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Se souvenir que le Grand Genève est d’abord une histoire heureuse

Sébastien Colson Journaliste Publié lundi 01 décembre 2025

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«Je n’aime pas le nom Grand Genève», disait un ami genevois il y a quelques jours. On était là dans le simple débat sémantique, sans connotation politique. Il résonnait pourtant avec certaines prises de position récentes sur les réseaux sociaux de Genevois vivant en France, qui en ont marre que frontalier soit presque un gros mot. Ces dénominations pourtant bêtement factuelles sont-elles devenues si minées qu’on ne puisse plus les prononcer? Non. Mais il existe une certaine part de tabou dans le débat public, plus que dans la vie quotidienne d’ailleurs. Il n’est pas interdit d’y voir le symptôme d’une ville-centre qui ne veut pas toujours assumer d’être le cœur d’une agglomération plus grande, en dépit du choix affirmé des Conseils d’Etat successifs, de la géographie, de l’économie, des réalités humaines et, bien sûr, de l’histoire. Dès 1815, au moment où les frontières du canton ont été tracées, les Genevois ont compris qu’il ne saurait être fonctionnel sans son arrière-pays. D’où la création de la zone franche, qui a rempli son rôle. Elle a nourri Genève, tout en assurant la subsistance des paysans français. En a résulté un certain âge d’or de ce que l’on n’appelait pas encore le Grand Genève, au tournant du XXème siècle, mais qui l’était bel et bien. Les deux guerres mondiales et l’essor de l’Etat-nation ont fermé en partie les frontières. Après 1945, ce sont les saisonniers d’Europe du sud qui sont devenus l’arrière-pays économique de Genève. Les frontaliers restant environ trente mille de la fin des années 1960 aux 1990, avec des hauts et des bas selon les cycles économiques. Ce sont les Accords bilatéraux de 2002 qui ont fait naître le Grand Genève moderne. Ils ont généré une formidable croissance à Genève, qui a débordé les frontières. Dans un canton qui compte quatre cent mille postes de travail et deux cent quarant mille personnes dans la population active, il manque cent soixante mille travailleurs. Les Suisses et les fonctionnaires internationaux résidant en France, les Vaudois, mais surtout les cent quinze mille frontaliers titulaires du permis G. Ceux-là sont la solution plus que le problème, car ils génèrent une prospérité qui profite à tous les Genevois. Un exemple? La dette de l’Etat était de 10,2 milliards de francs en 1998, avec des recettes de moins de 5 milliards. Aujourd’hui, la dette est de 10,4 milliards de francs mais, entre-temps les recettes sont passées à 11 milliards de francs, malgré les inquiétudes du prochain budget. Le Grand Genève est un partenariat territorial avant tout gagnant-gagnant, ce qu’illustre la fameuse Contribution financière genevoise. Certes, Genève a versé quatre cents millions de francs à la France voisine, mais dans le même temps, elle a gardé huit cents millions de l’impôt des frontaliers, ce qu’aucun autre canton suisse ne reçoit. Cette interdépendance ne va faire que s’accroître. La génération du baby-boom part à la retraite, des milliers de poste de travail sont annoncés vacants. Au vu des débats sur l’immigration ou sur la surpopulation avec la votation sur une Suisse à 10 millions d’habitants, gageons que les frontaliers continueront d’augmenter.

Gage de qualité de vie

Cette situation n’empêche pas qu’entre Français, Genevois et Vaudois, il puisse y avoir des priorités et des intérêts divergents. Sur le marché de l’emploi, des Genevois souffrent de la concurrence des frontaliers. Comme des Français payés en euros, qui pâtissent de prix de plus en plus helvétiques en France voisine, notamment pour le logement. Mais la richesse collective générée sur ce territoire doit permettre de résoudre ces problèmes, comme ceux du développement de la région. On sait que le charme de Genève est de garder taille humaine, avec ses cinq cent trente mille habitants. En même temps, une métropole qui peut se targuer d’envoyer cinq de ses grands patrons dans le bureau du président des Etats-Unis ou d’être un lieu de gouvernance mondial, ne saurait être complètement un village. Cette réalité d’une agglomération connectée à son arrière-pays, autant que le fait que le Grand Genève est avant tout une histoire heureuse, doivent donc être rappelés pour un débat serein. Car se laisser embarquer par une vision étriquée peut amener des décisions contre-productives. Dans celle prise en juin dernier par le Conseil d’Etat de mettre fin de façon anticipée à la scolarité des enfants de frontaliers (dont 86% de Genevois), certains aspects se débattent réellement. Inscrire les enfants du primaire au plus près a des avantages comme des inconvénients. D’autres en revanche apparaissent comme une contamination de cet air ambiant qui voudrait que l’agglomération ne soit pas populaire. Exclure les enfants de frontaliers de l’apprentissage non-dual est perdant- perdant. Les formations et l’économie genevoise en ont besoin, les enfants de frontaliers ont besoin de ces formations de bon niveau. Faisons donc en sorte que Grand Genève, frontaliers ou France voisine ne soient pas des tabous. Cela sera gage de la qualité de vie à Genève demain.