«Le but est de prospérer à l’intérieur des limites planétaires»

Vivons-nous dans un monde fini? Réflexions avec Kenza Benhima.
Vivons-nous dans un monde fini? Réflexions avec Kenza Benhima. Pexels
Propos recueillis par Véronique Kämpfen
Publié mardi 15 juillet 2025
Lien copié

#Interview Kenza Benhima est professeure ordinaire et co-directrice du département d’économie de l’Université de Lausanne. Intéressée par les tendances de fond, spécialiste en macroéconomie, elle a été directrice académique de l’Institut CREA. Ses champs de recherche vont de la croissance à la finance internationale en passant par les flux de capitaux et l’économie des pays en voie de développement.

Qu’entend-on exactement par croissance économique versus décroissance?
La croissance économique est mesurée par le produit intérieur brut (PIB). Il représente la valeur de ce qui est produit dans l’économie. C’est un objet que l’on étudie. La décroissance a de multiples définitions, qui dépendent des points de vue. Elle ne qualifie pas seulement un ralentissement économique ou une baisse du PIB, elle incarne davantage un projet. Celui de faire décroître l’économie de manière planifiée afin de limiter l’empreinte écologique de la production.

Pourquoi la croissance est-elle encore considérée comme un objectif central des politiques économiques?
Ce qu’on produit, c’est aussi ce qu’on consomme et ce qu’on aime consommer. Le fait de vouloir augmenter les biens et les services, mais aussi leur qualité, c’est augmenter le bien-être. Le PIB étant une mesure de ce bien-être au travers de notre consommation de biens et de services qui ont de la valeur pour nous, cela ne semble pas complètement fou de vouloir préserver la croissance. Il y a cependant des limites à vouloir maximiser le PIB en tant que tel. Il y a des choses qu’on valorise de manière positive et qui ne sont pas prises en compte par le PIB, par exemple le travail domestique ou les services rendus à la famille. A contrario, certaines activités augmentent le PIB, mais font diminuer le bien-être, comme celles qui émettent du CO2. Le PIB intègre la valeur privée de la production, donc ce que les individus sont prêts à payer pour prendre l’avion, voyager, rouler en voiture, par exemple. Il ne tient pas compte des dommages à l’environnement. C’est ce qu’on appelle une externalité, en ce cas négative. Il y a des situations où le PIB peut croître, mais pas la valeur sociale, en raison d’externalités négatives. Le PIB est donc une mesure imparfaite, un indicateur parmi d’autres.

Peut-on opposer croissance et décroissance?
Cette opposition n’est pas productive. Ce qui devrait nous mobiliser, ce sont les politiques à mettre en place pour atteindre un objectif commun, soit faire baisser l’empreinte écologique. Si on identifie un problème, il faut s’y attaquer avec des politiques ciblées. Oui, les politiques environnementales ont un coût économique, et sont, dans ce sens, décroissantes, mais on doit privilégier les politiques qui, pour un même objectif environnemental, minimisent l’impact sur l’économie.

Les économistes sont relativement unanimes sur le fait que donner un prix au CO2, à travers une taxe par exemple, est une solution majeure pour limiter les émissions de CO2.

Peut-on concilier croissance économique et respect des limites planétaires?
En tant qu’économiste, mon travail consiste à trouver des solutions en fonction des contraintes, parmi lesquelles les limites planétaires auxquelles nous faisons face. Le but est de prospérer à l’intérieur des limites planétaires. Comment? Un des problèmes est que nous ne sommes pas suffisamment poussés à les prendre en considération dans nos activités de production et de consommation. Les émissions de CO2 sont au cœur de cette problématique. Si on met en place des politiques qui nous poussent à changer nos comportements, on accroît nos chances de respecter les limites planétaires. Les économistes sont relativement unanimes sur le fait que donner un prix au CO2, à travers une taxe par exemple, est une solution majeure pour limiter les émissions de CO2. Contrairement aux tenants de la décroissance qui veulent réduire ou supprimer les activités qui émettent du carbone par la planification, l’objectif est ici de faire en sorte que les prix des biens et services émetteurs reflètent leur coût environnemental. La taxe incite ainsi les consommateurs et les entreprises à choisir des solutions plus propres. Cela fonctionne très bien. L’avantage des instruments de marché comme la taxe carbone, c’est que les ménages et les entreprises choisiront les solutions propres qui leur conviennent le mieux, solutions qu’un planificateur ne pourra pas forcément identifier. Cela permet de minimiser les coûts de la transition écologique pour la société. Un bon exemple est le charbon. En 2013, le Royaume-Uni a mis en place une taxe carbone qui a rendu ce combustible plus cher que les autres sources d’énergie. En dix ans, il a presque disparu de la production d’énergie au Royaume-Uni, ce qui est bénéfique pour l’ensemble de la société. Grâce à cet instrument de marché qu’est la taxe carbone, les entreprises ont été poussées à se poser la question: que puis-je entreprendre comme action la moins chère possible pour réduire mes émissions et donc perdre moins d’argent? Elles se sont tournées vers les énergies renouvelables.

