L’UE fera payer le CO2 à ses frontières 1/3

Le paquet Fit-for-55 de l’UE, qui vise à réduire les émissions de CO2 de 55% d’ici à 2030 et à devenir climatiquement neutre d’ici à 2050.
Le paquet Fit-for-55 de l’UE, qui vise à réduire les émissions de CO2 de 55% d’ici à 2030 et à devenir climatiquement neutre d’ici à 2050.
Pierre Cormon
Publié jeudi 19 octobre 2023
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#Politique climatique L’Union européenne introduira dès 2026 un prélèvement sur les gaz à effet de serre contenus dans une série de produits importés. Ceux fabriqués en Suisse ne sont pas concernés.

L’Union européenne (UE) fera payer dès 2026 aux importateurs de certains produits des montants correspondant aux émissions de CO2 que leur fabrication a engendrées. Les produits ayant fait l’objet d’un prélèvement équivalent dans leur pays seront exemptés. C’est le cas de ceux fabriqués en Suisse. Cette mesure fait partie du paquet Fit-for-55 de l’UE, qui vise à réduire les émissions de CO2 de 55% d’ici à 2030 et à devenir climatiquement neutre d’ici à 2050.

Le système permettra de supprimer l’une des caractéristiques les plus contestées du marché carbone de l’UE: la distribution gratuite de «droits à polluer» à certaines des activités les plus néfastes pour le climat, comme la production de ciment ou d’acier. «Il disparaîtront le 31 décembre 2034», explique Patrick Keller, président de la commission du commerce extérieur et douane du Swiss Shippers’ Council.

Marché du carbone

L’UE a créé un marché du carbone en 2005; la Suisse lui a emboîté le pas en 2013. Les gros émetteurs de CO2 reçoivent chaque année un certain nombre de quotas d’émissions – familièrement appelés «droits à polluer». Initialement fixés en fonction des émissions des années précédentes, ils sont depuis 2013 calculés en fonction de la performance des installations les plus efficientes de chaque secteur, pour forcer les autres à s’en rapprocher. Gratuits à leur lancement, ces quotas sont progressivement devenus payants – dans l’UE, c’est actuellement le cas d’environ 70% d’entre eux. De plus, leur nombre diminue avec le temps, afin de forcer les acteurs économiques à réduire leurs émissions. Si un site émet davantage de CO2 que les quotas qu’il a reçus, il doit acheter la différence auprès de sites en disposant en excédent. L’UE a cependant octroyé un privilège à certains secteurs qui émettent beaucoup de CO2, mais qui sont exposés à la concurrence internationale: ils reçoivent l’ensemble de leurs quotas gratuitement. Si on les avait obligés à les payer, ils auraient été désavantagés face à la concurrence extra-européenne, a estimé l’UE. Des activités auraient pu être délocalisées dans des pays n’effectuant pas un prélèvement équivalent – c’est ce qu’on appelle les «fuites de carbone». Un tel phénomène serait néfaste pour l’économie de l’UE tout en n’apportant rien au climat.

Lait en poudre

Plusieurs dizaines de secteurs bénéficient de ce privilège. Ils vont de la production de lait en poudre à la fabrication de ciment, en passant par l’extraction de sel et la finition de vêtements. Cela aboutit à une situation paradoxale: l’UE est plus clémente avec des secteurs émettant beaucoup de CO2 qu’avec d’autres en rejetant moins.

Les résultats de cette politique sont discutables. Le secteur européen du ciment a proportionnellement moins diminué ses émissions que d’autres industries, qui ne bénéficient pas des mêmes privilèges. Les importations de ciment dans l’UE ont été multipliées par quatre entre 2016 et 2022, alors que les cimenteries françaises et espagnoles sont à la peine, relève Le Monde dans une enquête sur les quotas gratuits. Bref, ces derniers n’ont permis ni de diminuer les émissions de CO2 ni de protéger efficacement l’industrie européenne.

Nouveau prélèvement

L’UE a donc décidé de les supprimer progressivement entre 2026 et 2034. Elle accompagnera cette mesure du nouveau prélèvement, institué mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF). «Il devrait protéger les industriels européens des concurrents qui peuvent produire des biens à meilleur marché parce qu’ils n’ont pas à respecter des exigences de protection du climat, ou pas d’exigences aussi sévères dans leur pays», explique Patrick Keller.

