Le petit pays qui vit serein dans l’Espace économique européen
Pierre Cormon
Publié vendredi 18 mars 2022
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#Liechtenstein La principauté est membre de l’Espace économique européen tout en maintenant son union douanière et monétaire avec la Suisse.
Une semaine après que la Suisse a refusé d’intégrer l’Espace économique européen (EEE, lire ci-dessous), en décembre 1992, les citoyens liechtensteinois décidaient en votation populaire d’y entrer. Un petit oui, à 56%, qui reflétait les divisions de la principauté. Pourtant, vingt-cinq ans plus tard, 76% de ses citoyens déclaraient avoir une image positive de l’EEE, dans un sondage organisé par l’institut de recherches Liechtenstein-Institut. Les doutes initiaux de nos voisins semblent s’être largement évaporés à l’épreuve de la réalité.
«Aucun des cinq partis politiques ne remet en question l’appartenance à l’EEE», confirme Michael Winkler, secrétaire général de la Vaterlandische Union (VU), l’un des deux partis gouvernementaux. Les milieux économiques la soutiennent également largement.
Un contraste net avec l’humeur qui prévalait en 1992. «L’économie était divisée», raconte Brigitte Haas, directrice de la Chambre de commerce et d’industrie du Liechtenstein. L’industrie, très développée dans la principauté, poussait en faveur de l’adhésion, synonyme d’accès facilité au marché européen. Le prince et les trois partis politiques qui existaient alors recommandaient également le oui.
Nombreuses oppositions
Les opposants étaient cependant nombreux. Les artisans redoutaient la concurrence à bas prix des Autrichiens. Le secteur financier ne voulait pas des règles européennes. Les syndicats craignaient la sous-enchère salariale. Beaucoup de citoyens appréhendaient une hausse de l’immigration, dans un petit pays où le terrain est rare et cher, ce qui peut poser des problèmes aux habitants en quête d’un logement. Enfin, comme la Suisse avait voté non, certains craignaient qu’une adhésion du Liechtenstein mette à mal les bonnes relations avec la Confédération, avec laquelle la principauté vit sous un régime d’union douanière et monétaire.
Les craintes se sont pourtant peu à peu dissipées. Le succès économique a été spectaculaire. L’immigration a été contenue, grâce à une clause permettant de limiter le nombre de permis d’établissement délivrés à des citoyens de pays membres de l’EEE à septante-deux par an (hors regroupement familial). «Ce n’était pas encore très clair au moment du vote», remarque Patrik Schädler, rédacteur en chef du Liechtensteiner Vaterland, l’un des deux quotidiens du pays.
Adaptations
Le secteur financier s’est adapté. EEE ou pas, il n’aurait de toutes façons pas échappé à une profonde réforme, avec l’évolution des standards internationaux. Quant aux PME, elles ont vu la concurrence augmenter, mais «comme l’économie a aussi crû, elles n’ont pas été pénalisées», remarque Brigitte Haas. Enfin, les bonnes relations avec la Suisse ont été maintenues, au prix de quelques aménagements.
Les relations avec l’UE ne sont donc plus remises en question. «Nous pouvons consacrer notre énergie à autre chose qu’à négocier avec l’Union européenne», se félicite Michael Winkler.
Tout n’est pas parfait pour autant. Les Liechtensteinois se plaignent du surcroît de bureaucratie engendré par l’EEE. «Les règles sont conçues pour de grands pays, qui ont les moyens de les appliquer», remarque Patrik Schädler. «Elles sont parfois disproportionnées pour nous.»
Tracasseries
Certaines règles sont également vues comme tracassières. «De nombreux apprentis liechtensteinois sont actifs dans des secteurs où la durée hebdomadaire du travail est fixée à quarante-deux heures», illustre Brigitte Haas. «Une règle européenne prévoit cependant que les jeunes de moins de vingt ans en formation ne peuvent pas travailler plus de quarante heures par semaine. C’est une complication inutile pour les employeurs.»
Si les milieux économiques se félicitent de l’apport des frontaliers autrichiens, certains citoyens se plaignent que ces derniers «gagnent de bons salaires ici et vivent dans un pays meilleur marché». Ils déplorent également l’immigration – la limitation de permis de résidence n’empêche pas la population de croître.
Travailleurs détachés
Enfin, alors que les entreprises de la principauté pouvaient auparavant envoyer des travailleurs détachés sans formalités en Suisse, ils sont maintenant soumis presqu’au même régime que ceux des autres pays de l’EEE: devoir d’annonce, durée maximale de nonante jours par année, etc. «Cela nous semble très bureaucratique, alors que nous sommes si liés à la Suisse», regrette Brigitte Haas.
