La vallée où l’on prépare l’alimentation de demain

Après un incendie qui a ravagé ses locaux, l’entreprise de céréales Bossy a opéré un tournant: elle s’est lancée dans la production de protéines structurées, notamment à base de pois jaunes.
Après un incendie qui a ravagé ses locaux, l’entreprise de céréales Bossy a opéré un tournant: elle s’est lancée dans la production de protéines structurées, notamment à base de pois jaunes.
Pierre Cormon
Publié vendredi 04 novembre 2022
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#Alimentation Des multinationales, des start-up, des instituts de recherche, des investisseurs et des collectivités publiques collaborent pour encourager l’innovation.

Le partage fait la force: c’est cette conviction qui a poussé une centaine d’acteurs de l’alimentation et de la nutrition à se réunir au sein d’une plateforme d’échange et d’innovation. L’idée est née de quatre partenaires vaudois: le canton de Vaud, l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, l’Ecole hôtelière de Lausanne et Nestlé. «Ils voulaient créer une plateforme de collaboration et se sont vite rendu compte que l’initiative devait être nationale», explique Christina Senn-Jakobsen, managing director de la plateforme Swiss Food & Nutrition Valley (SFNV), née en 2020.

Deux cent quatre-vingt-six acteurs du domaine ont été identifiés en Suisse par la SFNV et l’entreprise de conseils Accenture. Les structures les plus nombreuses sont les start-up (cent soixante-six recensées). On trouve également des entreprises déjà établies, des instituts de recherche, des incubateurs, des organisations gouvernementales ou des investisseurs.

Encourager l'innovation

Une centaine d’entre eux a rejoint la SFNV. Très différents les uns des autres, ils ont cependant un point en commun: ils veulent encourager l’innovation tout au long de la chaîne qui mène du champ à l’assiette, voire à la poubelle. La SFNV leur permet d’échanger et de coopérer à un stade précoce de l’innovation. «Cela ne les empêche pas d’être des concurrents sur le marché», explique Christina Senn- Jakobsen. Comme deux sportifs peuvent s’entraîner ensemble, mais se transformer en rivaux le jour de la compétition.

Les membres de la Valley sont actifs dans des domaines aussi divers que l’agriculture de précision, les protéines végétales, le recyclage, les emballages biodégradables, l’amélioration de la transparence et de la traçabilité des produits alimentaires ou la santé par l’alimentation.

Développement durable

Beaucoup d’entre eux placent le développement durable au cœur de leur démarche. L’agriculture de précision vise par exemple à produire davantage d’aliments avec moins de ressources. Les producteurs de protéines végétales ou fongiques à diminuer l’impact ravageur de l’élevage intensif et de la pêche industrielle sur les écosystèmes. Les fabricants d’emballages durables à remplacer les produits comme le plastique par d’autres, renouvelables et à l’impact environnemental infiniment moindre.

Que fait concrètement la plateforme pour les aider? «Notre action s’appuie sur quatre piliers», répond Christina Senn-Jakobsen. Premièrement, le réseautage et le partage de connaissances. De nombreux événements sont organisés, qui permettent aux membres de mieux se connaître et d’échanger sur les sujets d’intérêt commun. «Cela permet d’éviter de faire du travail à double, d’identifier des synergies et d’accélérer l’innovation», explique-t-elle.

Plateformes

de collaboration

Plusieurs plateformes de collaboration ont été créées. «Un membre suggère un thème», illustre la managing director de la SFNV. «Par exemple: que signifie la nutrition de précision pour les pays à moyen ou bas revenu?» Les membres intéressés se réunissent pour réfléchir à la question, à travers des réunions, des rapports, des projets de recherche. Ils pourront ensuite se servir des résultats pour orienter leur propre activité de recherche et développement. Sept projets liés à la nutrition ont déjà été lancés, ainsi que trois relatifs au système alimentaire et un aux protéines durables. Des projets sur l’agriculture du futur et les emballages durables devraient suivre.

Troisièmement, la SFNV encourage le partage des infrastructures d’innovation. «Nous allons établir un répertoire qui indique quel organisme dispose de tel équipement et est prêt à le rendre disponible, aux conditions que lui-même peut fixer», explique-t-elle. «Cela peut éviter à une start-up de devoir patienter des mois avant de pouvoir procéder à un test sur une machine.» Enfin, une autre plateforme permettra de centraliser les demandes et les offres de compétences dans le secteur des technologies alimentaires.