La mise en place de ces instruments de marché a aussi des conséquences négatives, par exemple sur l’emploi dans l’industrie d’extraction.
Oui, il y a un impact évident pour atteindre un objectif global qui serait, dans notre exemple, se passer des mines de charbon pour baisser les émissions de CO2. On veut que des entreprises propres émergent et que les entreprises polluantes disparaissent. D’un point de vue économique, on voit donc des secteurs et des entreprises se substituer à d’autres. Cela a un coût pour les entrepreneurs et pour les salariés, avec une incidence sur l’emploi, qui implique dans certains cas des reconversions professionnelles. C’est loin d’être facile, surtout pour les travailleurs des industries extractives, souvent peu qualifiés. La transition écologique comporte des coûts, qu’il s’agisse d’une approche de décroissance ou d’utilisation des instruments de marché. Cette question est cruciale, elle est la clé de l’acceptabilité sociale de la transition.

Les sacrifices économiques dépendront de notre capacité à adopter les technologies vertes existantes et à en créer de nouvelles.

La croissance durable est-elle une option réaliste?
La question est plutôt: peut-on continuer à croître en réduisant l’empreinte écologique de la production? Les sacrifices économiques dépendront de notre capacité à adopter les technologies vertes existantes et à en créer de nouvelles. Certes, on ne peut pas faire le pari que la technologie à elle seule sera suffisante, mais cela reste un levier important à actionner. Cela va dépendre de la capacité des États à se lancer de manière coordonnée dans la transition et de la volonté des entreprises à investir dans l’innovation verte. Si les entreprises n’ont pas d’incitation à aller vers des technologies moins émettrices, elles ne le feront pas spontanément. L’avantage de la taxe carbone, c’est que non seulement elle pousse à la sobriété, mais elle incite aussi les entreprises à innover. Bien sûr, les incitations ne sont pas le seul outil. La régulation joue un rôle également. Par exemple, pour préserver les abeilles, on n’a pas d’autre choix que d’interdire les pesticides clairement nocifs. Pour limiter les émissions de carbone, cela peut avoir du sens d’obliger les ménages à isoler leur bâtiment, car ils n’ont pas toujours l’information nécessaire pour le faire ou font face à des barrières cognitives. Cependant, ils ne baisseront pas forcément beaucoup leur consommation de fioul ou de gaz s’ils ne font pas face en même temps à un signal sur les prix.

Ne nous acheminons-nous pas vers une stagnation économique au lieu d’une croissance infinie?
Derrière votre question se cache l’idée qu’on ne peut pas avoir une croissance infinie dans un monde fini. Cela vient de l’association entre croissance et croissance matérielle. Dans ce mode de pensée, la croissance économique serait l’accumulation d’objets. Mais la croissance, ce n’est pas seulement produire plus, c’est aussi produire qualitativement mieux. Prenons l’exemple d’un ordinateur. Il y a vingt ans, il était beaucoup moins performant et plus lourd, donc plus gourmand en matériaux. Son amélioration compte dans la croissance économique. Il est aussi plus accessible, donc il y en a davantage. La croissance du nombre d’ordinateurs va-t-elle s’arrêter? Je pense que oui. Par contre, notre qualité de vie peut s’améliorer sans forcément augmenter notre empreinte matérielle. Il est très intéressant de constater que l’empreinte matérielle par habitant stagne au niveau mondial depuis dix ans. En même temps, le niveau de vie par habitant a augmenté. Parce qu’on a encore une croissance démographique au niveau mondial, l’empreinte matérielle augmente de manière globale, mais pas par personne. Cela reflète le fait que la croissance devient moins gourmande en matériaux, plus qualitative, notamment dans les pays avancés. Ferons-nous un jour face à une limite dans le stock de ressources? Je ne sais pas. Le problème des ressources «finies» a jusqu’ici été résolu par des innovations technologiques, que ce soit pour leur extraction ou pour leur trouver des substituts. Le plus gros risque, c’est que l’augmentation des prix des matériaux liée à leur rareté rende le développement des pays émergents plus difficile. Ils ont un besoin accru en matériaux pour rattraper le niveau de vie des pays avancés.