Rien de cela n’a cependant engendré un mouvement anti-EEE. «Nous sommes critiques, mais nous voyons les deux plateaux de la balance», résume Michael Winkler. «Nous sommes conscients des inconvénients, mais nous savons aussi qu’à long terme, ils pèsent moins lourd que les avantages qu’un petit pays exportateur trouve à être intégré dans un aussi grand ensemble.»
L’EEE, qu’est-ce?
L’Espace économique européen est un accord qui permet l’extension du marché unique de l’Union européenne aux pays de l’Association économique de libre-échange (AELE). Il exclut cependant la politique agricole et la pêche et ne constitue pas une union douanière, comme il en existe une entre les pays de l’UE ou entre la Suisse et le Liechtenstein.
Trois des quatre pays de l’AELE en font partie: le Liechtenstein, l’Islande et la Norvège. La Suisse, tout en étant membre de l’AELE, a refusé d’y prendre part lors d’une votation populaire en 1992. C’est l’autorité de surveillance de l’AELE qui s’assure que le traité et les obligations qui en découlent sont bien appliqués dans les trois pays, comme la commission européenne le fait dans les pays membres de l’UE. Des exceptions peuvent cependant être accordées. Le Liechtenstein a par exemple été considéré comme trop petit pour effectuer certaines statistiques.
Les éventuels litiges sont tranchés par la Cour de justice de l’AELE. Tant l’autorité de surveillance que la cour de justice de l’AELE coopèrent étroitement avec leurs homologues de l’UE, pour assurer une homogénéité de vision.
Suisse-UE
«Beaucoup de problèmes sont avant tout psychologiques»
L’accord cadre (ou accord institutionnel) entre la Suisse et l’Union européenne (UE) a échoué sur plusieurs écueils. Or, le Liechtenstein a été confronté aux mêmes questions que la Suisse dans le cadre de son appartenance à l’Espace économique européen (EEE). Comment les perçoit-elles? Les réponses de Georges Baur, chercheur au Liechtenstein-Institut. Bâlois ayant acquis la citoyenneté liechtensteinoise, il étudie les relations de la principauté avec la Confédération et avec l’UE.
L’accord cadre entre la Suisse et l’Union européenne prévoyait un mécanisme d’arbitrage qui a été très critiqué en Suisse. Il stipulait en effet que le tribunal arbitral pouvait demander l’interprétation de la Cour de justice européenne sur un point de droit de l’UE, si cela était nécessaire pour résoudre le litige. Certains l’ont interprété comme une mise sous tutelle de juges étrangers. Comment les litiges sont-ils résolus dans l’EEE?
De manière très similaire. En cas de litige, les Etats de l’AELE (Association européenne de libre-échange - ndlr) membres de l’EEE peuvent demander un avis à la Cour de justice de l’UE s’ils ont un doute sur l’interprétation du droit de la part de celle-ci. On s’en est d’ailleurs inspiré dans l’accord cadre. Cela reste pourtant très théorique.
Pourquoi?
Parce que les litiges sont d’abord traités par les juridictions nationales. C’est le cas, par exemple, si une entreprise étrangère s’estime discriminée. De plus, l’AELE exerce une fonction de surveillance dans ses pays membres, comme la commission européenne dans les pays membres de l’UE. Elle s’assure que les directives soient bien mises en œuvre et, si ce n’est pas le cas, demande des explications aux pays membres. L’AELE et l’UE collaborent étroitement pour que cette surveillance soit exercée de manière homogène. Avec ces deux dispositifs, depuis la création de l’EEE, il n’a jamais été nécessaire de recourir à un règlement de différends. Les Etats de l’AELE n’ont donc jamais eu besoin de demander l’interprétation de la Cour de justice européenne.
Pas une seule fois?
Pas une seule fois en plus de vingt-sept ans, pour aucun des trois pays de l’AELE membres de l’EEE (Liechtenstein, Norvège, Islande). On a toujours évité d’en arriver là. L’UE a par exemple édicté une directive qui imposait des obligations assez lourdes aux compagnies de ferries. La Norvège en possède énormément, qui peuvent transporter un très petit nombre de passagers, entre deux rives d’un fjord. Elle a jugé que ces obligations étaient disproportionnées pour les petites compagnies. Elle a pu faire valoir son point de vue et on lui a accordé une exception.
Les Suisses se sont aussi beaucoup inquiétés de savoir dans quelle mesure la directive sur la citoyenneté, qui donne des droits aux citoyens européens dans d’autres pays membres, s’appliquerait chez eux.