Campus

A plus long terme, la SFNV prévoit de construire un campus où les membres pourront échanger et mener des activités de recherche en commun. «J’imagine un immense bâtiment, luxuriant et plein de végétation, où règne une atmosphère pleine de vie et d’optimisme», raconte Christina Senn-Jakobsen. «Tout le monde se rencontre au restaurant, qui présente l’avenir de l’alimentation, pour discuter des innovations scientifiques émergentes, des tendances de consommation et des nouvelles technologies. Grâce à ces échanges, nous aurons contribué à rendre le système alimentaire plus durable.» Rendez-vous dans quelques années pour voir si cette vision s’est concrétisée. 


Do you speak tomate?

Si les légumes pouvaient parler pour signaler qu’ils ont froid, soif, sont attaqués par un ravageur ou manquent d’un nutriment? Cette question, deux entrepreneurs spécialistes des réseaux se la sont posée il y a quelques années, alors qu’ils travaillaient sur un projet de montre connectée captant les signaux du corps humain. Carrol Plummer et Nigel Wallbridge, convaincus que c’était le cas, ont réorienté leurs recherches dans cette direction. Leur technologie permet aujourd’hui d’identifier quelques dizaines de signaux indiquant des sources de stress pouvant ralentir la croissance des plantes et diminuer le rendement des cultures. Vivent, leur start-up, la commercialise auprès d’une centaine de clients en Europe, en Amérique du Nord et en Asie.

Capter et interpréter les signaux des plantes n’a rien d’évident. Ceux-ci sont émis sous forme électrique; or, nous vivons dans un environnement saturé de signaux de ce type, qu’ils soient naturels ou artificiels. «La première percée a été de démontrer que l’on pouvait capter ceux des plantes hors d’une cage de Faraday (une enceinte utilisée pour bloquer les champs électromagnétiques - ndlr) et les distinguer du brouhaha ambiant», raconte Marina Martin Curran, sustainibility manager de la start-up basée à Gland.

Intelligence artificielle

La deuxième percée a été de recourir à l’intelligence artificielle pour les interpréter. Cela a nécessité de nombreux essais, menés en collaboration avec l’Agroscope (une structure de recherche de la Confédération) et la Haute école d’ingénierie et de gestion du canton de Vaud, grâce à des financements du programme Innosuisse.

Ils ont permis de constater que toutes les plantes examinées «parlent» presque la même «langue»: si un algorithme a appris à reconnaître le signal de la soif ou du froid émis par un plant de tomate, il pourra aussi le reconnaître chez un plant de poivron ou une laitue. Vivent a identifié plusieurs dizaines de signaux correspondant à un manque d’azote, de phosphore, à une attaque par une bactérie, un champignon, etc.

Anticipation

L’avantage de pouvoir interpréter les signaux des plantes? «Il existe toute une industrie des capteurs, qui mesurent différents paramètres, mais notre technologie est la seule à être prédictive», répond Marina Martin Curran. «Elle permet d’identifier d’éventuels problèmes dix jours ou deux semaines avant que l’horticulteur ne les repère, et ainsi d’agir beaucoup plus vite.» Cela permet d’augmenter les rendements sans recourir à davantage d’intrants, ce qui est favorable au développement durable.

Au-delà des problèmes ponctuels (manque d’un nutriment, attaque d’un ravageur, etc.), l’idée est d’identifier les heures pendant lesquelles les plantes croissent plus lentement, d’en identifier la cause et de les limiter au maximum. «L’élimination de 1% des heures les plus défavorables du cycle de culture augmente le rendement de plus de 10%», affirme la start-up, certifiée B-Corp.

Culture sous serre

Si la technologie est déjà commercialisée depuis un peu plus de deux ans, elle est encore en plein développement. La plupart des clients de Vivent sont actuellement des exploitants de serres. Un milieu idéal pour mûrir la technologie: les conditions y sont beaucoup plus stables et homogènes qu’en plein air. Alors que deux capteurs peuvent suffire dans une grande serre, il faut généralement en placer beaucoup plus dans un champ de superficie égale. Lorsqu’un capteur identifie un signal de stress, le cultivateur reçoit un signal d’alerte, sans préciser quelle en est la cause.