Le protectionnisme est-il un frein à la croissance?
Oui. Les économistes sont plutôt unanimes pour dire que le commerce international est un vecteur de prospérité. Il y a bien sûr des gagnants et des perdants, mais il a permis la spécialisation et des gains d’efficacité. Le protectionnisme économique, surtout dans le monde interconnecté que nous connaissons maintenant, représente des coûts pour l’économie et la société.

Est-il pour autant décroissant?
Le protectionnisme réduit la croissance économique et a donc un effet de décroissance, mais de manière non ciblée. Il ne remplit pas l’objectif principal qui est de diminuer l’empreinte écologique. Il peut même avoir des effets contreproductifs. Il n’y a aucune raison que la relocalisation et le protectionnisme aillent dans le sens de la protection de l’environnement, ce qui est tout de même l’objectif de la décroissance.

Les économistes se sont toujours préoccupés d’environnement. Je peux citer William Nordhaus, prix Nobel d’économie en 2018, qui a réalisé des travaux intégrant le réchauffement climatique aux modèles économiques.

Quelle est l’évolution des modèles économiques au vu des enjeux environnementaux?
Les économistes se sont toujours préoccupés d’environnement. Je peux citer William Nordhaus, prix Nobel d’économie en 2018, qui a réalisé des travaux intégrant le réchauffement climatique aux modèles économiques. Aujourd’hui, les préoccupations environnementales font partie intégrante de l’ensemble des champs de l’économie. Les banques centrales les incluent dans leur analyse de la stabilité des prix, les phénomènes d’inflation dus aux politiques environnementales ou au choc climatique sont étudiés. Ces questions sont de premier ordre. Nous nous posons des questions normatives (qu’est-ce qu’une bonne politique environnementale?), sociétales (comment minimiser les coûts de la transition pour la société?), politiques (comment faire pour que les électeurs apportent leur soutien aux politiques environnementales?) et économiques (à quelles conditions?). La question de la redistribution est cruciale. Ce qui émet le plus au niveau des ménages, c’est le chauffage et le transport. La part de ces dépenses est plus élevée dans les ménages pauvres. Si on taxe les émissions, cela prétéritera davantage les ménages pauvres que les ménages riches. Cela pose des questions en termes d’équité et a un impact sur l’adhésion à des politiques environnementales.

Dans ce cadre, quel est le rôle de l’État?
L’État a un rôle d’incitation et de régulation, mais aussi d’information et de sensibilisation. Les citoyens vont-ils adopter ces politiques, vont-ils réaliser l’impact qu’elles ont sur eux? Par exemple, l’achat d’une voiture électrique coûte plus cher, mais ce coût supplémentaire est compensé au fil du temps, l’électricité étant moins chère que l’essence. Il est donc financièrement intéressant, à long terme, de passer d’un véhicule thermique à électrique, et pourtant il n’y a pas de mouvement massif en ce sens. Économiquement parlant, il est intéressant d’étudier pourquoi, et dans quelle mesure l’information et la sensibilisation peuvent jouer un rôle. L’État joue aussi un rôle par rapport aux investissements, par exemple en faveur de bornes de recharge électrique sur l’espace public. Si les énergies renouvelables ont pu progresser et devenir moins chères, c’est aussi parce que l’État a donné un coup de pouce. Dans les nouvelles technologies, l’apprentissage se fait par la pratique. Les entreprises innovent dans les domaines où elles sont déjà actives et pas forcément dans d’autres. Si l’État ne les incite pas à aller vers ces nouveaux horizons, il n’y a pas vraiment de développement de nouvelles technologies. L’État peut ainsi être un déclencheur de l’innovation par des subventions ou par des incitations ciblées. S’agissant des énergies renouvelables, il a un rôle à jouer, parce que ces technologies ont des externalités positives, donc bonnes pour la société.