Au vu de la complexité des calculs que le MACF implique, il a été limité à six secteurs: ciment, fer, acier, aluminium, engrais, hydrogène et électricité (lire ci-dessous). Le dispositif sera réexaminé dans quelques années, afin de déterminer s’il convient d’y inclure également des secteurs comme la chimie organique et les polymères (plastiques).

Jalon 2026

«Il faut partir du principe que la liste des numéros tarifaires tombant sous le coup du MACF s’allongera à partir de 2026», remarque l’organisme de soutien aux exportations Switzerland Global Enterprise. «D’ici à 2030, tous les biens couverts par le système européen d’échange de quotas d’émissions de gaz à effet de serre devraient être inclus.»

Les importations de pays attribuant des quotas d’émissions de CO2 échangeables au même prix que dans l’UE sont exemptées. C’est le cas des produits fabriqués en Suisse, en Norvège, en Islande et au Liechtenstein. Les autres seront soumis au prélèvement, dont on déduira d’éventuels prélèvements effectués dans leur pays d’origine.

Les importations d’une valeur inférieure à cent cinquante euros ne sont pas non plus concernées. Le MACF est une première mondiale – si l’on excepte un mécanisme californien portant uniquement sur l’électricité.

Première étape

La première étape de la réforme a débuté le 1er octobre de 2023. Depuis lors, les importateurs des produits concernés doivent déclarer plusieurs fois par an combien d’émissions de CO2 leur fabrication a engendré ou payer une pénalité. Le prélèvement lui-même sera introduit en 2026.

De nombreux importateurs se sentent un peu perdus face à cette nouvelle obligation. «S’ils sont rompus aux déclarations douanières, déterminer les émissions de gaz à effet de serre, directes et indirectes, est une autre affaire», remarque le quotidien Les Echos. Les fabricants hors UE ne fournissent pas toujours les informations nécessaires, ce qui expose l’importateur à devoir payer des pénalités calculées de manière assez désavantageuse.

Si le mécanisme ne s’applique pas aux produits fabriqués en Suisse, il aura tout de même des répercussions sur les exportateurs du pays (lire ci-contre). La classe politique réfléchit à l’opportunité d’introduire un système similaire.



Les secteurs concernés par le prélèvement

  • Ciment
  • Fer
  • Acier (également sous la forme de certains produits finis, comme des éléments de voie ferrée, des tubes, des parties de construction, etc.)
  • Aluminium (également sous la forme de certains produits finis, comme barres, tôles, constructions et parties de construction, etc.)
  • Engrais
  • Hydrogène
  • Electricité

Cinq cent septante et un codes-produits sont concernés, sur les quelques dix mille de la nomenclature douanière européenne.


La Suisse se tâte

La Suisse doit-elle introduire un prélèvement similaire au MACF de l’Union européenne? Des parlementaires de gauche et du centre-droit ont déposé des initiatives parlementaires en ce sens. «Un produit qui provient d’un pays dans lequel il n’existe pas de standards écologiques minimaux ou de taxes peut être vendu meilleur marché en Suisse», argumente la conseillère nationale Franziska Ryser (Verts/SG). «Les producteurs suisses sont donc désavantagés face à la concurrence.» Introduire un tel prélèvement engendrerait «une véritable dynamique d’innovation», ajoute le conseiller national Gerhard Pfister (Le Centre/ZG). 
Si ces deux initiatives parlementaires sont encore pendantes, le Conseil fédéral a déjà fait savoir qu’il ne souhaite pas introduire un prélèvement de ce type, au vu des spécificités de l’économie du pays. «Un tel mécanisme ne profiterait qu’à un petit nombre d’installations industrielles à forte intensité carbone en Suisse, tout en générant des désavantages pour le reste de l’économie», souligne-t-il. Le prélèvement renchérirait en effet les biens intermédiaires que les entreprises utilisent. Le mécanisme pourrait de plus engendrer des coûts pour les importateurs, qui se chiffreraient en millions de francs.
L’économie est elle aussi divisée, remarque la Neue Zürcher Zeitung. Les cimentiers soutiennent l’introduction d’un tel prélèvement qui améliorerait leur position face aux concurrents étrangers. L’industrie des machines est contre, car elle craint le travail administratif que cela engendrerait.

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