«Il peut s’agir d’un problème simple, comme d’une fenêtre mal fermée qui refroidit la serre», explique Marina Martin Curran. «Ils peuvent le corriger eux-mêmes.» Pour avoir un diagnostic plus précis, Vivent doit analyser les signaux. La start-up travaille à automatiser cette tâche et à développer une interface plus conviviale. A terme, on pourrait se passer d’intervention humaine: une plante signalerait qu’elle manque, par exemple, de phosphore, et un système lui en apporterait automatiquement.

Dans les vignes

Quelques clients en France et au Portugal utilisent aussi cette technologie dans des vignes. Le déploiement à l’air libre est encore entravé par le fait que les capteurs doivent être reliés en permanence à une source d’électricité, afin de pouvoir recueillir les signaux deux cent cinquante-six fois par seconde. Vivent travaille donc à développer une nouvelle génération de capteurs autonomes et sans fils. Enfin, «nous comptons plusieurs clients parmi les fabricants de produits phytosanitaires», raconte Marina Martin Curran. «Ils développent de nouveaux produits biologiques, plus responsables environnementalement et veulent savoir comment les plantes réagissent lorsqu’on en applique.»

Les développements en cours nécessitent des fonds et Vivent est en train de réaliser un tour de table visant à récolter jusqu’à dix millions de francs. 


La charrue à la place des bœufs

Firmenich en est convaincu: les protéines végétales ont un grand avenir. La multinationale genevoise s’y intéresse beaucoup. Pas pour les produire: ce sont les entreprises comme Bossy, Cargill ou ADM qui s’en chargent. Son rôle consiste à mettre au point des arômes à même de leur donner un goût comparable à celui des produits qu’elles imitent, que ce soient des burgers, des nuggets ou des batônnets de poisson. Une partie des activités du nouveau campus qu’elle a inauguré le 11 octobre dans la zone industrielle de Meyrin Satigny y est consacrée.

D’un côté, de la recherche fondamentale. Firmenich cherche à découvrir de nouvelles molécules naturelles pouvant être utilisées dans les arômes et parfums. Les chercheurs font pour cela fermenter des bactéries et des levures dans des installations sophistiquées. Un travail de bénédictin: il faut environ deux mille essais pour retenir une molécule. Quatre ou cinq sont adoptées par an.

Laboratoire d'application

De l’autre côté, un laboratoire d’application est chargé de montrer aux clients le potentiel des arômes proposés par l’entreprise. Des substituts de protéines animales y sont aromatisés avec des mélanges maison, de manière à leur donner le goût, l’odeur et l’apparence de protéines animales. «Les protéines végétales ont souvent une amertume assez forte», explique Amaury Roquette, vice-président de la plateforme naturelle du portefeuille et de la création. «On masque ce goût avec des solutions d’arômes naturels et on ajoute des arômes pour leur donner des tonalités de bœuf, de poulet, de porc ou autre aliment.»

Arômes recomposés

La texture idoine est obtenue en passant les protéines végétales reçues sous forme de poudre dans une extrudeuse. Pour le goût, un aromaticien imagine des combinaisons et les réalise avec l’aide d’un laborantin. «Nous analysons, par exemple, les molécules qui donnent son arôme à la viande de bœuf et nous cherchons où elles se trouvent aussi dans la nature, pour le reconstituer», précise Holger Döring, directeur innovation et saveurs. On utilise pour cela non seulement les arômes maison, mais aussi d’autres arômes, acquis à l’extérieur.

Un cuisinier professionnel prépare des substituts de produits animaux pour les clients, afin qu’ils puissent se rendre compte du potentiel du portefeuille d’arômes de l’entreprise. Les visiteurs présents à l’inauguration ont eu droit à un succédané de nugget de poulet et à un mini hamburger végétal bluffants de ressemblance avec les originaux carnés.

Il ne s’agit cependant pas de préparations destinées à la vente, mais de produits de démonstration. Firmenich ne vend que les arômes. «Par la suite, ce sont nos clients qui fabriquent les produits finis», relève Amaury Roquette.


Des protéines végétales comme vecteur de croissance

Forcée de se réinventer à la suite d’un incendie, l’entreprise broyarde de céréales Bossy a trouvé un nouveau créneau. Elle prépare maintenant des protéines végétales que l’industrie agroalimentaire utilise dans des produits véganes, comme les succédanés de viande ou de poisson. Un marché en pleine expansion, dans lequel Bossy s’estime très bien positionnée.