Nous avons eu ce débat dans le cadre de l’EEE, quand cette directive a été promulguée, en 2004. L’UE est particulièrement attachée à la libre circulation des personnes, et assez rigide à ce sujet. Elle voulait que la directive soit reprise telle quelle. Nous lui avons fait remarquer que les citoyens norvégiens, islandais et liechtensteinois ne possèdent pas la citoyenneté européenne et que si nous reprenions la directive telle quelle, cela reviendrait à la leur accorder.
L’UE a-t-elle accepté l’argument?
Oui. Nous avons donc reconnu que la directive constituait un développement de la libre- circulation, et nous avons obtenu des exceptions. Les mesures essentiellement liées à la citoyenneté ne s’appliquent pas dans nos trois pays. Il existe des zones grises, mais dans la pratique, cette directive n’a rien changé et ne donne lieu à des discussions dans aucun des trois pays.
Un seul cas a fait parler de lui. Un Norvégien membre des Hell’s Angels voulait s’installer en Islande, au titre de la libre-circulation. Le gouvernement de ce pays l’a refusé, pour des motifs de sécurité. La Cour de justice de l’AELE a confirmé que la directive sur la citoyenneté n’empêchait pas l’Islande de le faire, en se fondant sur la jurisprudence européenne.
Le troisième point qui a inquiété la Suisse est celle de l’interdiction des aides d’Etat, qui aurait pu aboutir à l’abolition des garanties que les cantons apportent à leurs banques cantonales ou des privilèges concédés à certains services industriels.
La question s’est posée ici, à propos de la Liechtensteinische Landesbank. Elle bénéficiait de la garantie de l’Etat, comme les banques cantonales suisses. Du point de vue de l’UE, il s’agit d’une aide d’Etat qui aboutit à une distorsion de la concurrence, car les banques privées n’en bénéficient pas. Le Liechtenstein a donc supprimé sa garantie, au terme d’une longue période transitoire, comme cela a été fait en Allemagne et en Autriche avec les banques régionales.
Cela n’a pas suscité de protestations?
Non. Dans les faits, pas grand-chose n’a changé. La banque est maintenant organisée en société anonyme, cotée en bourse, avec la principauté comme actionnaire majoritaire. Elle a gardé les mêmes activités, les mêmes clients. Cela ne donne pas lieu à débat.
Lors des négociations sur l’accord cadre avec la Suisse, l’UE a demandé que le délai d’annonce des entreprises européennes venant travailler en Suisse soit raccourci. Cela a suscité la crainte que la protection des travailleurs soit affaiblie. Quelle est l’expérience du Liechtenstein dans ce domaine?
Le Liechtenstein ne possède pas d’un ensemble de mesures d’accompagnement à la libre- circulation comme celui qui existe en Suisse. Le gouvernement s’est cependant donné la possibilité de décréter les conventions collectives de travail obligatoires et d’en imposer dans des secteurs qui n’en connaissent pas, au cas où le dumping salarial poserait problème. Dans les faits, il ne l’a jamais utilisée, car on n’a pas constaté de pression sur le niveau des salaires.
Bref, aucun des points qui ont fait échouer l’accord cadre en Suisse ne pose de problème au Liechtenstein.
Non. Je suis d’ailleurs étonné que les Suisses s’intéressent si peu à l’expérience liechtensteinoise. Elle montre que beaucoup des problèmes qu’ils perçoivent sont avant tout psychologiques. Ce qui est vu comme des obstacles par la Suisse n’a eu pratiquement aucun effet concret au Liechtenstein.
Et la souveraineté?
Quand on lui demande si les Liechtensteinois partagent la méfiance d’un certain nombre de Suisses envers ce que l’UDC appelle les «juges étrangers», Patrik Schädler sourit. «Pas du tout. Comme la population est très peu nombreuse, il n’existe pas assez de Liechtensteinois qualifiés pour occuper tous les postes du pouvoir judiciaire. On a donc toujours eu besoin d’engager des étrangers. Le procureur général de la principauté et son adjoint sont par exemple autrichiens.» On insiste: les Liechtensteinois ne sont-ils pas gênés que des étrangers occupent ce type de poste? «Au contraire, ils sont vus comme plus impartiaux», répond Patrik Schädler.
L’anecdote illustre une particularité de la principauté. A la défense ombrageuse d’une souveraineté de façade, les Liechtensteinois préfèrent le pragmatisme. «Nous sommes si petits que nous avons l’habitude que des décisions prises à l’extérieur aient des répercussions sur nous», note Michael Winkler. «Cela ne nous pose pas de problème.»
