La voix des Suisses de l’étranger est essentielle

Le couple suisse Frei s’est installé en Ethiopie.
Le couple suisse Frei s’est installé en Ethiopie.
Flavia Giovannelli
Publié le vendredi 03 février 2023
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#Cinquième suisse Près de 11% de la population suisse vit à l’étranger. Ces ressortissants gardent un lien étroit qui a son importance politique et démocratique.

On compte près de 788 000 Suisses de l’étranger. Qui sont ces compatriotes pas comme les autres, partis pour des raisons variées, mais toujours attachés à leur pays d’origine?

Pour eux, l’exotisme n’entre pas forcément en compte, puisque près de deux tiers vivent sur le continent européen. Sans surprise, c’est en France que se trouve la plus grande communauté d’expatriés helvétiques (26,1%), suivie de l’Allemagne. Le Royaume-Uni, l’Italie, l’Espagne, le Portugal ont des communautés assez fournies. En dehors de l’Europe, la plupart des Suisses vivent en Amérique (23%), principalement aux Etats-Unis et au Canada, qui enregistrent tous deux une augmentation; 6,8% se trouvent en Asie, 4,2% en Océanie et 2,4% en Afrique, seul continent en légère diminution.

Pourvu qu’ils soient inscrits auprès de leur ambassade et dans un registre électoral, tous les Suisses de l’étranger conservent pleinement leur droit de vote, même s’ils ont quitté le pays depuis des années. Seuls deux cent mille d’entre eux sont cependant inscrits pour exercer leurs droits politiques.

Tel n’est pas le cas dans d’autres pays démocratiques, même voisins, comme l’Allemagne, qui restreint cette possibilité lorsqu’on a quitté le pays depuis plus de vingt-cinq ans. En Suisse, au contraire, certains suggèrent même qu’il y ait une forme de circonscription qui grouperait tous les Suisses de l’étranger. Même si le projet a peu de chance d’aboutir, il tient compte du fait qu’une grande majorité d’entre eux se sent encore très concernée par les décisions prises en Suisse. D’ailleurs, au cours des vingt-cinq dernières années, le nombre de Suisses de l’étranger qui se sont inscrits a plus que triplé.

La raison est liée au fait que la migration est toujours de plus courte durée, de trois à cinq ans en moyenne, avant un retour au pays. Seuls les Suisses de la deuxième et de la troisième génération vivant à l’étranger se mobilisent moins. Enfin, de plus en plus de politiciens comprennent l’intérêt démocratique à pouvoir compter sur près de deux cent mille voix potentielles. Les résultats serrés de certaines récentes votations n’ont fait que renforcer ce sentiment.


Des enjeux politiques plus importants que jamais

Ariane Rustichelli est la directrice de l’Organisation des Suisses de l’étranger, SwissCommunity. Elle fait le tour des enjeux globaux actuels qui les concernent et sur cette année d’élections fédérales qui commence.

Comment êtes-vous arrivée à la tête de SwissCommunity?

C’est en partie le hasard qui m’y a menée, puisque j’étais initialement historienne de l’art, une formation très différente de ce domaine. J’avais cependant étudié le journalisme et me suis formée et lancée ensuite dans la communication. C’est à ce titre que j’ai été engagée il y a près de quinze ans au sein de l’Organisation des Suisses de l’étranger (OSE), baptisée aussi SwissCommunity , avant d’en devenir directrice adjointe. J’en suis devenue directrice en 2014, en partageant tout d’abord cette fonction avec une consœur, avant de rester seule à ce poste depuis 2019.

En année électorale, est-ce le bon moment pour faire avancer certains dossiers chers aux Suisses de l’étranger?

Très clairement! Il est certain que les principaux partis et les candidats se rendent compte plus que d’habitude combien il est important de tenir compte de cette communauté, qui participe pleinement au processus démocratique. De notre côté, nous en profitons pour mieux faire passer nos préoccupations sur les sujets qui nous tiennent à cœur. Notre groupe de défense d’intérêt au parlement Suisses de l’étranger compte plus de quatre-vingts membres, issus de tous les partis politiques et tant du Conseil national que du Conseil des Etats. J’ajoute que cinq des six principaux partis politiques suisses ont désormais une section internationale. Cela montre leur intérêt pour les membres de ce que l’on appelle parfois la «Cinquième Suisse».