Fondée en 1852, l’entreprise de Cousset, dans le canton de Fribourg, collectait les céréales des paysans de la région. Elle a ensuite développé des gammes de céréales transformées, comme des flocons, du bircher ou des mélanges pour petit- déjeuner. L’activité était en pleine croissance, notamment grâce à un gros contrat avec la Chine, quand, le 20 août 2016, tout a été remis en cause. Un incendie a ravagé le site, qui a dû être en grande partie démoli.

«Cela nous a fait perdre 95% de nos clients», relève Marc Folli, chief operating officer. Dès le lendemain du sinistre, le propriétaire et CEO Simon-Pierre Kerbage annonçait cependant son intention de se battre pour relancer l’entreprise.

Quatre ans de travaux

Quatre ans plus tard, Bossy a presque entièrement reconstruit son site, au prix d’un investissement de trente-cinq millions de francs et de plusieurs années de travaux. Elle n’a pas encore retrouvé son chiffre d’affaires d’avant l’incendie, mais compte bien le dépasser largement dans les années à venir.

L’entreprise ne mise pas sur les céréales pour cela – ce marché a tendance à stagner. Elle parie plutôt sur les protéines végétales, issues de plantes telles que le tournesol, le riz ou les pois jaunes, un domaine dans lequel elle s’est lancée en 2020. Alors que de nombreux fournisseurs les produisent sous forme de poudre, Bossy les transforme de manière à leur donner la texture dont a besoin l’industrie agroalimentaire pour produire des substituts de viande ou de poisson – d’où leur nom de protéines végétales texturées.

Cette opération est effectuée grâce à des machines de haute technologie: des extrudeuses. Bossy en utilisait déjà deux pour la production de céréales, ce qui lui a donné une base solide pour se lancer dans les protéines végétales texturées. Parvenir au résultat voulu a cependant demandé des mois d’essais et d’allers-retours avec les clients. «Nous avons dû revoir tous les accessoires, les réglages, le circuit vapeur, le thermorégulateur, le séchoir», énumère Marc Folli.

Croissance soutenue

Alors que la part des protéines végétales texturées dans le chiffre d’affaires était inexistante en 2020, l’entreprise compte la porter à 80% en quelques années. Ce marché connaît en effet une croissance soutenue, portée par l’évolution des habitudes alimentaires et les soucis environnementaux.

Diminuer drastiquement notre consommation de protéines animales est une nécessité, au vu des dégâts que leur production inflige à l’environnement, comme la déforestation ou la dévastation des océans. En Suisse, un régime durable en contiendrait 70% de moins qu’à l’heure actuelle, a calculé l’Agroscope, une structure de recherche de la Confédération. Cela passera par une place croissante des protéines végétales, dont la vente a déjà doublé en Suisse entre 2016 et 2021.

Saturation

«Or, d’après ce que nous entendons de nos clients, les capacités de production sont saturées et il n’est pas facile de les augmenter», raconte Marc Folli. «Il faut compter de douze à dix-huit mois d’attente pour obtenir une nouvelle extrudeuse, et, si vous ne maîtrisez pas le processus, encore plusieurs mois pour le mettre au point.»

Trois nouvelles extrudeuses devraient à terme être installées chez Bossy, ce qui devrait permettre de quadrupler les capacités de production. Celles-ci pourraient ainsi passer de quatre à six mille tonnes de protéines végétales texturées à quinze ou vingt mille par année, ce qui ferait de l’entreprise un acteur de poids de ce marché en Europe. Réaliser cette expansion requerra un doublement, voire plus, de l’effectif, actuellement de trente personnes.

Exportations

Une douzaine d’entreprises agroalimentaires se fournissent déjà en protéines végétales chez Bossy et une dizaine d’autres sont en discussion avec l’entreprise. Quatre-vingts pour cent de la production est exportée, que ce soit en Turquie, en Bulgarie, en Italie, en Allemagne, à Dubaï, notamment. «Nous avons aussi envoyé des conteneurs en Inde et en Chine, mais le prix du fret est devenu tel qu’il ne serait pas rentable de continuer», relate Marc Folli. 

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