisse», écrivait le Blick alémanique en avril 2025.
«Si le réchauffement climatique m’inquiète, mes finances personnelles m’inquiètent aussi», affirme la Genevoise de 28 ans. Pour elle, ce n’est pas forcément aux consommateurs les plus modestes de payer le prix de la bonne conscience écologique. «Des personnes qui ont bien plus les moyens de faire attention que moi ne font pourtant rien pour la planète — ceux qui volent régulièrement en jet privé, par exemple. Et c’est à des gens comme moi qu’on vient reprocher d’avoir mordu à l’hameçon de la publicité omniprésente sur les réseaux sociaux et des prix bas inédits de ces producteurs.»
Nina a bien voulu nous ouvrir ses comptes, pour qu’on puisse se faire une idée des dépenses annuelles moyennes d’une jeune Suissesse en e-shopping. Sur la période allant de juin 2024 à juin 2025, elle a dépensé quelque 1470 francs via l’application de l’un des géants chinois cités ci-dessus, rien que pour des vêtements et des accessoires. Elle avoue être elle-même un peu étonnée par ce «gros» montant, qui est la somme de produits qui coûtent, en général, moins de dix ou vingt francs la pièce.
«C’est sans compter les commandes que j’ai passées lorsque j’ai refait ma chambre à coucher, dans le courant de l’année 2024 également», confesse Nina. «J’en ai eu pour environ 700 francs, pour des cintres, une penderie, des rideaux et des draps de lit, essentiellement, et d’autres petits objets du quotidien.» Le tout commandé sur le même site, qui vend des meubles et des objets électroniques en plus des habits. Finalement, il faut ajouter à cela quelques commandes de produits de beauté, pour environ 200 francs. Au total, cela fait 2370 francs.
Ça fait combien, en CO2?
Et en termes d’empreinte sur le climat ? Difficile d’évaluer précisément le cas de Nina. Mais de plus en plus d’outils d’auto-estimation existent sur le web. Celui de l’agence de la transition écologique française, par exemple, propose un calculateur par catégories de marchandises et modes de livraison. Ainsi, un colis d’un kilogramme de vêtements livré directement à domicile équivaut à environ 576 grammes d’émissions de CO2. Parmi toutes les étapes de la chaîne, c’est le transport du colis qui a le plus gros impact environnemental. Pour donner un ordre de grandeur, c’est plus ou moins la même empreinte que celle d’un trajet aller simple de Genève à Lausanne en train.
Si l’empreinte carbone de Nina dans le domaine du shopping crève certainement le plafond, surtout comparé à ce qu’elle aurait été il y a quinze ou vingt ans, elle est clairement représentative d’un changement d’habitudes de consommation au niveau global et il sera probablement difficile de revenir en arrière. Car en plus des prix extrêmement bas qu’affichent ces plateformes, un choix abyssal, jamais vu auparavant, s’offre au consommateur. À ce stade, on ne parle plus de fast fashion, mais d’ultra fast fashion, comme l’ont plusieurs fois catégorisé les médias.
Prenons le cas de Shein, sur qui s’est penché, en février 2025, Le Parisien. «Des associations (...) assurent qu’entre sept mille et douze mille créations sont publiées quotidiennement sur le site.» La production est donc gigantesque. Sans compter que les articles sont peu portés: entre dix et vingt fois, selon Shein. «Moins de dix fois, selon des experts», indiquent nos confrères de l’Hexagone. La planète, quant à elle, portera durablement les marques de la surconsommation. «L’empreinte carbone de Shein a atteint 16,7 millions de tonnes de dioxyde de carbone en 2023, contre 9,17 millions de tonnes de CO2 en 2022. À titre de comparaison, le groupe H&M n’a émis «que» 55 000 tonnes d’équivalent CO2 en 2023», précise encore le média français.
L’Europe sort les garde-fous
Il est certainement illusoire de croire qu’un véritable retour en arrière est possible, que les sites web et les applications d’e-commerce seraient susceptibles de disparaître aussi vite qu’ils sont apparus. Mais peut-on au moins rendre le shopping en ligne un peu plus durable? C’est ce que tente de faire actuellement l’Union européenne — pour ce qui est du secteur textile, du moins.