Quels sont quelques-uns des points clé des dossiers à défendre en 2023?

Notre Conseil a adopté un manifeste comportant sept points principaux, qui a été transmis aux principaux partis et représentants politiques et qui sera discuté directement avec eux lors d’une séance le 16 mars 2023 au parlement. La version finale du document sera adoptée par notre organe suprême, le Conseil des Suisses de l’étranger, lors de sa séance de printemps, le 17 mars. Cette fois encore, la question du vote électronique est au cœur des attentes. Les premiers tests ont été effectués en 2003 déjà, mais le processus a été plusieurs fois enlisé à cause des gros investissements qu’il demande. Or, comme La Poste Suisse a investi dans une nouvelle technologie très innovante et qu’il y a une vraie volonté d’avancer, les cantons devraient reprendre leurs essais cette année, si tout va bien. Même s’il n’est pas certain que le processus aboutisse pour les élections fédérales, je pense que nous sommes à un tournant important à cet égard. Sinon, le thème de la neutralité, surtout dans le contexte de guerre en Ukraine, mobilise beaucoup, à la suite de la résolution lancée par un ressortissant suisse vivant en Hongrie, qui exige une neutralité crédible du Conseil fédéral. Nous avons finalement décidé de suivre la position des défenseurs du contre-projet, qui demande une politique étrangère cohérente. Les autres thèmes du manifeste sont plus classiques: ils touchent à la libre circulation des personnes ou aux assurances sociales, entre autres exemples.

La période de la pandémie a-t-elle changé beaucoup de choses pour cette communauté?

La fermeture des frontières en 2020 a présenté une situation inédite et nous avons fait de notre mieux pour informer les gens en lien avec les retours, en étroite coordination avec le Département fédéral des affaires étrangères. L’année suivante, c’est la question de l’accès aux vaccins qui a été centrale, selon où se trouvaient les ressortissants suisses. Il faut savoir qu’en matière d’expatriation, c’est le principe de territorialité qui s’applique. Or, certains pays ne disposaient pas de suffisamment de doses ou ne proposaient que des vaccins qui n’étaient pas les choix de la Confédération. Tous ces éléments ont contribué à renforcer l’angoisse et le stress.

Y a-t-il une évolution des motivations poussant les Suisses à partir à l’étranger?

Désormais, on ne part plus aussi souvent «pour la vie». Les Suisses émigrent pour les études ou le travail et restent très attachés à leur pays d’origine. Je constate toutefois une nouvelle catégorie de population qui part au moment du départ à la retraite, à cause du coût de la vie ou pour vivre au chaud. L’Espagne, le Portugal et la Thaïlande ont ainsi la cote à cet égard. Mais cela renforce la nécessité de défendre des dossiers relatifs aux assurances sociales. Nous nous mobilisons donc pour mieux informer à ce sujet, par exemple en proposant un webinaire, le 9 février prochain, Aging Abroad et AVS. Il s’adresse aux personnes de nationalité suisse qui vivent déjà à l’étranger ou qui envisagent de partir en vue de leur retraite. Des spécialistes donneront un aperçu de ce sujet complexe et répondront aux questions liées à l’AVS.

Faut-il le voir comme des obstacles à la mobilité?

Oui, cela fait partie des points cités dans le manifeste. Nous savons que les possibilités de cotiser à l’AVS de manière facultative devraient être renforcées, mais le dossier est complexe.

Vous vivez à Berne. Est-ce pour mieux défendre les intérêts des Suisses de l’étranger?

Tout au long de l’année, j’entretiens un dialogue avec les parlementaires de tous bords. En tant qu’organisation non gouvernementale, indépendante, politiquement et confessionnellement neutre, SwissCommunity représente un poids non négligeable. Il est donc capital de faire du lobbying et de relayer l’information dans les deux sens. 