Créé de l'extérieur
Cette mentalité s’explique en partie par l’histoire. Le Liechtenstein a été créé de l’extérieur, il y a un peu plus de deux cents ans. La famille Liechtenstein, sans lien avec la région, a acheté deux micro-états et les a réunis. Ce qui vient de l’extérieur ne suscite donc pas la même méfiance atavique que chez une partie des Suisses. «Nous n’avons pas de figure historique comparable à Guillaume Tell», relève Patrik Schädler.
De plus, les Liechtensteinois ont une conscience aiguë de leur petite taille. Elle leur offre des avantages, comme une proximité étroite entre les autorités et la société, des circuits de décision très courts, une grande adaptabilité. Elle les pousse aussi à s’entendre avec leurs voisins, quitte à y laisser une part de souveraineté. «Nous n’avons jamais été isolés», remarque Brigitte Haas.
Un certain nombre de lois suisses s’appliquent au Liechtenstein, sans que celui-ci ne puisse prendre part à leur élaboration. Lorsque le Conseil fédéral a décidé de fermer largement ses frontières, au printemps 2020, la mesure s’est aussi appliquée à celle entre le Liechtenstein et l’Autriche. Quand des quarantaines ont été décrétées pour les voyageurs provenant de pays dans lesquels le variant omicron avait été détecté, à la fin de l’année dernière, elle était aussi valable pour les voyageurs se rendant au Liechtenstein.
Délégation
Les Liechtensteinois ne s’en formalisent pas. Ils trouvent même avantageux de déléguer un certain nombre de responsabilités à la Suisse. «Au vu de notre interdépendance économique et sociale, il est logique que nous ayons pratiquement les mêmes bases juridiques», explique Michael Winkler. «Elaborer nos propres lois dans tous les domaines nécessiterait trop de ressources pour un pays si petit que le nôtre. Nous préférons plutôt chercher le meilleur équilibre entre la souveraineté et les autres valeurs, comme la prospérité».
La gestion de la crise sanitaire illustre ce pragmatisme. La loi suisse sur les épidémies s’applique au Liechtenstein, mais c’est la principauté qui décide comment elle sera mise en œuvre. «Il n’est pas obligé de calquer ses décisions sur celles du Conseil fédéral, mais notre hôpital n’a pas d’unité de soins intensifs», explique Patrik Schädler. «On envoie les personnes qui en ont besoin en Suisse. Si nous n’avions pas adopté des mesures aussi sévères qu’elle, la Suisse aurait pu rechigner à les accueillir.»
Victime collatérale
Le renoncement de la Suisse à signer l’accord cadre pourrait avoir des conséquences pour le Liechtenstein. C’est par exemple le cas dans le domaine boursier (des entreprises liechtensteinoises sont cotées à Zurich) ou dans celui de l’électricité. L’absence d’accord accroît sensiblement les risques que le réseau électrique suisse soit déstabilisé et connaisse un black-out. Or, celui de la principauté y est étroitement intégré.
Pris en étau sans avoir leur mot à dire, les Liechtensteinois restent cependant fidèles à leur ligne conciliante. Les critiques envers le voisin helvétique sont rares et mesurées, du moins en public. «Nous sommes toujours conscients qu’un petit pays comme le nôtre doit entretenir de bonnes relations avec l’extérieur et préserver le dialogue», explique Patrik Schädler. Cette modestie se retrouve dans d’autres aspects de la vie quotidienne. Les responsables sont aisément accessibles, le tutoiement facile et il est quasiment impossible d’arriver à pied à un passage piéton sans que les véhicules ne cèdent le passage, même sur la plus grande artère du pays. La grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf n’était certainement pas liechtensteinoise.
Une monarchie avec démocratie directe
Le Liechtenstein cumule deux régimes que l’on pourrait penser antinomiques: la monarchie et la démocratie directe. Ce dualisme remonte à la constitution de 1921. «Son initiateur, Wilhelm Beck, a arraché au prince de nombreux droits démocratiques, mais il a également vu le côté positif de la monarchie ou du dualisme monarchie-démocratie», explique Michael Winkler.
Le peuple peut abolir la monarchie par voie d’initiative, sans que le prince ne dispose d’instruments légaux pour s’y opposer. Le prince a en revanche le droit de veto sur les lois et les autres initiatives. Il l’utilise très rarement. Un épisode célèbre s’est produit en 2011, lorsqu’une initiative populaire visant à légaliser l’avortement pendant les onze premières semaines de gestation a été soumise au suffrage populaire. Le prince a menacé d’utiliser son veto si elle était acceptée. Le résultat serré – 52,3% de non – n’exclut pas que l’intervention princière ait joué un rôle dans le résultat.
Heurtés, des citoyens ont lancé dans la foulée une initiative demandant d’abolir le veto princier sur les initiatives populaires. Elle a été refusée par 76% des votants en 2012.
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