Les pratiques contestées des sociétés de recouvrement
Pierre Cormon
Publié lundi 08 avril 2024
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#Créances Les sociétés de recouvrement exigent des débiteurs des dommages et intérêts ainsi que des frais, que des juristes estiment contraires au droit. Le sujet a été évoqué plusieurs fois au parlement.
Alors que des juristes et des parlementaires de différents bords jugent les pratiques des sociétés de recouvrement contestables, voire illégales, leurs reproches sont vigoureusement contestés par l’association faîtière Recouvrement Suisse.
Les sociétés de recouvrement interviennent lorsqu’une facture reste impayée après un ou deux rappels, sur demande d’un créancier: entreprise de transport public, intermédiaire de paiement pour le commerce en ligne, opérateur télécom, etc. Les débiteurs sont généralement des particuliers et les sommes en jeu le plus souvent relativement basses, de quelques dizaines ou quelques centaines de francs.
«Nos membres nous consultent entre cent trente et cent quarante-cinq fois par année à ce sujet, depuis des années», relève Malika Pessard juriste à la Fédération romande des consommateurs. «C’est l’un des thèmes qui nous occupent le plus.»
Les critiques ne visent pas le principe du recouvrement lui-même. «Les agents d’affaires le pratiquent également dans le canton de Vaud, et cela se passe très bien», relève Grégoire Geissbühler, avocat genevois qui s’intéresse aux sociétés de recouvrement depuis une douzaine d’années. Le malaise vient plutôt de la manière dont les sociétés de recouvrement le pratiquent.
Plusieurs points suscitent le débat.
Des dommages indus? Les débiteurs en retard sont tenus de s’acquitter d’un intérêt moratoire. Les sociétés de recouvrement lui ajoutent des dommages qu’elles affirment dus au créancier, au titre des articles 103 et 106 du Code des obligations. Le montant de ces dommages est publié sur le site de Recouvrement Suisse, l’association faîtière du secteur: 80 francs au maximum pour une créance de dix francs, 260 francs au maximum pour une créance de mille francs, mille cent francs au maximum pour une créance de dix mille francs, etc. «C’est totalement illégal», s’insurge Grégoire Geissbühler. «Pour pouvoir réclamer des dommages et intérêts au titre du Code des obligations, il faut qu’on ait subi une diminution involontaire de son patrimoine. Or, une créance ne diminue pas le patrimoine d’un créancier, elle en fait partie!» «De plus, le dommage doit être établi et démontré dans chaque cas», ajoute Malika Pessard. «Les sociétés de recouvrement font le contraire: elles présument l’existence du dommage et exigent sa réparation de manière automatique, en appliquant une tabelle.» Une critique que réfute Recouvrement Suisse, comme les deux autres (lire ci-dessous).
Des frais indus? En plus des dommages, les sociétés de recouvrement facturent au débiteur des frais, détaillés sur le site de Recouvrement Suisse, pour financer leur propre intervention. On y trouve les dépenses nécessaires au recouvrement de la dette, les services de la société de recouvrement, les frais de poursuites, d’information sur la solvabilité du débiteur, etc. «C’est également illégal», juge Grégoire Geissbühler. «Les sociétés de recouvrement n’ont aucun contrat avec le débiteur, elles n’ont donc pas le droit d’exiger quoi que ce soit de sa part. Elles travaillent pour le créancier; c’est à lui de les rémunérer.»
Des méthodes trop insistantes? «Le code de conduite de Recouvrement Suisse prévoit que les sociétés de recouvrement doivent traiter le débiteur avec dignité et respect», remarque Malika Pessard. «Or, dans les cas qui nous reviennent, elles exercent une vraie pression psychologique. Les courriers à teneur menaçante s’enchaînent, avec une apparence d’officialité, par des titres tels que «mise en poursuite». Le dialogue est pratiquement impossible. Il y a un vrai effet de rouleau compresseur. Des débiteurs finissent par régler la dette, même lorsqu’ils contestent son bien-fondé.» Ces méthodes ont été évoquées plusieurs fois au parlement par des représentants de tous les grands partis (à l’exception de l’UDC). Le Conseil fédéral a même rédigé un rapport substantiel à ce sujet, en 2017. Il répondait au postulat de Raphaël Comte (PLR/NE), qui demandait que l’on encadre les pratiques de ces sociétés. «Il semble incontestable que les moyens employés pour procéder aux recouvrements ne correspondent pas toujours à ce que l’on peut attendre d’une procédure d’encaissement convenable», reconnaissait le Conseil fédéral. Il relevait cependant que la législation permet déjà aux débiteurs de défendre leurs droits devant les tribunaux. Un argument balayé par Grégoire Geissbühler. «On ne va pas au tribunal pour contester les quarante francs de frais exigés par une société de recouvrement, sans compter que la justice est surchargée et n’aimerait pas être submergée de cas de ce type.»