Les tribulations d’une famille suisse en Ethiopie

Noël Frei, pourriez-vous nous expliquer ce qui vous a amenés en Ethiopie, votre femme et vous-même?

Ma femme, qui a un parcours professionnel très différent du mien, s’est spécialisée dans le domaine des droits de l’homme, avec un accent sur le genre et la migration. Depuis 2019, elle travaille pour l’ONU à Addis-Abeba. Nous avions choisi cette destination, car nous étions attirés par sa diversité culturelle et le fait qu’elle compte neuf sites classés par l’UNESCO. Pour ma part, j’ai un solide parcours dans le domaine de l’éducation, mais je suis en réflexion quant au domaine dans lequel je vais évoluer à l’avenir.

Depuis combien de temps vous impliquez-vous au sein de SwissCommunity?

Mon intérêt et mon engagement remontent à l’époque où je travaillais au Japon en tant que professeur, entre 2014 et 2017. Parallèlement à cette activité, j’ai été amené à participer au comité de l’association suisse. Cette tâche m’a permis de rencontrer des compatriotes passionnants avec lesquels nous avons planifié différentes activités. Avant de m’installer en Éthiopie, je pensais que les points communs et les intérêts des Suisses seraient encore plus forts ici. Pourtant ce n’est pas forcément le cas.

Pensez-vous que le lien entre les Suisses de l’étranger reste important et avez-vous des pistes d’amélioration?

C’est d’autant plus important que de nombreux Suisses partis à l’étranger s’avèrent très mobiles. Un solide réseau peut donc leur permettre de mieux s’orienter dans chaque nouveau lieu de vie, de trouver des solutions concernant les formalités bancaires ou de prévoyance sociale. Ce lien permet également d’échanger sur les élections à venir et d’entretenir les coutumes suisses. Je suis plus que jamais convaincu de la nécessité d’un échange actif à l’étranger, mais je vois aussi la nécessité d’imaginer d’autres formes qu’un «club suisse». L’ambassade ou le consulat, via son service culturel, pourraient fournir un précieux travail de soutien dans ce domaine.

Avez-vous des attentes particulières en vue de cette année d’élections fédérales?

Bien sûr, je souhaiterais que le thème de la protection du climat soit pris en compte par les élus et qu’il soit abordé avec des solutions appropriées. J’espère aussi que les futurs élus sauront s’intéresser à notre communauté.

Décrivez votre vie à Addis Abeba.

Si le travail ressemble à ce qui se fait en Europe, il faut néanmoins tenir compte de certaines particularités. Le fait de se rendre dans un quartier résidentiel sécurisé, par exemple, n’empêche pas des coupures de courant, l’absence d’eau dans les toilettes et la disponibilité des employés pour toutes les activités. A côté de cela, notre quotidien est très exotique, avec des épisodes de pluie parfois si forts que l’on ne s’entend plus parler soi-même. Le réveil se fait vers trois ou quatre heures du matin par le chant d’une église orthodoxe. Surmonter les défis administratifs ou le simple fait de trouver toutes les courses pour le ménage s’avère assez compliqué. Heureusement, nous avons des employés qui nous soutiennent pour cela.

La pandémie a-t-elle suscité un besoin de resserrer les liens entre les Suisses de l’étranger?

Le sentiment d’appartenance a certainement été renforcé par la pandémie, en tout cas selon la situation et le pays même si, dans notre cas, il est apparu assez rapidement que nous devions quitter le pays. En fait, c’est plutôt le retour de la guerre civile au Tigré, dans le nord de l’Éthiopie, qui a contribué à ce que nous ayons des échanges plus réguliers avec la communauté suisse.

Les principes de fédéralisme et de démocratie, typiques de la Suisse, sont-ils importants vu de l’extérieur?