En 2023, le parlement européen a adopté une «stratégie pour des textiles durables et circulaires», dans l’espoir de mettre un terme à la mode éphémère, ciblant ainsi clairement les géants chinois tels que Shein. Un des plus gros problèmes de cette ultra fast fashion est qu’«une partie des vêtements vendus par correspondance et retournés sont détruits, quoique neufs», comme le relevait Entreprise romande dans un article à ce sujet, il s’agit également d’interdire ces destructions, après une période transitoire. L’UE va plus loin encore, visant directement certaines enseignes, en invoquant la protection des acheteurs, si ce n’est le climat: jeudi 5 juin, «une vingtaine d'associations européennes de consommateurs a déposé une plainte contre Shein auprès de la Commission européenne. Elle reproche au détaillant chinois en ligne des pratiques litigieuses, telles que la mention stock faible sans preuve», comme l’indiquait l’agence de presse suisse Keystone-ATS le jour même. Des techniques qui «poussent les consommateurs à acheter plus que prévu et alimentent les problèmes environnementaux et sociétaux causés par l’industrie de la fast fashion», ont notamment alerté les associations plaignantes. Ces mesures seront-elles suffisantes pour amoindrir l’impact environnemental de l’e-commerce — ou du moins celui des vêtements ?
*Prénom d’emprunt; les informations sur les comptes de Nina ont pu être vérifiées.
Derrière les prix bas, un «système d'une rare violence»
Outre les considérations écologiques et la protection des consommateurs, les géants de l’ultra fast fashion — en particulier — sont régulièrement accusés de faire travailler leur main-d'œuvre dans des conditions inacceptables. C’est ainsi qu’en juin 2023, dans une tribune parue dans Le Monde, l’activiste Camille Etienne, le député européen Raphaël Glucksmann, l’entrepreneur Yann Rivoallan et la journaliste Victoire Satto ont réclamé «un bouclier législatif et réglementaire pour mettre un frein au modèle délétère» de la marque chinoise Shein, qui semble effectivement au centre de l’attention, ces dernières années, plus que les autres plateformes du même genre (qui misent moins sur les textiles).
Ces personnalités françaises dénoncent notamment que, «derrière les t-shirts à deux euros ou les robes à neuf euros se cache un système d’exploitation d’une rare violence. Selon une enquête de l’organisation non gouvernementale Public Eye, les ouvriers qui produisent pour Shein, qui proviennent des provinces les plus pauvres de Chine, travaillent douze heures par jour, avec un seul jour de congé par mois. Le plus souvent sans contrat de travail et sans assurance. (...) Une enquête de Bloomberg – qui a fait analyser du tissu de Shein par un laboratoire allemand – révèle que Shein utilise du coton provenant de la région ouïgoure, où au moins un demi-million d’habitants sont détenus et exploités pour la culture du coton.»
La gamification du shopping
Prix extrêmement bas, du choix à ne plus savoir quoi choisir… Une autre raison qui explique l’énorme succès du e-commerce, c’est la forme qu’il prend : celle d’une application ludique. C’est ce qu’on peut appeler la «gamification du shopping». Objectif? Donner l'impression au consommateur qu’il ne dépense pas simplement de l’argent pour des vêtements ou des objets divers, mais qu’il joue à un jeu. Où il est forcément gagnant.
Dans l’article académique intitulé «Gamification et décisions des consommateurs en ligne : Le jeu est-il terminé?», publié dans le journal Decision Support Systems en 2020, les auteurs constatent : «La consommation peut être plus qu'une simple nécessité ; elle peut devenir une activité de loisir. Avec l'émergence du commerce électronique et des réseaux sociaux, il suffit d'un clic pour obtenir des produits et des services, une tendance encore renforcée par des systèmes ludiques.»
C’est-à-dire? «L'inclusion d'éléments de jeu dans des activités non ludiques a une influence significative sur l'engagement des consommateurs et leurs décisions, dans des contextes numériques. En outre, les récompenses et les défis ont été identifiés comme les deux mécanismes les plus utilisés.»
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