Volet pénal
De fait, la jurisprudence est rare et concerne plutôt des affaires pénales. Le directeur d’une société de recouvrement a ainsi été condamné pour contrainte, à cause de «formulations intimidatrices», de «menaces» et de «manœuvres astucieuses.» Il avait menacé le débiteur de mise sous tutelle. Un autre directeur a été condamné pour actes exécutés sans droit pour un Etat étranger. Il avait tenté de recouvrir le montant d’une amende infligée par des autorités italiennes. On manque cependant de jurisprudence sur la licéité des dommages et intérêts ou des frais réclamés aux débiteurs. «On a l’impression que les sociétés de recouvrement évitent sciemment de s’engager dans des batailles judiciaires, par peur qu’elles aboutissent à une jurisprudence qui leur soit défavorable», relève Malika Pessard. «Dès qu’elles sont confrontées à un argument juridique, à une lettre d’avocat, elles abandonnent la partie», confirme Grégoire Geissbühler. Recouvrement Suisse, pour sa part, défend le principe de l’autorégulation. Elle a édicté un Code de conduite, «qui est régulièrement bafoué», affirme Malika Pessard. Elle a aussi nommé un ombudsman pour veiller à son application. «Il est important à cet égard que les entreprises ou les pouvoirs publics ne mandatent que des entreprises membres de Recouvrement Suisse pour le recouvrement de leurs créances», affirme l’association. «C'est la seule façon de garantir que les débiteurs puissent également s'adresser à l'office de médiation.» Ce dispositif n’impressionne pas Grégoire Geissbühler. «Il n’est chargé que de vérifier la bonne application du Code de conduite. Or, le code lui-même pose problème», estime-t-il. D’autres pays ont une approche beaucoup plus directive que la Suisse. C’est notamment le cas des Etats-Unis où, à la suite de nombreux abus, le Fair Debt Collection Practices Act a été adopté en 1977. «Les problèmes, depuis, ont beaucoup diminué», conclut l’avocat.
Attention au secret professionnel!
Les professions soumises légalement au secret professionnel, comme les avocats ou les métiers de la santé, devraient être particulièrement prudents avant de confier un dossier à une société de recouvrement. «Même l’existence d’une relation avec un client est couverte par le secret», avertit Grégoire Greissbühler. «Pour justifier de recourir à une société de recouvrement, il faudrait pouvoir considérer qu’elle constitue un auxiliaire, mais cela pose un certain nombre de questions juridiques, qui n’ont jamais été tranchées par un tribunal.»
Recouvrement Suisse réfute les critiques
Illégales, les méthodes des sociétés de recouvrement? Ce n’est pas l’avis de Recouvrement Suisse, l’association faîtière du secteur (qui ne groupe pas toutes les sociétés actives dans le domaine).
Dommages Les dommages réclamés en vertu des articles 103 et 106 du Code des obligations indemnisent le créancier pour les dépenses «qui dépassent les intérêts moratoires, pour rétablir la situation contractuelle (prestation contre prestation)», explique l’association. Les sociétés de recouvrement se chargent souvent de la facturation. «La base du montant des dommages moratoires a été établie par l’Université de Saint-Gall à la demande de l’Union suisse des arts et métiers», affirme-t-elle. Demander aux créanciers de justifier les frais supplémentaires les empêcherait en pratique de faire valoir leur droit, estiment les auteurs de cette étude. Raison pour laquelle ils ont calculé un coût moyen, qui s’établit à 279,21 francs.
Frais «Le rapport de l’Université de Saint-Gall arrive à la conclusion que les débiteurs sont tenus de payer les dépenses encourues par les entreprises (créanciers) en raison du retard de paiement», souligne Recouvrement Suisse. «Les sociétés de recouvrement doivent bien entendu informer le débiteur des conséquences.» A noter que l’objectif de cette étude est de chiffrer le coût moyen du recouvrement d’une créance pour une PME. Il ne s’agit pas d’un avis de droit sur la légalité des procédés employés par les sociétés de recouvrement.
Méthodes «La priorité absolue est d'agir de manière juridiquement correcte et respectueuse», affirme Recouvrement Suisse. «Les indications et les annonces qui donnent une fausse impression ainsi que les menaces qui font de même ne sont pas autorisées. C'est notamment le cas lorsque: a le débiteur se voit promettre des mesures qui ne sont pas envisagées; a en faisant miroiter au débiteur la perspective d'une plainte pénale, sans qu'il existe des indices sérieux en ce sens; a on fait miroiter au débiteur une visite à son domicile ou à son lieu de travail ou la prise de contact avec des tiers. Sont exclues les actions convenues par contrat; a le débiteur est induit en erreur sur la nature, le montant ou l'exécution de la créance.» Recouvrement Suisse, estimant le cadre légal suffisamment clair, ne juge pas nécessaire d’obtenir une jurisprudence pour trancher les désaccords entre les avocats et ses membres.
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