J’ai appris à les apprécier, en particulier ici, en Éthiopie! Ces deux valeurs sont fortement imbriquées en Suisse et elles facilitent la cohabitation. Dans un pays aussi diversifié, elles sont considérées comme un enrichissement. En Éthiopie, le fédéralisme est une séparation entre les groupes ethniques, au risque d’entraîner des tensions.

Qu’attendez-vous des congrès de l’Organisation des Suisses de l’étranger, comme celui qui a eu lieu à Lugano en août 2022, et irez-vous au prochain rendez-vous qui se tiendra à Saint-Gall en été 2023?

Je me suis rendu à Lugano principalement pour entretenir mon réseau et développer de nouvelles idées. Les panélistes étaient très intéressants et le sujet de la démocratie très actuel. J’ai prévu de participer l’été prochain à celui de Saint-Gall, car je considère que c’est un privilège et une chance de pouvoir représenter les électeurs de la région sur place. J’espère pouvoir contribuer à renforcer la participation électorale et les projets concrets.


Complexité accrue des relations avec Bruxelles

Sachant que près des deux tiers des Helvètes à l’étranger sont établis sur le continent européen, les relations avec l’Union européenne ont des conséquences très tangibles pour eux.

Lors du dernier Congrès des Suisses de l’étranger, qui s’est tenu à Lugano en août dernier, l’audience a suivi avec beaucoup d’intérêt la table ronde avec des membres du parlement sur le rôle des Suisses de l’étranger dans le système démocratique suisse.

C’est un fin connaisseur des dossiers européens, Alexis Lautenberg, ancien ambassadeur et diplomate suisse, qui l’a animée. «J’ai cru percevoir que l’échec de l’accord institutionnel inquiète cette communauté, notamment sur le plan de l’impact sur la libre circulation», explique-t-il. «L’acquis sectoriel suisse subissait déjà une érosion progressive, corroborée par l’impatience croissante de Bruxelles face aux tergiversations du côté suisse.

A titre personnel, alors que je peux comprendre les raisons qui ont poussé le Conseil fédéral à prendre cette décision, je déplore l’absence de modalités de transition convenues avec Bruxelles, ce qui ne facilite pas la recherche d’une issue et nous rend plus vulnérables», commente-t-il.

Deux partenaires qui changent

Alexis Lautenberg rappelle notamment que l’accord cadre était pourvu d’une déclaration commune sur la modernisation de l’accord de libre-échange avec Bruxelles. Or, cette thématique est tombée à l’eau depuis lors et personne n’en parle plus. Il ajoute que le dispositif contractuel bilatéral, particulièrement en matière commerciale, mis en place dans des circonstances très différentes, atteint ses limites à la lumière de la mutation actuelle du cadre européen et global. Il estime également que le Brexit a accentué les problèmes et que les relations commerciales en pâtissent.

Pour ces diverses raisons, Alexis Lautenberg plaide pour que les sondages en vue d’une reprise de négociations bilatérales puissent tenir compte du volet commercial, d’autant plus que les aides d’Etat et la reconnaissance mutuelle dans le domaine industriel sont à l’agenda. Cela permettrait d’étendre la couverture de l’instrument en y incluant la propriété intellectuelle, le commerce numérique, la protection des données, la facilitation des échanges ainsi que, sous une forme à définir, les services.

Alors qu’à Lugano, l’ancien diplomate a pu ressentir un sentiment de frustration chez les panélistes par rapport à la lenteur des sondages, il n’y eut que peu de propositions quant à des démarches de remplacement. Face à l’impact potentiel des prochaines élections fédérales sur la suite des pourparlers, Alexis Lautenberg ne semble pas trop s’inquiéter.

En tout état de cause, cette échéance ne devrait pas devenir une justification ultérieure pour retarder le processus. La majorité des partis ne semble guère motivée à s’exposer proactivement avec tous les risques que l’on connaît. En conclusion, la Suisse devra se forcer à dépasser la perception qui est la sienne à Bruxelles d’un partenaire fractionné et montrer qu’elle est à même de comprendre et d’assumer que son environnement est en passe de changer fondamentalement.

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