Quelle est l’influence de la démographie sur la croissance, respectivement la décroissance ?
La démographie est un levier important. Nous nous acheminons vers un pic de la population mondiale, après lequel la démographie devrait baisser. Plus vite il sera atteint, plus ce sera facile d’entrer dans les limites planétaires. La baisse de la population peut cependant être un problème pour nos sociétés vieillissantes.

Une politique de décroissance peut-elle être socialement juste ?
Ce n’est pas tant la décroissance qui a un intérêt, c’est la politique environnementale. Une politique environnementale peut-elle être juste ? Oui, parce qu’elle peut être couplée avec de la redistribution. Quelle que soit la politique environnementale mise en place, les coûts seront répartis de manière inégale dans la société.

Toute politique environnementale doit être accompagnée d’une réflexion sur ces aspects redistributifs. C’est crucial par rapport à l’acceptabilité sociale. L’avantage des taxes environnementales, c’est que le revenu collecté peut être utilisé pour aider les plus vulnérables.

Comment réduire l’empreinte carbone de manière soutenable ?
Tout d’abord, il faut rechercher l’efficacité économique. En effet, la réduction des émissions peut avoir lieu de deux manières : soit les États et les entreprises agissent principalement en effectuant des analyses coûts et bénéfices et en mettant en place des signaux sur les prix, soit ils le font à l’aveugle, en coupant les sources d’émissions sans autres considérations. Ce serait oublier que pour maximiser le soutien politique, il faut minimiser les coûts sociaux de la réduction de l’empreinte carbone. À cela s’ajoute la nécessité de la coopération internationale. L’économie est intégrée dans les échanges mondiaux, avoir des politiques coordonnées entre les partenaires commerciaux est donc indispensable. Dans la mesure où les États ne mettent pas en place les mêmes politiques environnementales, un déséquilibre peut se faire jour. C’est la raison pour laquelle l’Union européenne met en place un mécanisme d’ajustement aux frontières qui consiste à taxer les biens et services importés en fonction de leurs émissions. Si les entreprises européennes font face à une taxe carbone, mais pas les entreprises étrangères, cela défavorise l’emploi en Europe. Enfin, l’État doit assumer ses responsabilités. Si on laisse les politiques environnementales à la discrétion des organisations, il y a deux risques. Premièrement, seules celles qui peuvent se le permettre les mettront en œuvre, que ce soit pour leur image ou par philanthropie, et l’effort sera mal réparti. Une politique nationale, qui affecte toutes les entreprises et tous les ménages de manière égale, est clé. Deuxièmement, cela sera insuffisant. Les États doivent mettre en place un système d’incitations qui fasse en sorte que cela soit coûteux de polluer et avantageux de préserver l’environnement. Sinon, il n’y a aucune raison que les entreprises se lancent massivement dans la transition écologique.

Pensez-vous que des pays qui s’extraient aujourd’hui de la pauvreté pourront adopter une économie basée sur la décroissance?
L’enjeu, pour les pays émergents, c’est d’avoir accès à l’énergie la moins chère possible pour pouvoir développer leur économie. La baisse du prix des énergies issues de production renouvelable jusqu’à devenir meilleur marché que les énergies fossiles permet leur utilisation accrue. C’est ce qu’a fait la Chine. Le renouvelable seul ne suffit cependant pas, il faut le coupler au nucléaire, qui n’émet pas de CO2 et qui est une source d’énergie stable et pilotable. Les coûts fixes liés à la construction de centrales nucléaires peuvent être un frein, mais le potentiel est là pour que les pays en voie de développement aient accès à ces technologies à meilleur prix et en fassent un usage accru.

Un dernier mot?
Le laisser-faire n’est pas la solution. L’opposition entre croissance et décroissance est stérile. Il s’agit de trouver collectivement des solutions pragmatiques au problème environnemental. Les instruments de marché nous y aideront.

insérer code pub ici